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Mirages

 

- I - Annonciation

Je marchais sous l'œil cyclopéen d'un soleil immobile dans un désordre de pierres, de collines décharnées jusqu'à l'os, de buissons hérissés, desséchés par le vent, se traînant assoiffés, la nuque clouée au sol par l'astre brûlant là-haut. Parfois un arbre seul, famélique et sans force, cerné par des squelettes de chardons oubliés au pied de coulées rouges de sables figés en falaise comme une dégoulinade de boue pétrifiée. Parfois aussi des roches aux allures de clown - un trait rouge, un autre noir, une tache blanche. Ou était-ce là des peintures de guerre clamant l'irréductibilité de ces falaises hiératiques, leur amour farouche de la liberté, fût-ce au prix d'un isolement terrible? Autour de moi tout était exténué, dans les griffures d'acacias, dans une alternance de sables poussière rouille et gris d'ossuaire, dans l'assourdissement d'un vent entêté à me flairer en me goûtant de mille petits coups de sa langue froide. Je m'arrêtai, posai mon sac et sortis ma gourde. En me retournant pour un tour d'horizon je vis sur la paroi ouvrant le défilé un immense aigle de pierre gravé par le soleil et les eaux rageuses des rares orages. Son profil semblait une aigle romaine, l'enseigne de ses légions invincibles, l'insigne de sa puissance. J'entendis alors distinctement "ils étaient là" tout contre mon oreille. Je me retournai vivement. Il n'y avait là que des éboulis de pierres comme les ruines d'un naufrage de falaises d'où jaillissaient leurs masses marmoréennes. Là-haut, un cercle d'oiseaux noirs, les ailes déployées, tournoyaient dans l'azur immobile.

"Ils étaient là, reprit la voix, leur empire s'étendait sur d'immenses contrées et faisait trembler jusqu'aux confins du monde." Rageur, je m'écriai "où es-tu, montre-toi!" La voix reprit: "il ne reste d'eux que des cendres et quelques souvenirs comme les cendres du temps."

"Qui parle?" criai-je encore à pleins poumons. Un souffle de vent me renvoya l'écho et c'était come si le sable, les rocs, les buissons, le soleil et le vent, tous me sommaient de me présenter. Je compris. "Je suis Makhlouf, fils de David et de Zohra!" m'écriai-je et l'écho répercuta ma voix pour que tous entendent. J'attendis. Le vent m'inspecta par à­coups d'une haleine plus chaude. Puis le silence m'enveloppa, pendant que le sable grignotait mon ombre, grain à grain.

Plus tard un grand corbeau croassa et son ombre fraîche glissa sur moi. Je murmurai alors: "Je suis venu pour comprendre les origines, pour comprendre la fin, comprendre l'écoulement du grand sablier." Je m'assis dans le silence de pierre. Mon cœur battait calmement dans ma poitrine. J'attendais. Les ombres des crevasses et des ravines se déplaçaient lentement sur la falaise faisant naître des milliers de visages et de silhouettes qui disparaissaient après quelques minutes, laissant place à d'autres visages, d'autres silhouettes, d'autres regards éphémères. Au-dessus de moi un arbre sec me couvrait de ses bras minéraux. Brusquement dans un pépiement joyeux un oiseau fusa à me toucher et disparut dans le défilé.

J'attendais.

Le temps glissait. Dans la chaleur qui allait s'adoucissant je me laissai gagner par la torpeur.

J'attendais.

Sous mes paupières closes un kaléidoscope rouge, noir et jaune, blanc aussi se contorsionnait faisant naître mille formes évanescentes. Mon souffle devint aussi fin qu'un fil de soie. Imperceptiblement, les formes commencèrent à prendre des apparences qui semblaient familières. Imperceptiblement. Et soudain je vis une étoile s'embrasant brusquement comme un enfant poussant son premier cri, je reconnus des mers fossiles battant doucement le flanc de rivages disparus où somnolaient des bêtes


 

inconnues, je vis le surgissement de la forêt dans la poussière du temps, toucans boucans aras, atèles caïmans guépards, je vis le fleuve anaconda se tordant dans la selva sur son lit de brume verte, je vis des arbres enchaînés dans leur filet de lianes, je vis l'odeur des premières fleurs sauvages s'épanouissant comme un sexe douloureusement offert, je vis les chevaux écumants des conquistadors, ruisselants sous leur armure, rouges dans la fournaise, puants comme de vieux boucs, je vis l'odeur acide des fourmilières, je vis les chants guerriers, le râle des égorgés, je vis des chutes vertigineuses blanches de rage, je vis le rire des singes sous le déluge du ciel, je vis la vase et les marées, le soupir des cétacés, le vol nuptial des hirondelles, je vis la vie, je vis la mort, l'apaisement du soir et les stridulations assourdissantes de la nuit, je vis le lait s'écoulant du silence de la lune.

Mon cœur ruait comme un fou étouffant dans sa cage. J'ouvris des yeux hagards. Mon souffle était bleu nuit, mes pensées affolées comme papillon de nuit voyant trop de lumière et je tremblais de fièvre. Par respect ou par pudeur, le soleil se retira alors et un grand manteau d'étoiles fraîches enveloppa mes épaules.

Mon souffle s'apaisa.

Je m'endormis enfin.

- II - Révélation

Je m'éveillai entre aube et aurore dans cet instant fugace qui n'est ni jour ni nuit, mais qui est leur fusion, leur enfant bleu et souple comme du cuir très fin. Je levai les yeux vers l'arbre dont les branches se balançaient calmement dans les molles vagues du vent. A hauteur de son tronc, dans la paroi rugueuse où s'accrochaient ses racines, je vis, à moitié sorti de sa gangue de sables compactés de millions d'années, un galet. Un simple galet comme j'en avais rencontré des milliers, des millions avant lui. Un galet en tous points identique aux galets d'aujourd'hui, leur frère jumeau en somme et je pensai à ces mers fossiles entrevues la veille du temps de leur splendeur et ce galet je voulus le prendre, le caresser, le respirer, le goûter mais la falaise refusa de le laisser partir. Je renonçai à le dégager en creusant son pourtour, à violenter cette montagne qui, à son rythme, était en train d'enfanter.

Je me rassis et mangeais quelques dattes en contemplant son ovale presque parfait. J'attendais.

J'attendais toujours.

Une lueur éblouissante envahit les nues. Dans l'ombre du défilé, j'attendais encore. La fraîcheur de la nuit s'évapora graduellement et la lumière solaire qui chauffait les hauts plateaux descendit en glissade au fond du défilé. J'attendais.

Les échos caverneux d'un galop de sabots me firent lever les yeux. A quelques mètres de moi, en haut d'un éboulis de grès, un grand oryx sombre m'observait. Sa robe était superbe et ses longues cornes effilées comme des lames lui donnaient un port altier de roi. Immobile, il m'observait sans peur, face à face, les yeux dans les yeux. Je perçus je ne sais quoi d'intelligence dans ce regard franc. Cherchait-il à me dire quelque chose, cherchait-il à lire en moi?

