lien vers les photos du séjour
http://aphanese.viabloga.com/news/lot-en-juillet-2017
Evasion
D'un espace vital qui s'est beaucoup réduit
Tant de jours à rêver de pouvoir tout quitter
Ces murs aseptisés renfermant mon ennui
Je regarde le plafond plusieurs heures durant
Je rêve de courses folles, de grandes enjambées
J'apprends à accepter et être plus patient
En espérant qu'un jour, je pourrais remarcher
Nos vies sont ainsi faites, on n’a pas trop le choix
On rencontre des obstacles, on traîne des boulets
On se doit de lutter, cacher tous nos émois
Se montrer fort et beau pour être enfin aimé
J'entends des rires d'enfants, par la fenêtre ouverte
Je sais bien qu'un beau jour, je sortirais d'ici
Avec beaucoup de joie, d'envie de découvertes
Pour oublier bien vite ce lourd pan de ma vie
Je ne regrette rien des ombres du passé
Elles peuvent être une force, un trait de caractère
Elles permettent d'avancer en se sentant plus fier
Ne pas se retourner pour pouvoir oublier
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J'étais bien, apaisée, reposée.
Je prolongeais cette douceur matinale en gardant mes paupières closes, comme si la lumière frappant ma rétine pouvait faire disparaître à jamais cette plénitude.
Mon corps détendu sur ce matelas en mousse reposant lui-même sur un sommier à lattes à l'odeur de pin prononcé était comme en apesanteur.
Je lévitais, une sensation d'extrême légèreté corporelle mais en même temps, tous mes sens étaient en alerte, sensibles au moindre petit bruit, un parfum, un souffle sur le visage, une émotion naissante.
Après de longues minutes, peut-être une heure, je ne savais pas, et après tout, cela n'avait que peu d'importance, j'ouvrais doucement les yeux.
L’élément bois partout.
Les chaises, le parquet de bois brut, une petite malle de rangement, un porte manteau, la porte en bois massif et les poutres au plafond, je venais de vivre ma première nuit au sein même d'un arbre ...
La fusion de deux mondes vivants.
Au centre de la pièce se dressait une partie du tronc de ce chêne centenaire.
Son écorce était belle et régulière et diffusait une force, une énergie dans cette chambre.
Je me levais et allais à la fenêtre, je l'ouvrais en grand, respirant à pleins poumons cette chlorophylle fraîche qui m'était offerte.
Je me sentais soudain invincible, perchée en haut d'une tour de bois, régnant sur la terre et le monde souterrain à mes pieds.
Autour de moi, des arbres et du vert à perte de vue.
La forêt m'acceptait en son sein, apaisant mes craintes et mes peurs en me rassurant comme le ferait des parents au dessus d'un berceau où dort leur nouveau né.
Elle même régnait sur moi, moi si petite, insignifiante presque, devant de tels éléments naturels.
Je pouvais soit me sentir impressionnée, emprisonnée par l'immensité de la forêt ou rassurée et prête à la fusion avec ce monde végétal.
Je choisissais la seconde solution.
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PELERINAGE
Aéroport Roissy Charles de Gaulle Terminal 2 Hall B
Le taxi vient de la déposer, elle paye la course et se dirige d'un pas assuré vers l'entrée.
Les portes coulissantes s'ouvrent devant elle. Elle tire d'une main son énorme valise à roulettes d'une grande marque de luxe achetée pour l’occasion, et de l'autre, son bagage à main, plus discret qu'elle gardera avec elle pendant le voyage.
Elle pénètre dans le hall d'entrée et se fond dans la foule pressée, colorée, affairée et disparate de vacanciers, hommes d'affaire et autres voyageurs.
Elle se sent bien, elle aime cette ambiance de départ, de découverte lointaine et de liberté avec, comme bruit de fond, un carillon et cette voix chaude et suave qui annonce des départs prochains pour des contrées au nom parfois exotique ... Kuala Lumpur, Oulan-Bator, Ouarzazate ...
Un mouvement continu, un flux incessant de corps se déplaçant dans tous les sens, se croisant, se bousculant même parfois.
Chacun dirigé vers une destination différente.
Certains retournent dans leur pays d'origine après une longue absence, le caddy débordant de valises déformées par les ans et les multiples voyages.
A côté des valises bombées s'entassent, au risque d'une chute, des cartons ficelés, voir scotchés tant bien que mal pour pouvoir être acceptés à l'embarquement.
On y trouve des souvenirs de bons moments passés loin du pays ou très souvent aussi, de la nourriture introuvable là bas.
D'autres sont beaucoup moins chargés, une simple valise cabine pour un voyage éclair dans le cadre des affaires.
La tenue décontractée fait place alors au costume cravate et à la sacoche renfermant la tablette ou l'ordinateur portable.
Leur téléphone collé à l'oreille, ils suivent les dernières consignes de leur hiérarchie avant le décollage.
Enfin une autre catégorie se remarque dans la foule, celle des vacanciers en famille.
On les reconnaît à leur tenue décontractée et confortable, leurs mines sont réjouies à l'idée de passer quelques moments de détente bien méritée loin du train-train parisien.
Après avoir fendu la foule, elle arrive finalement au comptoir d'enregistrement d' Air-France pour le vol AF 2148 à destination de Pékin prévu à 23h30 et signalé à l'heure.
Elle présente à l'hôtesse qui l'accueille son passeport et son billet électronique imprimé la veille sur son ordinateur personnel.
Elle dépose sa valise à roulettes sur le tapis roulant et attend patiemment que l'hôtesse appose une étiquette sur son bagage et lui délivre sa carte d’embarquement, le précieux sésame, en lui donnant les dernières consignes, le numéro de porte à rejoindre et l'heure limite acceptée pour le décollage.
L'hôtesse lui souhaite bon voyage, elle s'éloigne alors du comptoir sa valise cabine avec elle.
Elle se sent légère, encore un passage par les services de sécurité de l'aéroport et la douane et elle pourra enfin atteindre la salle d'embarquement pour ce long voyage de 11h.
Son excitation monte en flèche, un parfum d'aventure flotte dans les airs ...
Autour d'elle se pressent de nombreux passagers aux traits fins et lisses, aux yeux légèrement plissés en amande, manifestement d'origine asiatique !
Devant la file d'attente pour la douane, son esprit vagabonde et l'emporte dans le passé ...
Elle revoit son père, se souvient de son histoire, du moins ce que l'on a bien voulu lui raconter.
Obligé de fuir un pays en guerre sous l'occupation japonaise, il arriva en France avec le reste de sa famille, son père étant resté en Chine, il ne revint jamais.
Il dut se battre pour se construire une nouvelle vie, y trouver du travail.
Tout ne fut pas simple au début pour se faire accepter par les parents de sa fiancée, mais à force de ténacité et d'amour, il s’intégra rapidement et y fonda sa propre famille.
Elle sourit et se dit qu'au fond, si cela n'avait été le cas, elle ne serait pas là aujourd'hui, dans cet aéroport en partance immédiate pour le pays de ses ancêtres.
Reconnaissante pour son père, elle se sent encore plus forte et fière du sang qui coule dans ses veines à cet instant précis.
Le douanier lui fait signe d'approcher d'un geste impatient, elle était dans ses pensées lointaines, elle n'a pas vu son tour arriver.
Elle se précipite et présente son passeport et sa carte d'embarquement et se place devant la vitre face au fonctionnaire territorial.
Puis elle récupère ses papiers et rejoins les autres passagers.
Ça y est, maintenant, elle peut se détendre et souffler !
Le personnel de bord vient de lui désigner sa place dans l'avion.
Elle s'est vraiment fait plaisir en s'offrant ce billet aller-retour en classe affaires sur cet airbus A380 d'Air -France.
Elle en rêvait depuis longtemps et c'était l'occasion unique pour ce pèlerinage en terre chinoise.
Elle rayonne, elle va pouvoir profiter de ce long trajet jusqu'à Pékin pour se laisser chouchouter par les hôtesses et stewards, présents à bord, toujours aux petits soins pour ce type de clientèle fréquentant la business class.
On lui apporte une coupe de champagne accompagnée de petits fours.
L'hôtesse lui propose de la débarrasser de son bagage à main et de le placer dans le compartiment prévu à cet effet au dessus de son siège.
Elle refuse poliment, elle veut avant cela récupérer une partie de son contenu plus que précieuse et qui a motivé l'ensemble du voyage ...
Des larmes viennent couler sur ses joues, quelques gouttes au départ qui se transforment très vite en un flot continu difficile à endiguer.
Le personnel de bord, bien que gêné, n'intervient pas et interprète cette émotion comme une joie intense avant un voyage longtemps désiré.
Elle se reprend vite, sa tristesse faisant place à une certaine mélancolie.
Elle se remémore toutes ses années passées avec son père.
Sa disponibilité, son soutien à tous les moments clés de sa vie.
Son réconfort dans ses périodes de doute.
Elle a toujours su qu'elle pouvait compter sur lui, il ne l'abandonnerai jamais ...
Jusqu'à ces mois précédents où la maladie a commencé à le ronger et à transformer ce papa exemplaire en un pauvre être humain luttant de nouveau pour sa survie et cherchant malgré tout à minimiser sa souffrance pour son entourage.
Et puis, malgré tous ses efforts,
Il est parti.
Elle serre dans ses bras ce petit sac en papier qu'elle a sorti de sa valise cabine.
Le contact du papier bulle entourant l'urne en métal, l'apaise.
Elle ressent fortement la présence paternelle, il est à ses côtés pour quelques heures encore ...
Puis ils se sépareront à jamais, lui au pied de la Grande Muraille de Chine avec ses ancêtres et elle, de retour à Paris.
Elle feuillette un magazine présent à bord et offert à la lecture durant le voyage et se met à rêver devant des photos magnifiques prises en Chine et sur les environs de Pékin.
Cette merveille du monde qu'est la Grande muraille y tient bien évidemment une place importante.
Elle a repéré un accès à l'édifice un peu sauvage et plus éloigné donc moins touristique que certaines portes d'accès bien connues des guides touristiques.
Elle prépare donc mentalement son mode opératoire.
Un matin de bonne heure pour éviter la foule, elle répendra les restes de son père du haut d'une tourelle face à cette nature grandiose et sur ces pierres qui ont vu mourir tant d'ouvriers pour sa construction.
Puis elle s'inclinera respectueusement devant la majesté du lieu, émue par la solennité de l'instant, et repartira heureuse et fière d'avoir pu organiser cet hommage à son père et ses racines ancestrales.
Elle s'endort enfin, le magazine sur ses genoux, laissé ouvert sur les photos de sa destination prochaine ...
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Un cœur paisible
C'était un parcours que je souhaitais initiatique ...
Je n'avais pas choisi cette région par hasard.
Au milieu des prés où passaient calmement des troupeaux de belles vaches à la peau mordorée,
se dressaient d'immenses forêts de conifères et autres espèces d'arbres majestueux.
J'avais décidé de m'isoler quelques heures loin du tumulte de ma vie quotidienne.
Je recherchais le calme et l'osmose avec la nature environnante.
J'entrais dans la forêt comme dans un sanctuaire, pleine de respect et d'humilité devant des arbres parfois centenaires ayant développé des racines profondes leur assurant cette force et cette prestance visibles à l'œil nu.
J'avançais lentement, tous mes sens en éveil, sensible au plus petit craquement dans un fourré, à l'essence de ces arbres chatouillant mes narines, à cette verdure à perte de vue.
J'étais bien, loin de tout et pourtant si proche de moi ...
Prenant le temps d'observer, je repérais un très bel arbre, un beau chêne, plein de vie comme en témoignaient son écorce régulière et le port de ses branches très fournies.
Je m'inclinais respectueusement et osais lentement approcher une main.
Le contact était doux et fort à la fois, douceur de l'écorce et de la mousse la recouvrant et force par l'énergie transmise dans ma paume.
Un instant magique, difficilement explicable avec des mots, impossible à partager avec d'autres.
J'étais gonflée d'énergie mais dans le même temps apaisée intérieurement.
Les battements de mon cœur se muaient en de multiples vagues faites de chaleur et de douceur.
Mon souffle se calait sur ce tempo dirigé par le silence comme unique chef d'orchestre.
Une petite musique intérieure que l'on voudrait répéter éternellement et ne jamais oublier.
Je repartais reconnaissante envers cette nature qui, bien que souvent maltraitée par l'Homme, donnait sans compter pour qui voulait bien l'écouter et l'approcher respectueusement ...
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Mon très cher Gaspard,
Toutes ces années passées à vos côtés toi, tes parents, ton frère Noé et ta sœur Simone, resteront à jamais gravés dans ma mémoire comme la plus belle période de ma vie de gouvernante.