Il se détourna enfin et disparut en quelques bonds.

J'attendais, j'attendais toujours.

Comme le soleil déclinait, les formes dessinées par l'ombre et le relief se remirent en mouvement sur la falaise, comme hier. Des silhouettes, des visages des regards réapparurent mais cette fois-ci devant mes yeux bouleversés je reconnus l'un d'eux.


 

C'était celui de ma grand-mère Messaoudah. Couverte de son haïk elle me souriait avec douceur. C'était elle, c'était bien elle, je la reconnus instantanément! Ma grand-mère que je n'avais connue autrement que vivant la douleur de l'exil, le cœur calciné par la mémoire, ayant versé tant de pleurs qu'elle s'était desséchée et n'était plus qu'une toute petite pomme toute fripée habitée par toute la douceur et la bonté du monde. Elle était là, face à moi, si réelle sur cet immense écran de pierre que je voulus l'appeler, lui parler, la prendre dans mes bras et que la douleur de son absence me secoua. Je vis alors à ses côtés un visage que je connaissais. C'était le mien, enfant. Une ombre s'en détacha qui était une main, ma main, et elle chemina jusqu'à la main de ma grand-mère. Alors, elle tourna son visage vers celui de l'enfant et un rayon solaire illumina son sourire. Mais les ombres continuant de glisser sur la paroi effacèrent leurs visages avant que j'aie eu le temps de réagir. Je tremblai sans pouvoir m'arrêter. Les ombres glissaient, glissaient imperceptiblement. Et là où auparavant se trouvait le visage de ma grand-mère, apparut celui de ma mère. Je la vis telle qu'elle était il y a si longtemps, pleurant doucement penchée sur son aiguille, tout à la nostalgie de sa demeure perdue dans ce monde si froid, si différent, où ils avaient trouvé refuge et tout au manque de sa maman à elle. Je l'entendis presque psalmodier "ay ima hnina", ay maman chérie, maman chérie. Gardienne des traditions envers et contre tout, garder le front haut, ne pas se dissoudre, c'était elle! "Le passé c'est le passé" essayait de raisonner mon père en y mettant plus de tristesse qu'il ne l'aurait voulu. Je le cherchai et le trouvai bientôt lui aussi parmi les ombres et il me regardait. Ses yeux m'observaient avec force comme s'ils voulaient me communiquer leur énergie. Une ombre se glissa près de lui et c'était celle de ma mère. Enlacés, ils me regardaient. La main de mon père s'ouvrit et un rayon de soleil éclaira le galet fossile qui s'y trouvait. Et, comme ma grand-mère avant eux, ils me sourirent d'un sourire de feu.

Et puis, ils disparurent.

J'eus beau scruter la paroi, ils n'étaient plus là. Leur ombre était retournée au monde des ombres.

Je tombai face contre sable que je mouillai de ma morve, de ma bave, de mes sanglots. Longtemps.

Longtemps.

Seul, dans ce désert.

Puis je reçus des gouttes sur mon cou comme si la montagne, elle aussi, s'était mise à pleurer. Je levai les yeux vers les nuages qui, maintenant, planaient sur les plateaux. La pluie commença de tomber plus drue et fraîche. J'offris ma face au ciel et son eau se mêla à mes larmes. Un court coup de tonnerre courut dans le ravin, répercuté de pierre en pierre, de sillon en crevasse, d'à-pic en ravine, de grotte en buisson, de branche en branche. Puis un autre coup de tonnerre, et un autre, lui succédèrent et la pluie tomba franchement, sans retenue, lavant le paysage de poussière et de sable.

Je compris alors ce que mon père et ma mère avaient voulu me dire.

Que le temps n'était pas que destruction, érosion, effritement, qu'il n'était pas qu'évanouissement, disparition ou effacement, non plus qu'oubli, ni seulement engloutissement et ensevelissement.

Mais qu'à l'image de ce galet poli de millénaires puis enfoui sous des dizaines de mètres de concrétions sableuses et oublié là pendant des millions d'années, de ce galet qui maintenant affleurait et revenait à la lumière, le temps était aussi naissance et renaissance.


 

Le lendemain sous le soleil, le désert était en fleurs.

- III - Traversée

J'avais repris ma route dans cette terre d'ombre et de sel, de vent et de lumière, au milieu de buissons verdoyants, de fleurs minuscules, blanches ou mauves, qui témoignaient de la force irrésistible de la vie. Des insectes sortaient de leurs repères cachés, libellules ou papillons voletaient de flaque en fleur pour se gorger d'eau ou de miel. Les couleurs des falaises avaient pris mille teintes d'ocre d'une douceur divine et des odeurs inconnues s'exhalaient de la terre et des plantes comme une respiration. Où allais-je maintenant? Je n'aurais su le dire, mais je marchais. La révélation que j'avais eue la veille m'avait ouvert en grand l'espace du temps. Le futur n'était plus pour moi cette glissade sombre au fond d'un puits, il était devenu une vaste contrée inconnue pleine de promesses. Etait-ce vers elle que me dirigeaient mes pas? Et pourtant, malgré ce renouveau, une colère m'habitait que je contemplais étonné, une énergie rageuse qui, brisant les digues l'étouffant jusqu'alors, grondait dans mon souffle, se précipitait dans mes muscles et bouillonnait sous mon crâne.

Je marchais.

Je marchais avec assurance sur un chemin que je découvrais à chaque pas, et pourtant familier. Aucune hésitation ne me ralentissait. J'allais. Je devais épuiser ce grondement en moi.

Je traversai des plaines, des gorges encaissées, longeai des à-pics vertigineux à toucher les aigles, escaladai d'un côté pour redescendre de l'autre le long d'éboulis qui roulaient sous mes pieds puis m'enfonçai de nouveau dans des vallons de sable. J'allais, je marchais. Derrière moi le contour de mes traces s'adoucissait au vent et puis s'évaporait. J'étais dans une ivresse de marche en avant.

Le soleil était à son zénith lorsque je me reposai au pied d'un grand acacia. Parmi les cailloux près de moi une longue procession de fourmis s'affairait, insouciante de ma présence attentive. Lorsque l'une de la ligne montante rencontrait une autre de la ligne descendante elles se congratulaient par caresse d'antennes et reprenaient leur route. Dans la brise je croyais presque entendre ces caresses comme un léger frottement sur un papier de soie. Longtemps, j'observai leur manège.

Puis le vent forcit brutalement. D'abord par bourrasques, puis par longues vagues puissantes. Je dénoyautai une datte en offrande aux fourmis et me levai. Il était temps que je reprenne ma route.

Le vent souleva la poussière et le sable, et bientôt le ciel perdit sa profondeur d'azur, s'obscurcit et transforma le monde en un théâtre d'ombres.