J'étais déjà au service de la famille du temps de tes grands-parents, Jacques et Marie-Jeanne FABRE.
N'ayant moi même jamais pu avoir d'enfants, je vous considérais un peu comme les miens et vous passais bien des caprices en l'absence de vos parents !
Votre maman Alexis, était une femme exquise, d'une gentillesse sans pareil et surtout d'une intelligence vive que Monsieur Gay-Lussac lui avait permis de développer lors de ses recherches sur la physique des gaz.
Quelquefois, le soir lorsqu'elle revenait de son laboratoire, elle tentait de m'expliquer, lorsque vous étiez couchés, en quoi consistaient ses recherches.
J'avais beaucoup de mal à suivre du fait de ma trop pauvre instruction, mais je l'écoutais en silence la laissant s'exalter devant ses découvertes.
Elle était très prise par sa passion mais malgré les apparences vous aimaient de tout son cœur et d'un amour égal.
J'en viens donc maintenant, à l'objet de cette lettre.
Depuis la mort de votre mère, je ne cessais de remettre à plus tard le moment fatidique où je devrais t'apprendre une vérité cachée au sein de la famille depuis bon nombre d'années.
De son vivant, elle seule pouvait vous l'apprendre ; bien que détentrice du secret avec votre père, je ne devais rien vous dire.
Mais aujourd'hui, il est de mon devoir, je le crois, de t'apprendre que ta sœur Simone n'est pas la fille de ton père, Jean-Charles de Haute Cloque, mais de Mr Gay-Lussac qui tomba éperdument amoureux d’elle lorsqu'ils travaillaient ensemble au laboratoire de chimie.
Ils cachèrent leur liaison du mieux possible mais lorsque Simone se retrouva malgré elle enceinte, il fallu prendre une décision radicale.
Elle rompit définitivement avec Mr Gay-Lussac et avoua toute la vérité à son votre père.
Il ne fut pas simple de lui faire accepter cette enfant comme la sienne, mais devant l'insistance de ta mère, et les risques de retombées désastreuses pour sa notoriété et sa carrière, il accepta finalement.
Voilà, Gaspard, je me sens allégée d'un poids qui me pesait et dont je voulais me débarrasser à tout prix avant ma mort.
J’espère de tout cœur que cela n’entachera en rien vos rapports entre frères et sœur et que vous me pardonnerez un jour de vous avoir dévoilé ce secret.
Je vous souhaite tout le bonheur qui vous revient de droit dans vos familles respectives.
Anna votre dévouée.
V.Chen juillet 2017
Le petit cagibi, ma cabane de fortune sous les escaliers extérieurs. Les murs sont des plaques de plexi glace opaque. Il y a des trésors et des toiles collantes. C’est la maison des araignées, elles se baladent au milieu d’objet que je ne comprends pas. Moi, j’y fais mes premières potions filtres d’amour, avec les pétales de fleurs de camélia du tout petit jardin. Je les écrase dans de l’eau, en chantant dans une langue qui n’existe pas. Ma mère dit que je fais de la « patchaque ». C’est un mot magique dans sa bouche. Il ne veut rien dire, mais qu’elle le prononce me donne le droit de tout inventer, la « patchaque » c’est la liberté.
Le jardin. Délimité par des vieux roseaux séchés. Il fait 30 m2. Le sol en cailloux, mais des cailloux doux, je peux m’assoir dessus sans m’égratigner. Il y a ce camélia que j’adore, dont je caresse les feuilles à chaque visite. Et un immense tilleul. Le tronc est derrière notre limite en roseau, mais il retombe en cascade chez nous. Et son odeur puissante, nous appartient, de toute façon. Il y a une minuscule forêt de bambou, je m’y enfonce et tout devient immense. Jungle de mes rêves. La menthe sauvage dont je mastique les feuilles. La verveine citronnelle que je frotte sur ma peau. Je sais qu’autour, tout est plus urbain.
Le quartier de Saint Antoine. Périphérie du bourg de Limoux. Mélange détonnant de maison pavillonnaires, d’immeubles HLM, et de préfabriqués. Si on prend le chemin à gauche juste après la maison de Monsieur Benazet, on arrive face à la petite rivière de l’Aude. Je sillonne le quartier en vélo. Il y a la petite épicerie SPAR, où je vais acheter mes bonbecs. Et tout à côté, les immeubles de mes copains Aisha, Najim, Djamila, Rachid et Déborah. On va jouer au ballon sur le terrain d’herbe, qui est au bord de la route. Des blagues dans les cabines téléphoniques, numéro au hasard, et voix trafiquées. Seule, au Skate Park pendant des heures, je roule et je tombe.
Limoux, 9500 habitants. Ca commence à devenir étroit ici, c’est étroit parce que ce n’est pas profond. La ville m’offre peu. Je joue le jeu de la fête, il n’y a que ça ici. Le carnaval dure 3 mois. Les rugbymen sont les rois de la ville. Ils ont gagnés la coupe, ils vont venir fêter ça. Alors je sors dans les bars le samedi soir, on me dépose en voiture et on vient me chercher.
Toulouse est rose. La ville. La grande ville. Je me suis extirpée de la petite bourgade fantasque de mon enfance.
J’habite en face de l’église Saint Sernin. Les pavés. Je sillonne les rues, je me perds dans les quartiers, je rentre dans tous les endroits. C’est ma première ville. La première que j’aime. J’en prends soin, je la rencontre par cœur. Je me jette dans ses couleurs avec joie et liberté. Ses cinémas, 3 fois par semaine. Ses églises, dès qu’il fait chaud. Ses bars, tous les soirs si j’avais pu. Le théâtre National. L’université de droit. Je m’approprie les lieux. Je retourne à la « patchaque ».
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Simone,
Je vais te parler Simone. Peut-être pour la première fois depuis longtemps. Ne crois pas que je n’ai jamais essayé avant. Le mutisme froid qui me fermait la bouche, qui détournait mes yeux des tiens, j’ai souvent tenté de le combattre. Tout ce temps, jusqu’à ces mots, j’étais écrasé sous le rocher d’un secret, écorché par une jalousie insensée. Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de me libérer. La mort de notre mère, me rend cette voix à t’adresser, que j’avais égarée.
Tu es née dans la rivière Simone. Comme un nénuphar sauvage. Notre mère t’a cueillie comme une fleur.
Je la suivais toujours. Elle quittait la maison au lever du soleil, sans un bruit. Elle allait écouter le chant de la rivière. Moi, je la suivais.
Comme un insecte, je me cachais dans les herbes hautes. J’avais sept ans, et de loin, dans un plaisir secret et coupable, j’observais Alexis, ma mère. Je savourais de voir sans être vu. Elle était différente dans la lumière rosée du matin. Elle était si belle, je l’aimais comme un fou.
Après quelques minutes de marche, quand elle savait qu’elle était loin, enfoncée dans le sous-bois, et seule, elle quittait son châle et ses sabots. Elle humait l’air à pleins poumons. Et délicatement, elle faisait glisser sa robe de nuit le long de ses épaules, pour la faire tomber à ses pieds. Nue. Comme une déesse antique, ses seins ronds et généreux dressés par la brise froide. Sa peau blanche, réfléchissait le soleil du matin. Elle rayonnait. Elle détachait sa chevelure blonde, si souvent rassemblée sur le haut de sa tête, qui en un mouvement venait pudiquement voiler son dos. A cet instant, elle était une femme libre, offerte à la rivière.
Elle disparaissait dans l’eau, pour ne donner à la surface que son sourire radieux. Parfois dans un éclat, elle riait de la fraicheur de l’eau. Et les matins les plus gracieux, elle chantait avec les oiseaux.
Souvent la vision magnifique, faisait couler des larmes sur mon visage rond. L’émotion était vertigineuse. Mon corps ne me soutenait plus. J’aimais ma mère plus que tout au monde. Mais je savais qu’elle ne m’appartiendrait jamais.
Ce matin-là, le jour où tu es née dans l’eau. Elle ne s’est pas déshabillée. Il y avait un oiseau qui chantait plus haut que les autres. Un chant de tristesse. Je l’entendais moi aussi. Elle s’est approchée tout doucement d’un arbre qui sortait de l’eau. J’ai enjambé plusieurs caillasses, sans respirer, pour ne pas qu’elle me surprenne. J’avais peur, j’allais –intrépide- plus près que d’habitude.
Alors, je t’ai vu, toi, comme un frêle cocon dans les bras de ma mère. Elle t’a regardé avec tant d’amour, caressé les yeux, et embrassé le front, que je me suis senti volé, trahi déjà.
Secoué de sanglot, que je ne comprenais pas encore, je couru le plus vite que je pu en direction de la maison, où je me recouchai dans mon lit.
Ma mère revint à la maison, son nénuphar dans le creux de son cœur. Elle t’avait baptisé, Simone.
Mon père te regarda longuement, dans un silence pesant. Personne ne parlait. J’observais la scène du haut de l’escalier.
Elle te porta plus près encore devant ses yeux. Elle voulait qu’il te voit, que tu l’atteignes au cœur, comme tu l’avais atteinte. Elle riait, « regarde-la » . Il se réveilla brutalement de son immobilité, et dans un élan de furie, il s’empara de ton petit corps de laine, et couru dans le jardin en direction du puits.
Notre mère (elle était devenue la tienne à présent, viscéralement, je le compris à ce moment-là) rugit, hurla, versa mille larmes de désespoir. Elle frappait de ses petites paumes blanches, le dos de mon père, qui ne cessait d’avancer vers ce trou où il te jetterait. Elle s’accrocha de toutes ses forces à ses jambes, trainant au sol, de tout son long.
Elle était devenue un comme une créature ruisselante d’eau, tachée de boue. Elle me fit peur.
Dans un cri qui résonna dans le ciel immense, elle tomba à genoux, et regardant mon père, elle lui pleura ton nom « Simone, elle s’appelle Simone ».
J’étais dehors devant eux. Mon corps était secoué de tremblements. Mes yeux te fixait, toi, suspendu aux mains de mon père au-dessus du puits. J’aurais peut-être voulu qu’il t’y lâche. Mon père me regarda, longtemps, et dans un calme soudain, te rendit aux bras de ma mère.
Elle serait notre mère à présent, mais elle te vouerait un amour inconditionnel. Je souffrais au loin dans mon corps, d’une plaie d’amour ouverte. J’étais jaloux. Ce combat pour te garder au monde, auquel je venais d’assister, me marquerait dans l’âme pour toujours.
Nous scellâmes le secret, rien ne te serai jamais révélé. Personne ne devait savoir. Maman ne sorti plus pendant quelques temps, nous te cachâmes. Et quelques mois plus tard, tu devins une fille de la Haute Cloque.
La douleur de me taire. Cette punition qu’on m’infligea par ta faute. Ne jamais te raconter. Dès lors, je ne puis plus t’adresser un seul mot. Je suis devenue muet, Simone, le nénuphar de ta naissance planté dans ma gorge.
Ne crois pas que je ne t’ai jamais aimé.
Je t’ai chuchoté mille mots dans ma tête.
Ceux-là, je te les écris, pour me délivrer.