J'avançais, aveuglé par le sable qui fouettait mes yeux, crissait sous mes paupières, crissait à mes oreilles, crissait sous mes dents. J'avançais, crâne contre le vent, épaules en avant. J'avançais, trébuchant, titubant, mais j'avançais. Parfois, je profitais de la protection d'une anfractuosité, de l'auvent d'une grotte pour me restaurer de quelques dattes et me désaltérer d'une gorgée de ma gourde. Puis reprenais ma route.

Autour de moi le vent tourbillonnait soulevant des colonnes de sable qui léchaient le sol de manière hésitante, s'entortillant en tous sens dans un gémissement. Parfois l'épais de l'air s'amincissait en un point, laissant voir fugacement le contour sombre d'un


 

mamelon. L'air était devenu froid et le sable bouchant le ciel lui donnait une lumière étrangement orangée. Le monde tremblait et poussait une interminable plainte en se débattant en tous sens comme le ferait un rêveur de cauchemar.

J'allais, j'avançais, encore et encore, je marchais, montant, descendant, prenant tantôt à droite et tantôt sur ma gauche selon ce qui s'ouvrait devant moi. Tournais-je en rond? Je n'aurais pu le dire ni m'en apercevoir, mes traces étaient comblées par la tempête sitôt creusées dans le sable. Pourtant, nulle inquiétude dans ce tumulte qui secouait le monde. Je n'étais habité que par cette ivresse de marche portée au paroxysme par la folie du vent et par la rage douloureuse qui gonflait en moi, libérée du couvercle tombal qui l'écrasait auparavant. Des gouttes perlant au bord de mes paupières étaient chassées sur mes joues par les tourbillons de l'air et s'y chargeaient en sable avant de s'évaporer laissant derrière elles des traînées comme des chemins de terre qui labouraient ma face.

Lorsque la nuit tomba, le vent disparut aussi brusquement qu'il s'était levé. Dans le silence revenu plus rien ne bougea que le sable en suspens qui retombait avec une lenteur de neige. Epuisé, je jetai mon sac sous une grande table de pierre et m'y glissai. Bientôt, je sombrai dans le sommeil à l'abri de cet ensevelissement lunaire.

Le lendemain je fus frappé à mon réveil par la clarté du ciel. Il était d'un bleu d'une pureté et d'une profondeur douloureuses. Tout le paysage pourtant était recouvert d'une couche sableuse comme d'un grand drap de cendres.

Je secouai énergiquement mon corps et mes vêtements pour les libérer du sable incrusté dans chacun de leurs plis. Je mouillai un mouchoir pour nettoyer mes yeux, mon cou et mes oreilles et, pour finir, mon front et mes joues. Il me revint chargé d'une glaise brique. Je le roulai en boule au fond de ma poche. Je levai mon visage vers le soleil. Il semblait tout observer, impassiblement.

Je repris lentement ma route dans le silence lumineux de ce monde immobile. Pas un souffle d'air. Pas le moindre son. Pas le moindre oiseau ni la moindre fourmi. Des plantes comme des coraux morts. Seul le froissement étouffé de mes pas dans le sable.

Plus tard au débouché d'une gorge, dans une plaine oblongue vibrant à mes pieds, je la vis.

Cette ville inconnue, blanche sous le soleil, c'était donc vers elle que j'allais.

- IV - Retour

Je n'aurais su dire pourquoi mais cette ville que je voyais pour la première fois, je la connaissais. Je la découvrais mais elle m'était pourtant familière. Et en la découvrant je ressentis une émotion intense, comme Ulysse découvrant enfin les rivages d'Ithaque après une si longue absence. C'était cela qui vibrait en moi: l'émotion puissante d'un retour inespéré.

Le cœur en sursauts je descendis le surplomb et pénétrai dans la ville par une belle artère. Les maisons étaient propres et blanches sous le ciel bleu. Des rangées de cyprès étendaient leur ombrage de verdure contre l'éblouissement de midi. Aucune auto dans ces rues, mais quelques ânes gris perle attendant placidement. Des jardins fleuris flanquaient les maisons de bouquets d'arc-en-ciel. J'entendis des échanges de voix claires par les fenêtres ouvertes et quelques aboiements de chiens dans la douceur de l'air, mais ne croisai personne.


 

J'étais de retour, de retour, et c'était une ivresse! Je fermai les yeux et gonflai mes poumons. Je retins cet air pur un instant comme on retient un moment de bonheur, et j'exhalai lentement, le plus lentement possible, le visage relevé. J'ouvris les yeux sur la dentelle d'ombre des arbres qui bruissaient dans le balancement de la brise. Je me remis en marche mais sans hâte maintenant. Je pris bientôt une rue transversale qui sinuait doucement au milieu des maisons comme l'eut fait une calme rivière.

Au détour d'une courbe, une belle jeune femme brune dans son jardin leva la tête à mon passage et son visage s'illumina. "Makhlouf? C'est toi? C'est bien toi? Nous nous demandions tous où tu étais parti et te voilà enfin! Entre vite!" Elle ouvrit bien vite la barrière de bois blanc en appelant vers la maison, et tout en riant me serra dans ses bras. Ce fut rapidement un tumulte autour de moi. Un homme accourut qui me prit aux épaules, une femme plus âgée s'empara de ma main, leur regard clair et chaud me pressait de questions, une fillette sautillait en riant aux éclats, un petit chien jappait, bondissant en tous sens. Je ne savais quoi répondre et bafouillai je ne sais quoi sans que cela les perturbât le moins du monde.

Tout cela était-il bien réel? Je ressentais un soulagement puissant surgissant du plus profond. J'étais de retour. Oui, j'étais enfin de retour. Contre toute attente, ma vie allait pouvoir maintenant commencer.

Plus tard, cette amie qui m'avait reconnu s'approcha de moi, me dit avec douceur "elle t'attend, tu sais, elle est si heureuse de te revoir", et proposa de me mener. J'acceptai.

Nous cheminâmes dans la ville sans ressentir le besoin de parler. Comment savoir ce qui se passait en moi? Trouble et sérénité, paix et impatience, stupeur et renaissance, c'était une agitation calme, une quiétude bouillonnante. Sans la regarder ni la toucher (je ne savais même pas son prénom!) je sentais physiquement cet espace qu'elle occupait à mes côtés. Nous marchions ainsi comme deux amis d'enfance qui se disent tout et plus encore en seulement respirant le même air.

Nous approchâmes d'une maison, blanche elle aussi, avec des volets ouverts de bois bleu. Elle avait un petit jardin ombragé qui courait sur le devant et n'était enceinte d'aucune barrière. Sa porte était d'un bois blond, brillant de cire chaude. Comme nous en approchions, cette porte s'ouvrit et ma grand-mère Messaoudah parut. Vêtue de sa longue robe fleurie et coiffée de son haïk, elle me souriait avec émotion. "Mon fils", murmura-t-elle dans un cri comme je me jetai dans ses bras. Je couvris son front et ses yeux de baisers, ses joues aussi, en répétant sans fin "grand-mère, grand-mère". Et comme je l'enlaçais si fort, je vis qu'elle était aussi et David et Zohra, ce petit corps que je serrai dans mes bras était tout à la fois ma grand-mère, mon père et ma mère et je reconnus leurs accents à chacun dans ses protestations émues. Je la serrai plus fort. "Mon fils, mon fils" me dirent d'une seule voix ces trois êtres chers, et il y avait tant d'amour dans ces mots!