A notre silence,
Noé
Juillet 2017 Chloé
Quand j'ai rencontré Alexis, elle était dans un sale état. J'ai d'abord vu son dos, large et voûté, enserré dans une grosse toile beige. Sa nuque épaisse était baissée vers une chope de je ne sais quel alcool, me dissimulant son visage. Les âmes perdues, je les repère moi, c'est mon travail. Je zone dans les ruelles sombres et j'me laisse porter par mon instinct, suivant tel ou tel soulier, entrant dans telle ou telle taverne. Vous pouvez penser que j'ai rencontré Alexis par hasard, en vérité, c'est la vie qui a choisi de nous faire nous rencontrer. Son visage dans l'ombre j'avais tout d'suite eu envie de le saisir. Au plus profond de moi, j'avais senti qu'au cœur d'ce trou à rats, elle n'était pas simplement une gueule cassée parmis les autres. Alors j'm'étais assise en face de ces deux gros seins lourds et j'avais pris doucement son menton entre mes mains. Elle n'avait qu'un œil. Noir. Perçant. Magnifique. Dedans, il y avait de l'intelligence cachée sous une bonne couche d'ennui. Je m'étais alors penchée pour embrasser sa paupière vide, comme pour sceller notre destin, une manière de lui signifier qu'elle me plaisait, à moi Marianne que tout le monde appelle la bègue. C'est d'ailleurs sous c'nom que vous m'connaissez, vous, sous vos lourdes robes de justice. Nous étions sorties ensemble de cet infâme bouge, presque sans se parler, et j'l'avais traînée à la sortie de la ville, près de la rivière, là où mon moulin fumant nous attendait. J'avais servi deux énormes bols de soupe devant nous et Alexis s'était mise à s'raconter. La mort de son imbécile de mari depuis plus de 15 ans, comment elle avait cru en se mariant devenir libre et comment finalement quelqu'un d'autre que son père avait dicté les moindres détails de sa vie. Son travail de chimiste, toutes ses découvertes, immédiatement volées par ces gros hommes puissants, apeurés et jaloux. Ses trois enfants, dont ses deux fils à la guerre qu'elle n'avait pas vu depuis des lustres et la petite dernière Simone qui, enfermée dans la bibliothèque jour et nuit avait hérité du goût de ses parents pour les sciences et étudiait à se brûler la cervelle tout ce qu'il lui était possible. Elle, Alexis, ne travaillait plus au laboratoire. Elle allumait seulement les réverbères chaque soir, ce qui ne lui prenait pas plus de deux heures. L'ennui l'avait grignoté petit à petit et du haut de ses 48 ans, elle était déjà une très vieille dame. Lasse et sans désirs. L'argent lui sortait littéralement des poches mais son sang était comme figé dans ses veines. Jean-Charles de la Haute-cloque lui avait laissé le poid de la richesse, celui où on devient barrique à force de dindes fourrées, et un nom insupportable qu'elle avait envie de taillader à la hache. Je l'écoutais, plissant les yeux en gage de concentration et notre discussion dura une bonne partie de la nuit. Lorsqu'elle me quitta, elle embrassa ma jambe bègue avec reconnaissance. Je l'invitais à revenir le lendemain pour une suprise. Son œil noir me fixa alors, légèrement interrogatif mais Alexis fit volte face avec ses questions et s'enfonca dans la nuit. Moi, jusqu'au petit matin, chaudrons à fond, j'entrepris de lui fabriquer un nouvel œil, un bleu à l'identique de celui qu'elle avait perdu. Elle m'avait décrit le drame. Son mari en proie à la folie, crevant de jalousie pour son talent à elle, l'avait jeté en hurlant contre le pommeau du montant de leur grand lit en bois. Le pommeau en pomme de pin avait percuté son orbite, écrabouillant son bel œil bleu qui avait coulé sur le sol, comme la cire d'une bougie. Le lendemain soir, son oeil noir survivant pleura en rencontrant le nouveau bleu. Mon invention était parfaite, un œil en verre aussi vrai que nature serti d'un joli mécanisme découvrant un petit espace à l'intérieur pour pouvoir y glisser du cyanure. Alexis le glissa sous sa paupière et devint en un instant, Fabre l'assassine. Tuant De la Haute-cloque et l'ennui dans ses veines d'un clignement de cil, son nom de jeune fille en étendard, elle devint une meutrière redoutable, à jamais en quête d'hommes en porcs à éviscérer. Alexis était mon amie et ma plus fidèle co-équipiaire. Je suis fière d'avoir été à ses côtés. Elle repose aujourd'hui, sa haine du patriarcat légèrement assouvie. Moi j'continuerais jusqu'à ce que la mort me prenne à son tour.
Marianne la bègue
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J'avais les fesses posées sur la cuvette froide des toilettes et le contact du plastique blanc sur mes cuisses était pour moi un soulagement. J'avais au moins une heure devant moi, une heure de vraie solitude, comme un répit pour mes nerfs. Je prenais bien sûr le soin de fermer le verrou à clés et ici, personne ne viendrait me tourmenter. Ici, j'arrivais à me faire oublier. Mon maillot de bain aux rayures multicolores descendu aux chevilles, je pouvais ouvrir sereinement le tome 3 d'Harry Potter et plonger dans une vie qui m'éloignait de la mienne. Je n'avais lu aucun des autres tomes mais passionnée par les sorcières depuis quelques temps déjà, ma mère me l'avait glissé dans la valise, une lecture pour l'été elle m'avait dit. Ma mère, mon roc, mon salut qui, avec ce cadeau était un peu avec moi, comme une consolation, protectrice. Sur la couverture du livre de poche, on pouvait voir trois adolescents avec des grands chapeaux noirs et pointus à califourchon sur une sorte de dragon. Cette salle de bain était mon refuge. Une grande salle de bain recouverte du sol au plafond par des petits carrés bleus en mosaïque. Je trouvais que c'était magnifique. A côté de moi, le bidet débordait de masques et tubas sablonneux, et la porte entrouverte qui donnait sur la cour de l'immeuble grande comme un placard charriait les sons d'autres familles en vacances. Tambours de machine à laver, voix d'enfants et télévision ou radio à fond. En italien. Mon père et son amoureuse tentait, dans la pièce à côté, d'endormir mon petit frère, cadeau de mes 10 ans, une famille italienne, en Italie, en prime. Dans ma tête de petite fille, ce n'était pas facile. Mon frère pleurait sans cesse, souffrant d'une mauvaise cicatrisation de son cordon ombilical, ses intestins tout neufs se baladant dans son nombril. C'est du moins ce que j'avais compris. Et, en effet, son nombril faisait comme une bosse de la taille d'un petit coing. Violet. Glaçant. Je n'étais pas autorisé à le changer pour ça. Il était si loin de moi. Compréhensive, j'imaginais que c'était très douloureux. Les adultes étaient sur leurs gardes, inquiets et fatigués, et moi la grande, je peinais à trouver ma place. Mon père ne m'aidait pas vraiment. J'avais la sensation d'être un petit boulet imbécile qu'il devait traîner. Une tâche d'un lourd plat français en sauce sur sa tentative de création d'une nouvelle famille, belle et chantante, en forme de courgettes à la vapeur et de tomates mozzarella. Saine et charmante donc. Ma belle-mère portait, pendant ces vacances, une belle robe bleue turquoise en serviette éponge, ses cheveux noirs de jais attaché en chignon banane et une paire de lunettes rouges à la Jacky Kennedy. Je la trouvais trop classe. Mon frère était un beau poupon aux cheveux bouclés noirs, un angelot en slip des peintures italiennes. Et moi j'étais une grande saucisse un peu bête, impolie et sans curiosité aucune. C'est ce qu'on me faisait sentir. Ma salle de bain refuge donnait sur un couloir carrelé en marron d'où on pouvait apercevoir la chambre parentale/bébé parfait mais malade. Tout le mobilier y était en rotin et ce, jusqu'au salon, où le canapé une place me servait de lit. Je dormais au milieu d'une centaine d'affreux poissons en céramique peinte, tapissant les murs de l'appartement en entier. Je me souviens du drap jaune, housse directe du canapé sur laquelle je m'étendais et de là, tête sur l'oreiller, je fixais le verre de la baie vitrée presqu'entièrement voilé par les embruns. Il y avait aussi le bruit de la mer, toute proche et les Topollino dans la bibliothèque au pied de mon lit.