Après un long moment de caresses, de soupirs et d'amour, de mots tendres aussi, ma grand-mère se recula un peu pour mieux trouver mes yeux et me dit "je voulais te voir pour te donner ceci" et je vis qu'elle tenait dans la main droite un long chèche de soie d'un bleu de nuit. Elle me le tendit. Lorsque je le pris je vis, brodé sur sa frange en lettres d'or "Este nove si truvio devit". Je la regardai, incrédule. D'un ton calme et avec un regard qu'elle voulait rassurant elle dit "il le faut mon fils, il le faut". "Mais..." leur répondis-je, suppliant. "Aller mon fils, aller, n'aies pas peur, il le faut" insistèrent-ils. Je me jetai de nouveau dans leurs bras en balançant nos corps doucement. Malgré mes larmes je sus qu'il n'y avait pas d'autres choix.


 

- V - Départ

Une fois arrivé au haut du promontoire surplombant la plaine je m'arrêtai. Autour de moi le soir prenait des teintes d'ocre fauve. Mes traces du matin étaient encore là mais la nature avait secoué son linceul de sable. Je me retournai et vis que là-bas la ville avait disparu. Je contemplai le paysage majestueux qui m'entourait. Je pris une profonde inspiration et jetai un dernier regard sur la plaine où j'avais retrouvé pour une dernière fois ceux que j'aimais et je pleurai en silence. Où étaient-ils maintenant? Je murmurai "je vous aime". Et puis je le hurlai à la face du désert dans un accès de rage impuissante et de peine, et je mordis ma lèvre. Je séchai mes yeux du talon de ma main. Dans la droite je tenais encore le chèche couleur de nuit d'orient. Sur sa frange les lettres d'or avaient repris leur place. Elles disaient: "Vis, trouves-toi et deviens".

Je m'arrachai enfin à ma douleur et, tremblant encore un peu, tournai définitivement le dos à la plaine. Je fis face à ce monde qui maintenant n'était plus vide, ni étranger ou hostile mais habité de leur présence.

Je fis un premier pas hésitant. Puis un second plus ferme.

Et bientôt je marchais, le chèche autour du cou comme un collier d'amour.


  

Désert

Tu m’as pris dans l’étreinte du lutteur, sans que je n’ai pu prendre le temps de m’échauffer. J’en ai eu le souffle coupé, trop fort, trop puissant, mes bras glissant sur ton corps huilé de lumière. A chaque détour s’inventait un nouvel assaut, sous le masque changeant de tes concrétions de grès et de schiste. Tu me regardais alors, assistant à mes ultimes soubresauts, me débattant vainement, dans le hoquet soliloque de mes sanglots. Intimement liés, je sentais sur mon visage ton souffle chaud, ton poids sur mes épaules plaquées à même cette dalle de grès rouge. En signe d’acceptation, deux coups de ma paume. A mes côtés, le fossile d’un oiseau ayant perdu l’équilibre, attiré dans le vertige du gouffre, plongé dans l’enfer d’une chute infinie, ne pouvant se raccrocher à aucune paroi, le bec arraché, les griffes brûlées de tous les artifices dont il pensait pouvoir se saisir. Illusion d’une vie rattrapée par le désir d’une fuite éperdue, alors que seulement, pour un bref moment, il se reposait sur un fil tendu entre des montagnes de rêves.

Figées à tout jamais, des gargouilles de pierre m’observent; dans la fixité de leur regard globuleux et écarquillé, la bouche tordue de douleur, se devine l’horreur et la peur d’une souffrance infinie. Enfoncé dans la roche, je me désagrège; mes souvenirs s'égrènent et se lient à ton étendue de sable couleur de sang desséché; un à un ils me fuient, et je tente en vain de les rappeler. Pour une fois seulement, j’aimerais tant les revoir. Je ne sens plus mes jambes, elles ont disparu; bras et torse s’évanouissent, et en poussière, je m'affranchi de mon passé, sans pourtant le renier. Je n’ai plus de certitudes, mon esprit volant avec toi sans que je ne puisse voir autre paysages, ni avenir que désert.

Grottes, rocailles, monticules rocheux, ensemble nous nous immisçons partout, nul recoin que nous ne puissions explorer. Nous traversons des plaines arides et désolées; au loin se devinent parfois quelques habitations, maigres lots épars de consolation, perdus au milieu du nul part. Et sables et vent se transformant en tempêtes dessèchent les bouches, crissent sous les dents, aveuglent et ferment les yeux, puis s’élevant en volute tourbillonnante se plaquent sur les tentes des bédouins dans le fracas étourdissant des bâches battantes.

Franchissant un portique de pierre, nous nous engageons dans les détours d’un étroit défilé, sicq tortueux et impressionnant de majesté; et traversant ces colonnes d’Hercule soutenant la montagne, apparaît soudain dans la lumière la façade d’un palais démesuré. Je l’observe alors un long moment, espérant trouver le signe d’une présence humaine. Plusieurs murs sont écroulés sur les cotés et le bâtiment semble être abandonné depuis des années, l'immense chapiteau soutenu par des colonnes n’est que ruines, prêt à s’effondrer.

Sculptées et façonnées dans la pierre, des flûtes soufflent au vent de notre seul vol, quelques chants dans une langue qui m'est inconnue. Un deuxième passage confirme la délivrance d'un message, et pour le moins celui-ci semble toujours empli de mystère, mais d'autres flûtes disposées le long d’un corridor s'élargissant et menant à une grande salle m’invitent à entrer pour le seul plaisir d’entendre le chant de ces sylphes, si mélodieux. Puis de cette chambre du palais qui semblait être un monastère, je pénètre dans un étroit couloir formé dans le tout de ce noir qui m'aspire et me dévore. Comme une dernière note qui ne pourrait se jouer, soudain, le silence de nouveau éclate. J’avance dans ce goulet, parfois transpercé d’orbites de lumières, révélant un mur lisse et sans aspérité, au grain et aux courbes de velours de pèche sous les caresses d'une main que je semble avoir retrouvée. Puis le noir.

Continuant ma progression, les parois se font rugueuses et coupantes, m’écorchant les paumes, déchirant les chairs. Mais las, je ne peux quitter ce soutien, au risque de perdre le fil du chemin, au son des larmes de sang qui résonnent sur le sol, écho de déséquilibre du vertige qui m’envahit à la seule pensée de me vider.

Dans le ciel satiné du noir de mon esprit, le scintillement d’une vie nouvelle illumine une espérance de découverte de nouveaux mondes insoupçonnés, illusion d'une réalité qui se créerait par mon simple regard. Et résonant et se heurtant aux parois, progressivement la lumière revient, mêlée insidieusement à des rumeurs qui se font clameurs au seul gré de mon avancée. D'une grande ouverture s'écoulent vers une immense vallée mille marches gravées dans une pierre marbrée de volutes ocres et bleutées.

De tous les côtés des hommes et des femmes sortent de la montagne. Ils sortent de ces mêmes trous obscurs ornés de colonnes et de chapiteaux et dévalent des marches semblables à celles que j’emprunte, et qui conduisent à cette ville qui me fait face.

Sur les falaises à pic, formant un cirque, des tailleurs de pierre, bénissant la montagne de leur bras ruisselants surmontés d’un bec de fer, font naître des tombeaux, dans le jaillissement continu d’un flot d’éclat de grès. Au pied de ces murailles, des jeunes charrieurs de bloc de pierre, à grands coups de trique de bois d’olivier, sans remord ni pitié, frappant même leurs panses rondes à coup de cailloux, font avancer des ânes épuisés, luisant de désespoir, tirant des carrioles bondées et prêtes à craquer de gravats aux couleurs de vermeille et de sang. Charges trop lourdes et écrasantes pour ces petites âmes aux frêles pattes vacillantes que ces brutes au visage d’ange s'échinent à faire avancer jusqu'à les faire crever.

Des marchands ambulants, accroupis à même le sol, au bord de la route pavée et bombée, écrasent cardamone et graines noires ressemblant à du gros blé, puis les jetant dans de l’eau, les font bouillir dans un petit récipient de bronze posé à même la braise.

Ambre, encens, pourpre de Tyr, épices, figues de sycomore d' Egypte et dattes de Biskra, jus de tamarin, olives vertes, mélanges nauséeux et écœurants de cumin, de menthe séchée et de piment, marqueterie de curcuma, de coriandre et de graines de poivre noire ou de pois chiches. Derrière ces étals se tiennent des hommes aux cheveux noirs et bouclés, aux visages sombres et aux barbes finement taillées en pointe. Ils haranguent et vocifèrent.

Comme une fourmilière, se heurtant, repartant dans tous les sens, déchargeant et chargeant leur fardeau; harnachement de mules et de chameaux, vaisseaux de bêtes et d’hommes, va et vient continu dans la transpiration de corps s'entremêlant sous le poids d’un soleil de plomb. Cette ville grouillante de cris et de soupirs, se gonfle des vastes contrées emplies du mystère de ces caravanes d’hommes et d’animaux, puis expire, dans l'écœurement d’une confusion improbable de cris d'espoir de richesse et d'aventure, d’odeurs de vies nouvelles et de couleurs de civilisations méconnues. Fascination de ces routes de rêves ou espérances illusoires de pouvoir retrouver dans un autre monde ce qu'on a perdu ou délaissé.

Au loin de cette route bordée de cris et de cyprès, des temples, des palais, et des maisons de pierre au toit en terrasse se répandent dans le soulagement du calme de l'après d'une tempête.

Et les hommes et les femmes entrent et sortent de la montagne. De toute part, en lent palimpseste, vêtus de leur longue toge blanche immaculée, ils descendent et gravissent les milles marches qui mènent aux excavations obscures ornées de colonnes et de chapiteaux.

A l’est de la ville, sur les hauteurs, domine une grande montagne. Mésopotamiens, Egyptiens, Nabatéens, Assyriens, Romains et Chypriotes s’élèvent en procession. Poussant des agneaux ou portant des cages d’osier emplies de colombes, ils se suivent et marchent péniblement. Ils montent l’étroit sentier qui mène vers le haut lieu du sacrifice, but ultime ou étape de leur grand voyage et, de leurs bras tendus au détour de ce chemin vertigineux surplombant le gouffre de la ville, désignent avec excitation le sommet. Là, dans l'hystérie collective de leur culte, des prêtres, tournant autour des tables de sacrifice d’où s’élèvent les esprits, immolent et saignent à tour de bras les victimes offertes en échange de quelques pièces d’or. Promesse d’une vie meilleure, de voyage paisible à l’ombre des tourments, protégé des dieux par ces quelques libations.

Sur les contreforts escarpés d'une coulée qui descend vers la vallée, des chèvres audacieuses et bêlantes, escaladent des pentes vertigineuses, glissant et menaçant à chaque instant de se perdre dans le vide, pour le seul désir de la maigre bouchée d'un minuscule arbrisseau, qu'elles broutent et relâchent de frayeur, déstabilisées par cet infime mouvement à arracher l'innocente touffe si parfaitement défendue. Et hurlant de leur bêlement qui par écho déchire l’espace, finissent par se rétablir, leurs sabots accrochant sporadiquement la pierre lisse qui se dérobe.

Et les hommes et les femmes dans de longues toges blanches immaculées disparaissent dans la montagne. De toutes parts ils gravissent les milles marches et pénètrent dans des excavations obscures ornées de colonnes et de chapiteaux. Ils vont honorer l’au delà de leur mort, honorer leur croyance terrifiante ou rassurante, aspirés dans l’immensité du trou noir qui s’effondre sur lui-même.


                             ***


Quelques pierres sont sur une petite table grise, 
délicatement posées comme des reliques.

Un tube de sable d'ocre, un morceau d’arbre noueux,
un bloc de sel de la mer morte,
et même, quelques pièces de là- bas....

Alors je m'assieds à coté, dans mon canapé, 
et j'ouvre le livre de Tomas Tranströmer.

Les murs se transforment en roc de grès rouge, 
mes pieds s'enfoncent dans le sable.

Ou je me retrouve dans une voiture, trois femmes allongées, 
bercé par le tac tac d'une route mal bitumée, 
à glisser dans la nuit;

des lumières carrées coulissent sur les côtés.

Je me suis même trouvé à l'arrière d'une camionnette, 
brimbalé de tous les côtés, assis dans un cageot de tomates !

Alors comme j'ai un peu froid, je ferme le duvet en faisant glisser le cordeau.

Quand il ne reste qu'une toute petite ouverture, 
juste de quoi laisser passer mes yeux;

je m'endors en comptant les étoiles filantes ...

Bertrand B

Jordanie Février/Mars 2012

Staccato

 



Staccato Prélude

Une note ici

Une note là

Elles arrivent

Volages

Sans partition

Dissonance

Chaos de voix

Plumes s’aiguisent, se frôlent, se frottent

Cordes s’accordent

Vents tournoient

Cuivres étincellent

Re connaissance

Sourires

Bonjour Toi,

Première fois

Entre urgence et patience

Joie

Ensemble, bientôt

Le voyage

Entre les mains,

Première lettre

Etonnement

Silence

Au bout des doigts recueillis

Extrême tension de l’archer

Baguette suspendue

Notes immobiles

Sur le fil

...

Frémissement

Vibration lointaine

Frêle voix d’automne

Sanglot familier d’un violon, Pincement de corde

Où se glisse un son nouveau Touche noire, touche blanche Doucement entremêlées Goutte à gouttes pianissimo Le ciel s’ouvre

Envol

 

 

 

Mezza Voce: Chant du chœur

Sans elle, elle vole.