Lucile
La page comme une plage couchée au creux du livre sur une table. Etale, blanche, point de volcan. Un point pour un retour à la ligne. Sauter la ligne, descendre en bas de page, remonter vers la majuscule, un A, un E un T, hésiter, hésitation, point de suspension. Tension, attention, tension de la feuille, équilibre, souffle du vent, balance, avance, cadence, balance, avance, cadence. Danse du vent tourne la feuille blanche, tranche rouge, grise, verte du temps, autrefois. Dorure, précieuse édition d’or, s’endort, penche la tête gratte le papier sur la peau, gratte papier, papier gratte. Grappe de mots cailloux roulent sur la page, plage couchée au creux du livre sur une table. Au bout de la ligne un soleil en écriture. Etendue sur la plage brûle la peau. Tourner la page. Fraîcheur de la pluie et l’orage surgit sur la montagne décrite au dos de la page. Univers de travers, point virgule suspension encore, exclamation et interrogation. Non pitié interrogation zéro, samedi matin, zéro. Livre ancien, poussière, zéro, faux, coupe, étête, tombe la tête. Revenir sur la page de la plage, noire et blanche aussi. Partir, renverser le broc, le O le A et le U je l‘ai eu. Tombé dans l’escalier. Le voyage du salon au salon, bureau, espace ouvert, loin, horizon, encore, parcourir la page, revenir, repartir. Sable sous les pieds, roulent les grains fins marins. Halé bronzé le corps de mot trouve empreinte peinte et l’écume lisse la plainte de la vague, étoile renversée, éponge imbibée, coraux, émeraude, poissons scintillent sur la page, plage couchée au creux du livre sur la table de la terrasse. Une fleur rouge. Une feuille veinée translucide. Un pétale mauve. Un bâton d’encens. Pieds dans le vent. Levant à l’est, la main devant les yeux. Point. Point de brume, le volcan apparaît. Refermer le livre, une plage, l’océan, plonger.
Simone Cap Blanc Juillet 2017
Laisse passer.
Je laisse passer l’espace à côté de moi, afin qu’il me rende la politesse. C’est une façon de dire que je marche à côté de mes pompes. Ou alors dans mes pompes mais hors des sentiers battus. J’ai eu bien du mal à admettre que mon espace était à côté de l’espace normé, pour ne pas dire normal, et que finalement c’est là que je me sentais le mieux malgré les inconvénients que cette topologie procure.
Fonctionnaire de l’état, Mon père a été muté ici et là en France, et j’ai suivi. Donc, dés l’enfance j’étais tombé dans la marmite d’un espace mouvant, ou pouvant se mouvoir, ou en voie de mutation. Chez les chinois c’est le Yi King qui travaille ça, le livre des mutations ; mais à être trop systématique dans la bougeotte on finit par être figé dans le mouvement.
Quand j’ai commencé à travailler, je me suis déplacé toutes les semaines de 250 kms entre mon lieu professionnel, où j’avais néanmoins un petit studio, et la maison où j’accueillais ma fille. Puis j’ai changé, traçant entre la maison et deux autres lieux de travail, respectivement à 50 et 60 kms de là. Puis je me suis fait virer de ces deux endroits et je n’ai cessé de bouger en de multiples endroits pendant 4 ans. Puis je me suis fait lourder et j’ai trouvé un travail à 600kms, dans lequel je suis resté deux ans avant qu’on en mette au placard en me payant à ne rien faire pendant trois ans et demi. Au moins je n’avais pas eu à déménager. Quand j’ai pu retravailler dans un autre service du même lieu, il a pas fallu 4 ans avant que les conditions deviennent telles que seule la fuite était possible, vers Paris cette fois, dans un endroit d’où on m’a aimablement congédié au bout de deux ans.
Déménagé, lourdé, viré, remercié, congédié, mis au placard, tout cela dit quelque chose de ma topologie interne dans la rapport à la topologie externe : mon espace est celui du seuil entre deux espaces.
Il n’y a que depuis 17 ans que je suis parvenu à trouver un espace stable. Peut-être un coup de chance, peut-être une plus grande tolérance de ce lieu là à l’étrangeté, peut-être l’assomption de ce que mon espace interne en torsion soit un élément essentiel de ma situation dans l’espace externe.
La torsion, le mot essentiel est laché. Comme tout le monde, j’ai longtemps cru que l’espace de la bande de Moebius ne présentation qu’une seule torsion qui mettait en communication la face A avec la face B, construisant le paradoxe topologique d’une surface où l’envers se situe aussi bien à l’endroit, et où les deux dimensions de sa surface présentent globalement la structure à une seule dimension d’un bord. Autrement dit, la bande de Moebius est bien un espace, si l’on veut mais c’est surtout un seuil. C’est sans doute sa communauté topologique avec la forme de mon esprit tordu qui m’a permis d’approfondir l’étude de sa structure.
C’est ainsi que j’ai découvert une petite chose d’évidence, que portant personne n’avait vu : la bande de Moebius présente en réalité trois torsions et non une seule. Ou alors il faut dire que la torsion qui lui donne sa structure est triple. Tout cela venait du fait que, devant l’évidence du phénomène de la torsion, personne n’avait songé à la définir mathématiquement. J’ai donc donné cette définition : la torsion, pour un espace à deux dimensions plongé dans un espace à trois dimensions, c’est l’inversion de, deux dimensions sur trois,l’une des deux étant toujours la troisième.
Cette invention m’a permis de me rendre compte que d’immenses intellectuels dont le volume des connaissances et la surface de l’intelligence dépassait largement la mienne, n’avaient pas été foutu de concevoir cela. Bien entendu, cela m’ a mis au ban de la famille des intellectuels qui n’entendaient pas s’en laisser conter par un petit bonhomme comme moi, trop ou pas assez tordu pour eux.