Etonnée de ne pas l’avoir encore prononcée.

Etonnée qu’une phrase entière puisse se déployer sans elle, lettre origine dont elle est née.

Elle vogue dans les airs, plane, joue, s’enroule et se déroule au gré du vent qu’elle épouse, soudain si légère, file dans l’horizon ouvert, regard loin devant, flèche tendue de désir, désir, désir, désir, sans elle peut se dire, une fois, deux fois, trois fois à l’infini, note volage de nuage en nuage, changeante, insaisissable, blanche ronde bouche ouverte, noires croches s’accrochent le temps d’un trois, se décrochent, la phrase se déploie, rebelle, aérienne, frivole, se joue de l’absence, s’étire encore, rebondit, sautille de fil en fil, s’élève au plus haut, et chute en cascade dans un éclat de rire, tisse la toile, file la laine au fond du ciel, éprise des étoiles, sans elle aller au plus loin, au confins du langage, inattendu voyage, étreindre l’univers, atteindre le tout autre, se perdre étonnée dans un flot de signes nouveaux gravés sur les tables de roc au cœur du désert dont elle se retira.

Silence.

Vibration du violon. Sans elle lointaine note du sanglot coulant sur une joue esseulée. Chœur de cuivre, voix grave dans la nuit traversée. Allons, allons, ne plus pleurer. Ne pas se retourner. Ne pas revenir. Poursuivre le voyage. Aller de l’avant. Ne pas chercher autour la lettre perdue.

Echo plaintif des cordes, sans elle soudain, l’indicible essentiel. Ciel se vide, rêves se perdent... langue s’assèche...cordes grincent...gorges s’obstruent...plus de souffle... s’il vous plait une goutte, une seule goutte d’elle encore...j’ai si soif.

Allons, allons, ne plus pleurer. Ne pas se retourner. Poursuivre le voyage. 


Adagio decrescendo: Le Songe

Je marche, guidée par la lueur d’un songe. Un livre s’ouvre derrière le comptoir de l’enfance, un livre éclairé d’une modeste ampoule qu’une main ajuste. Le livre, seul éclairé dans la nuit profonde.

Je marche à sa recherche. A la recherche du livre déjà écrit, sûre qu’il se cache quelque part. Je marche depuis quarante lunes. Gratte la terre, fouille le sable, déplace les roches, creuse, ravine, scrute, décortique, dissèque, pour seul guide la présence obsédante du livre et une main intermittente indiquant ici un tunnel, là une porte, une autre porte, une ruelle, un échafaudage, une issue, un étroit passage, ici des pas trop grands où poser les miens, une route accidentée, là une impénétrable forêt.

J’avance encore, chaque pas un peu plus lent, usée, ébréchée par le temps de la quête, lourde de tous les mots ramassés, fragments entassés dans les poches, pages noircies d’histoires, lambeaux de lettres déterrées, la plus belle pliée dans la paume, « Lettre d’une inconnue ».

Le livre demeure insaisissable.

J’avance dans le sable mouvant d’un temps qui n’est plus. Chaque pas plus lent.

Jusqu’à la pointe, l’extrême pointe de la quête.


 

Là où un infime évènement engendre un basculement irréversible. Côte déchiquetée par

les assauts des vagues.

Un pas me sépare du vide.

Un vent fort me projette en arrière. Un vent d’en face, de l’autre côté.

Là où je vis une silhouette. Immobile. Ombre chinoise dans la lumière crépusculaire.

Je crie, les mains en porte voix:

« Qui es-tu ? Homme ou arbre ?

Est-ce ton dos ou ta face que je vois ? »

Echo ramené par le vent.

Rien que ma voix, toujours la même.

Entre lui et moi un infranchissable silence. Lento: Marche funèbre

Dans l’étroit défilé rocheux, j’entendis le chant d’une cordée de femmes. Femmes d’une

même lignée, unies en un long chemin de croix. Femmes courbées, corps de désirs

brisés, ployant sous le joug de marmites brûlantes, condamnées à gravir en silence une

éternité de marches au rythme d’un funèbre chant de foi et d’espérance.

Je la vis, elle, me précédent, silhouette de dos sur le seuil.

Entrainée dans leur lente procession, je vis le seuil se rapprocher. Innocente enfant, je

suivais. A l’abri de son ombre, tenant ferme la corde du destin. Le chemin était étroit.

J’avançais, mes pas dans les leurs, les yeux rivés sur la silhouette.

Surtout ne pas regarder à côté. Avancer. Avancer. Le regard au bout de la lignée, premier

maillon invisible perdu dans une lueur diffuse.

A coté, gravés dans la chair rouge de la roche, les bouches voraces

A côté les coulées de larmes et de sang

A côté les seins mutilés, langues arrachées, visages bandés

A côté la folle, l’exclue de la lignée, dernière parole agonisante, tuée à coup de langue

tranchante, sa langue à lui, à côté, pendue au visage bouffi, bavante sur le roc de la

mémoire,

A côté le signe impérieux du silence, longue injonction gravée dans le bas relief du défilé,

saut impérial de la lignée,

A côté, ce que je ne devais pas voir et que je vis un jour par la fenêtre de l’arche.

Le seuil est proche.

Je ralentis le pas. Reins enserrés dans la corde.

Elle ralentit aussi. Elle a déjà franchi le seuil.

Il n’y a plus qu’un pas.

Je ralentis encore.

Là, juste à côté, au seuil du passage, logé au creux d’une alcôve de grès rose tissé de fins

capillaires, l’empreinte fossilisée de l’embryon. L’embryon déposé par la mère dans un

cri de douleur, ventre vidé de sa substance, grondement de l’aspiration, geste ultime de

la mère tremblante, don de la mer à la pierre, parce que la pierre accueille, parce que la

pierre n’oublie pas.

Je n’avance plus.

Devant, elle ne peut plus m’attendre.

Tension de la corde.

Cris des reins.

Vie qui ne tient plus qu’à un pas.

 

 

 

Requiem: chant du chœur

Ailes clouées aux coulées de son sang

Chairs écorchées aux brulures de sa peau

Griffes plantées dans son ventre en lambeaux Il la regarde, l’enfant.

Yeux ébahis ouverts sur la mer morte Bruissement du sel, corps en dissolution Son du glas, s’ébranle la procession

Dernier murmure du clapotis

Elle chante encore, frisson de linceul blanc Sans un cri, sans un bruit

Paupières se closent, soupir de l’enfant

Regarde, mon père, comme depuis je flotte Bravant médusée les vagues de la morte Sang de mon sang, pourquoi es-tu absent?

Largo: le Lieu du père

Qui es tu, toi là‐bas, de l’autre côté ?

Dans le vent l’écho se perd, tourbillons de sable, fragments de père

Un vaisseau de granit au milieu de nulle part

Une dent archaïque au milieu du palais

Une chevelure rebelle qu’un peigne édenté tente de dompter sous l’œil dubitatif du miroir

Un coup de galoche dans le caniveau au reflet de lune

Une oreille parabolique tendue vers un indescriptible ailleurs, un œil télescopique tourné

vers Vénus

Un pas lent soudain suspendu par un chant d’oiseau, le surgissement nocturne d’un cri

animal

La maison de l’étrange au cerbère inquiétant, une porte qui s’ouvre en caverneux

bâillement

Un avaleur de nuit, un mastiqueur d’ombres que la langue de feu brûle dans la forge

La foulée des matins frais sur la lande, la bouffée de vent d’Ouest balayant les cendres

Un évideur d’évidences, un briseur d’illusions, un chercheur d’épaves sur les grèves désertes

La lutte du chaos et ses forces contraires, un front de mer battu par les tempêtes

Un océan dans une carcasse de fer

Un silencieux jouisseur de sons

Un univers courbé sur l’insondable mystère

Un regard fixe nimbé d’infini

Qui soudain se pose sur vous

Vous interroge

« Qui es-tu toi ? »


 

Sotto Voce: le murmure

Penchée au bord du ciel silencieux, dont je n’apercevais que l’obscur reflet d’une eau saumâtre, j’entendis le murmure d’une rivière lointaine sous terraine, chuintement imperceptible d’un autre temps, comme un secret à mon oreille tendue.

Cesoichanchoujoinsoleimansourochrouchsuichusqrosdamas La hel sekrem ?

Chuuu...hasienzzz...laisschanros...suichemcenschusqantiochsuichaabaschusqelhabios La hel sekrem ?

Chuuu...hasienzzz...laisschuinboss...suichemsoichusqseptsagesssuisoeursaladinsousigns erpochattocheros

La hel sekrem ?

Chuuu...hasienzzz...laisscharos...suichamchusqelharrachparsikabysschusqsarcophachha lbehsedsusarfagsignmoussa

La hel sekrem ?

Chuuu...hasienzzz...laisschanmoussa...suisicenmachsaficepasstombotozetbabazchusqso msousextsigneros

La hel sekrem ?

Chuuu...hasienzzz...vaaaaaah...la Vivacissimo : chant du chœur

A l’extrême pointe de la quête, à l’extrême tension de la corde, vie suspendue dans un pas, penchée au bord du silence, un la murmuré à son oreille, qui soudain aspire les nuages, les déserts et les mers, ombres et lumières, aurores et crépuscules, les routes de la soie et chemins de traverse, cathédrales de jade et palais d’opaline, les mille et une nuits, les sables et les roses, les quatre vents d’antan, les couronnes des rois et dentelles des reines, les feux de Bengale, les cités minérales, le battement d’un cœur dans la pierre diaphane, les vallées d’amandiers aux chevelures marines, les deux mains qui se tendent, la danse tant attendue, les arches arc boutés sur les pluies diluviennes, les navires d’étoiles et Vénus à la proue, bras ouvrant l’espace du cortège lacté, les gouffres et les ponts, le pas de Gulliver, les tremblements de terre, les cyclones, les typhons et le fracassement des cascades d’eau claire, les tambours du Bronx, les djembés du Mali, mandolines de Rio et sonneurs de Bagdad, trompettes de Jéricho et moulins tibétains, balafons du Soudan, les binious de Lorient..

Et le son cristallin du triangle divin.

...

Jusqu’au silence ultime

Grand silence vainqueur de toutes les fureurs Abîme de silence

Là, où elle demeure

 

 

 

 

Allegro Tranquillamente : chant de l’âme

Où j’entendis le la, le doux la de ton âme, frémissante, onde à portée de cœur

Où je vis nos âmes se chercher, s’effleurer, se rejoindre enfin, danser, s’étreindre,

s’enrouler, se dérouler, vagues ailées avalant les falaises, chute soudaine dans la rivière

sauvage, frisson de plumes s’ébrouant en riant, et dans un son strident s’élever en

spirale

Où je vis nos âmes alors ivres de joie s’engouffrer par un pli de la roche,

S’étendre sur la pierre, douce pierre de lumière

Où je ne vis plus

Rien que le chant

Souffle du vent

Caresse des alizés sur nos désirs ailés.

Partir

Envol. Entre deux lieux, entre deux temps. Sous la lumière des étoiles, suspendue dans le noir,  je suis le fil d’or de l’écriture au dessus des frontières.

Un jour  vous et moi nous partirons,  il n’y aura pas de  retour et plus d'entre deux; nous laisserons comme les Nabatéens d'autres fantasmes et rêves à venir construire notre œuvre. Ou tout oublier.

A cet instant, face au désert nulle part où savoir aller, perdue entre les pas qui me parlent des corps qui sont passés par là et ne sont plus. Seules des âmes flottent et se glissent le long des parois de grés, s’y égratignent avant de se cogner aux blocs de granit. Le vent et la pluie avec la rage d’un désir énigmatique tracent des partitions de musique sur les parois et la clef trouvée dans le sable ce matin va donner le la d’un chant encore inconnu. Le rythme sourd dans le silence et l’écho de ma voix lancée négligemment me dit qu’une rencontre va se faire. Qui m’attend ?qui égraine un chapelet de notes déversées sur le sol? Des blanches, des noires, des croches décrochées des intervalles devenus vacants pour une histoire qui va s’y insérer et commencer avec Lui.

Je le connaissais mais ne l’attendais pas là malgré la frontière proche. Trop jeune? Non, puisque bientôt quarante ans déjà et inconnu en occident où son père est mort assassiné.

Le rencontre s’est fait ici dans les pleurs colorés de calcaire calciné.

Nous ne nous sommes pas tutoyé afin de garder la distance. Nous avons marché sans nous bousculer, cheminé. J'ai écouté.

« Je serai toujours devant vous, vous me verrez donc de dos. Dans le grain rouge du bruit encore trop fort, vous distinguerez bientôt mon chant et vous reconnaitrez les dessins qui m’accompagnent. Je serai dans les bruissements à votre oreille quand vous fermerez les yeux et vous m’entendrez dans le défilé étroit entre silence et écriture, sans piège, je ne suis pas homme de Far West. Vous m’avez perçu dans vos rêves diurnes et nocturnes et dans vos sens en éveil depuis que vous m'avez vu de l'autre côté de la frontière. Je suis petit, et vous me voyez immensément grand. Je suis dans les creux et les rondeurs de chacun de ces massifs, dans le pont, passage. Je suis un trait, une forme, parfois un dessin que vous distinguez dans la trace laissée par mes pieds nus, dans le sillon à peine perceptible du lézard parti se réfugier sous terre Vous m’avez entendu dans le vent qui sifflait ce matin avec le vol des corbeaux et jusque dans la gorge sans eau.