C’est là où j’ai commencé à admettre que mon espace ne pouvait être qu’à côté. J’ai pris confiance en moi en prenant possession de cet espace de bord, certes vertigineux comme celui d’une falaise, mais lieu de courant d’airs où l’on sent le vent du large. Comme tout le monde en révérence à l’égard des grands esprits de ce temps, je me demandais pourquoi tant de culture empêchait de concevoir les trois torsions de la bande de Moebius, empêchaient Sartre de s’apercevoir qu’il prenait toujours les mauvaises options politiques malgré « l’être et le néant », et que s’il en changeait c’était pour se tromper encore malgré « huis clôt », empêchaient Heidegger de s’apercevoir qu’il soutenait le régime le plus démoniaque de toute l’histoire de l’humanité, malgré « l’être et le temps », empêchait Mao Zedong de se sentir tranquille dans la cité interdite malgré le petit livre rouge, empêchait Lacan d’avoir une juste conception du Réel malgré les Ecrits et 23 ans de séminaire.
Il y avait visiblement une torsion absente chez ces grands personnages, celle qui met en rapport la théorie et la pratique, l’espace interne et l’espace externe de la réalité. L’habileté interne dans l’espace théorique fascine les foules d’intellectuels en herbe qui ne demandent qu’à tordre leur esprit pour le brancher sur celui de quelqu'un d’autre jugé plus apte à comprendre l’espace du monde, alors qu’ils ne font que spéculer dans l’espace intérieur de leur monde.
J’en étais donc venu à prendre un appui plus solide auprès de ceux qui, au lieu de spéculer sur leur propre monde qu’ils arrivent à faire passer pour LE monde, interrogent l‘espace à coup d’expériences de pensée, mais aussi d’expériences de terrain qui sont souveraines quant à trancher de la validité des expériences de pensée. Ces gens là, ce sont les scientifiques.
Et je me suis aperçu que la structure de l’atome présentait cet espace paradoxal qui pouvait rendre simultanés deux espaces-temps contradictoires, tout comme les dimensions de la bande de Moebius. À la fois corpuscule et onde, toute particule peut à la fois être où elle est et être ailleurs que là où elle est. La particule s’établit donc à côté de ses pompes au même titre que votre serviteur.
Tournant mon regard vers l’infiniment grand je constatais que l’espace du big bang situable en un point extrêmement réduit au centre du l’univers en gestation se retrouve aux confins de ce que nous pouvons observer à l’aide des plus performant télescopes : le centre est donc situé à la périphérie, et l’intérieur à l’extérieur pour autant que ces notions aient un sens quelconque lorsqu’il s’agit de si vastes considérations.
Je vis sans doute à côté de mes pompes, mais force est de constater que je suis tordu de la même façon que l’univers qui m’entoure.
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J’ai bien des mites au logis, elles font des trous dans les vêtements.
Je les collecte patiemment et le soir je dine aux mites. Ça fait exploser ma créativité. Je sais que je vis seul mais je me plais à croire que ces petites fées du logis sont autant de princesses enfermées dans un placard. Il suffirait d’un baiser pour leur restituer leur si belle apparence. Au contraire, lorsque je les ai collectées, et que mes lèvres se tendent vers leurs petites mandibules bleues alimentées de laine, je suis pris d’une soudaine inspiration qui les détruit à jamais. Apparemment je suis un barbe bleue, mais non, ce n’est pas ça du tout. Je n’ai que des bonnes intentions. Je suis juste dépassé par mes inspirations qui font de mes mites des muses.
Certes, je perds des compagnes, mais je ne sais comment, elles reviennent sans cesse. Si leur vol délicat fait chaud au cœur, leur petit corps nourri à la laine fait chaud à l’estomac. Je me tisse un pardessus interne qui me permet de franchir l’hiver parcouru de l’effroi de la solitude.
Il m’est arrivé de partager mon diner avec une mite équivalente à moi en taille et en poids. J’avais l’impression de lire dans ses yeux le sourd reproche que ma mitophagie lui inspirait inévitablement. Je savais qu’intérieurement elle se moquait de moi ; c’était une mite railleuse.
Ça faisait suite à ma rencontre avec le génie dyslexique que tout le monde connaît, celui qui confond les m et les b. Je l’avais reçu une fois, tandis que je débouchais une bouteille de glycérine dans laquelle j’espérais noyer mon chagrin. La glycérine est en effet un trialcool liquide, incolore et sirupeux, extrait des corps gras par saponification. Elle est donc triplement efficace. Mais le génie bleu m‘avait déçu cette fois là, du fait de son incroyable méprise quant à l’interprétation de mes vœux. Depuis, je ne suis plus trop alcool, ni trop glycérine.
Ça laisse la vie plutôt mélancolique, mais Les mites m‘inspirent parfois des recettes de cuisine.
Par exemple, je fais des mites en confiture. Il faut la patience d’en avoir collecté suffisamment, et avoir obtenu la collaboration des abeilles qui squattent ma chambre, ce qui est plutôt coton, mais j’y arrive. Il suffit de séduire leur reine. Je lui fais une courbette et je dis : majesté, votre sire est trop bonne. Elle me répond invariablement : je sais, j’en parlerai au parquet. Ces insectes sociaux sont sévères, mais juste. Ils comprennent que je ne fais que prélever un loyer parfaitement légitime. Quand la loi y est, la paix règne, même si on obtient la paix tard.
Quand j’étais petit, Mon père m’avait parlé de l’interdit de l’insecte. C’est pourquoi j’en avais une peur bleue. Quand mon père est mort, j’ai dit la barbe ! et cela a miraculeusement disparu. J’ai noyé mon cafard dans le trialcool sus nommé et ma vie a littéralement explosé. Enfin ma bonne étoile a régné. Je me suis mis direct à l’écriture de mon roman autobiographique, mon grand opus. J’y suis encore. Ça m’use. Alors de temps en temps, je m’autorise à faire la bombe.
J’y raconte, dans ce roman, que je suis le beau berger Paris, qui joue de la flute de pan en gardant un œil sur la laine de ses moutons, dans les collines entourant l’Olympe. Un jour, trois grâces de Grèce vinrent me trouver pour juger qui d’entre elles était la plus belle. Flatté d’une telle faveur, inspiré par chacune d’entre elles, je fis une tarte avec la pomme qu’elles m’avaient confiée pour prix de leur concours. Ainsi je coupais la poire en deux en divisant la pomme en quatre, une part pour chacune et une pour moi. La pomme n’ayant pas suffit, j’y avais ajouté une grenade.