Arrêtée là vous avez reconnu ma mère Naqba dans les pleurs de roches qui dégoulinent, figés devant vous. Je pleure avec elle mon pays perdu, et je joue dans le silence de la vie tue de mon père. De son vivant j’étais caricature dans les journaux de mon pays. Je suis création et résistance vivante Je suis sur les murs de Palestine, celui de l'apartheid et ceux des maisons des campagnes et des villes. Ma robe n’est pas large comme celle de mes Pères, je suis en culotte courte et pieds nus, je ne sais donc pas la pointure de mes chaussures ; Je suis sur les scènes des mondes qui veulent me recevoir. Je n’ai pas de nationalité, je suis juste arabe et l’histoire que je raconte est celle de la mémoire d’un peuple dispersé, celle de la mère, du père et des frères que j’ai vus dans les camps de réfugiés, contempler leur patrie derrière les fils barbelés.»

C’est l’histoire d’un départ sans retour, d’une absence d’entre deux. Sans oublier.

« Les cailloux que j’ai vu jeter avec désespoir par mes frères sont devenus bouteilles à la mer, vous en avez trouvé une sur le rivage qui contenait un silence de verre bleu, vous l’avez ouverte, vous avez entendu, vous êtes venue à ma rencontre. J'ai traversé les frontières à l’ombre de l’arme ennemie assourdissante et je viens à vous, suppliant, vous livrer la parole de mes ancêtres exilés avec ma mère qui porte au cou la clef pour un retour à venir »

Le silence n'est pas métaphore mais suite de particules qui s'entendent si elles sont écoutées, particules de nos vies et de la roche émiettées que nos chaussures avalent pour avancer.

Il m'a fait face un court instant, j'ai tendu ma main et j’ai plongé dans la mélancolie de ses yeux noirs ; la surface brillait comme un miroir, j’y ai vu le déluge de mon désir. Sourire. J’ai entendu le la de la partition de musique dont j’aurais la clef!

 Il s’est retourné. Je n’ai plus vu de lui que ses mains croisées dans le dos, je l’ai reconnu ; c’était Handala, poursuivant le combat de son père Naji al-Ali . Je savais qu’il ne se retournerait pas avant de pouvoir rentrer chez lui, dans un pays libre.

Mon bras tendu est resté en suspend au bout de mon épaule de granit. J’ai fermé les yeux et j’ai rencontré l’impossible refus. Un autre la, celui d'ici, s’est imposé, lourd et douloureux, amarré à mon corps comme les massifs dans la mer de sable.

J’attendais et j’attends encore. Nous attendons.

Au soir du troisième jour, étendue, masse mollusque racorni dans ma douleur qui parlait trop fort à ma chair inarticulée, je n’ai entendu que la morsure du renard qui rôdait dans la transparence de mon sommeil. J’ai attendu entre rêves et cauchemars.

Quand j’ai ouvert les paupières, un sable de lumière s’est déversé sur ma rétine. Le monde avait basculé. Depuis mon rocher ébranlé, j’ai senti la terre qui continuait de tourner. A l’est au dessus de la paroi noir de la nuit et rugueuse du vent happés, le ciel rosissait de l'espoir d’un retour, dans la fissure ouverte par Handala,

 

Il a accepté que je l'accompagne dans sa recherche mais sans jamais pouvoir revoir son visage. Nous avons atteint les ruines d'une ville façonnée dans le cœur d’une rose épanouie; je l'avais bien connue et l'avais trouvée si belle que je l'avais serrée très fort pour la garder à moi seule; j’avais senti la cruauté des épines, j’avais lâché, elle s’était brisée. Nous avons marché sur ses débris, nous avons recueilli quelques morceaux et leur poids a donné densité et parfum à nos pas. Nous avons poursuivi entre dunes et falaises. La femme mère s’est offerte alcôve étroite pour moi seule, je m’y suis réchauffée et l’ai consolée. Nous l’avons laissée là pour que d’autres Hommes s’y lovent. En quête de liens, nous avons traversé les saisons et les pays. Arrivés à l’entrée du jardin de Roum, Handala a levé la main droite et il est parti sans que j’aie revu son visage.

J'attends, nous attendons encore dans l’entre deux, absence. Retour à venir ?

J’ai continué. J’ai refusé l’allée de pommiers où m’attendait Satan. J’ai atteint un citronnier, j’ai cueilli un fruit que j’ai goûté, je l’ai mangé et j’ai franchi la porte étroite ; le trésor m'était promis.

J'ai glissé dans une rigole taillée à flanc de falaise. J'étais nue, mon corps s'est dilaté, il a épousé les formes touchées; je devenais ce lieu. Quand je fus arrêtée à l'entrée de la fontaine aux lions, j'ai senti une chaleur ; un murmure est monté, s'est enflé, je venais de toucher un corps, et puis un autre et encore un autre qui touchait un autre. Combien étiez-vous ? Combien étions-nous? Je n'ai pas vu ; j'ai entendu un chœur de voix s'élever, ont suivi des sons d'harmonica, de youde, de flûte et même de biniou. Le la était donné. Nous allions pouvoir danser si nous trouvions un espace assez large. Nos corps se sont élevés, ont lévité et se sont posés sur les parois de gré rouge dans les rayures jaunes et bleues, gaieté, et sur le glacial marbre noir. Nous avions retrouvé les niches que nous occupions comme des oiseux. Libres. Ne pas rester, ne pas sauter pour ne pas s'abîmer mais voler, chanter, lourds ou légers, vieux ou jeunes. Je ne pouvais m'attarder qu'un instant, une minute, une année lumière peut être mais avancer, aller ailleurs, croiser l'espace et le temps devant le Sphinx d'Egypte et pourquoi pas devant la porte de la naissance de la Sagrada Familia, poursuivre dans un mouvement elliptique entre étoiles et planètes avec d'autres, arabes, juifs ou chrétiens.

 

J'ai senti le passage dans la spirale bleue cuivrée sous l'autel haut face à la vaste terre; au loin les sommets, limites sans frontières. J'ai senti le mouvement rose et or des nuées draper les massifs aiguisés, je les ai sentis bouger, adoucis. A l'ouest, j'ai senti les vibrations de la terre qui a enfanté nos dieux. Au delà de la Mer Morte, je me suis sentie mère vivante devant la forme de l'absence. J'ai senti la terre psalmodier des prières entre les « la », entre alpha et oméga. Une mélopée.

 Quand, où,  hier, demain ? Banale blessure.

Où, quand, ici? Vaine prière, voix de là bas.

Quand et où ? Dans désert du temps d’ici bas.

A l’écoute et suppliantes dans la fissure

 Entre granit et grés égrainées, entières,

Entre terre et air, vol bleu en deux ailes,

Entre particules de sable et états sans frontières,

Entre mère et filles hier et demain, les temps d’elles.

 Sous le vent, terre rose, ocre et or, là,

Neige du soir sous la lune, une danse,

La clef sur la partition et le la.

Elles deux chantent ici le silence,

L'une, sous reflet de marbre, ancrée,

L’autre, Jeanne née perle nacrée.

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