La beauté est aussi explosive que le mythe ; il faut manier les deux avec précaution. Je continue ma vie de roi régnant sur les princesses du placard, seulement ponctué des quelques surboums où j’invite aussi les abeilles. Parfois, Je crains que tout ceci ne soit que feux d’artifice.
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Ça déménage
Le hayon de la camionnette se referma avec un bruit de casserole expérimentant la loi de la chute des corps. Le véhicule était ancien, ça s’entendait. Les fermetures d’une voiture moderne font « brouf », celle d’une beaucoup plus ancienne font « clang ». On sent que les ingénieurs se sont longtemps penchés sur la question et ont trouvé des solutions qui améliorent grandement la pratique du voyage.
Il avait fallu longuement étudier l’agencement des objets à l’intérieur de cet utilitaire vieillot, loué à une agence qui faisait des prix. Tout devait rentrer, bien que, tout, ça ne faisait pas grand chose. Tout ce que j’avais accumulé dans cet appartement depuis mon divorce, 13 ans auparavant. J’avais tout laissé à ma femme, sauf ma bibliothèque, nécessaire à l’écriture de ma thèse, et ma voiture, indispensable pour aller au boulot. La camionnette contenait donc : un matelas mousse à deux places de piètre qualité, un lit Conforama démonté, deux fauteuils pliables fait d’une toile tendue sur une armature en bois blanc, une batterie de cuisine élémentaire, une table de cuisine en bois clair et les bancs assortis, un bureau de bois sombre récupéré de mon enfance, et un fauteuil de bureau en cuir, made in China, seul luxe modeste que j’avais pu m’autoriser depuis.
Dans la voiture – oui, moi j’allais prendre ma voiture, une 205 bordeaux diesel – j’avais réussi à fourrer l’énorme télé que j’avais achetée d’occase à un pote de lorraine, aussi profonde que large. J’avais longtemps résisté à l’acquisition de cet accessoire diabolique, mais la présence de ma fille chez moi tous les week-ends m’avait décidé. Le samedi soir, c’était Disney Chanel. Nous le regardions ensemble et je tenais ensuite que nous ayons un débat, comme au ciné club. C’était l’antidote à la diablerie.
Le reste de la place était occupé par les fringues et quelques menus objets.
Daniel s’installa en souriant au volant de la camionnette et moi à celui de la voiture. La quarantaine débonnaire, ce type là souriait tout le temps. Sa calvitie largement avancée soulignait la rondeur de son visage, secondée par une énorme touffe de cheveux frisés débordant sur les oreilles et dans le cou. Ça lui donnait un air de clown, et en effet, il ne dédaignait pas de faire le clown.
Finalement, ça s’accordait pas mal avec mon pull à manches dépareillées, une rouge et une verte, avec mes moustaches à la Dali et avec mon deuxième prénom, Auguste.
Clang. Brouf. Un petit regard de connivence à travers les vitres, et nous pouvions partir, moi en tête, montrant le chemin. Direction : la creuse, et plus spécialement l’hôpital psychiatrique de Saint Vaury.
Comme attendu, Daniel se tenait sur le seuil avec une bouteille de rouge à la main.
– tu m’as bien dit que tu faisais une morue au vin rouge ?
– oui et en principe ça se boit avec du rouge.
Je laissais entrer le bonhomme que je connaissais bien sans le connaître vraiment. C’était la première fois que je le recevais. Je le connaissais bien par tout ce que m’en avait dit sa femme, Gisèle, depuis qu’elle était ma maitresse. Mais c’était ce qu’elle m’en avait dit, et je voulais en avoir le cœur net.
Une fois que je l’eu installé avec un verre de muscat de Beaume de Venise à la main, j’attaquais directement.
– bon, Daniel, je sais que tu as quitté ta femme et demandé le divorce.
– oui, c’est vrai, et moi je sais que tu as quitté ma femme, sans demander quoi que ce soit.
– bien, repris- je, nous pouvons donc nous parler.
– ça me paraît possible en effet.
– alors, voilà, quand j’ai rencontré Gisèle, donc ta femme, elle ne m’a fait aucun mystère de ce qu’elle était mariée avec toi. Mais elle avait ajouté que ça n’avait aucune importance, car vous faisiez chambre à part. Elle ne restait qu’en attendant que vos enfants soient plus grand, elle ne voulait pas les traumatiser, les pauvres chéris. Alors je suis resté trois ans et demi avec elle, trois et demi pendant lesquels elle m’a fait chier grave avec les we qu’elle devait passer en famille, les vacances qu’elle ne pouvait pas passer avec moi, ou alors une durée minimale, et tout un tas d’autres choses que je te raconterais en temps utile. Mais d’abord je voudrais savoir : c’était vrai cette histoire de chambre à part ?
– non, bien sûr.
Je venais de prendre une enclume sur la tête.
– alors vous avez baisé régulièrement pendant toute cette période ?
– oui, évidemment. Plus qu’avant même, et mieux. J’étais très jaloux de toi bien sûr, mais le soir, quand elle rentrait de chez toi vers minuit, une heure, eh bien je la prenais tout de suite, là, dès son retour. Je prenais ma revanche, tu comprends ? Elle sortait de tes bras, mais c’était chez moi qu’elle rentrait. Par contre moi, je voudrais savoir un truc. Elle m’a toujours dit que si elle allait te trouver, c’était pas tellement pour baiser, c’était surtout parce que tu étais un grand intellectuel et qu’elle adorait discuter avec toi. Je suppose donc que c’était faux aussi.
– c’est vrai. Enfin, c’est vrai que c’était faux. On baisait comme des castors parce qu’elle me disait qu’avec toi, ça n’avait jamais été génial et qu’elle avait préféré laisser tomber. D’ailleurs elle m’avait dit qu’elle avait baisé avec un autre type la veille de son mariage avec toi. Tu le savais, ça ?
– Ah non, première nouvelle. Par contre elle avait eu d’autres amants avant toi et ça, elle m’en avait parlé.
– et tu as d’autres trucs à me dire, encore dans le genre ?
– oh si tu veux….Elle baisait pas seulement en rentrant de chez toi, mais parfois juste avant que tu viennes la chercher. C’est là que c’était le meilleur. Tu te souviens, tu sonnais chez moi, je t’ouvrais, je te disais que Gisèle n’était pas prête et je t’invitais à prendre l’apéro en attendant. Eh bien c’était parce que Gisèle prenait une douche. On venait de baiser, elle allait pas aller chez toi pleine de sueur et de… enfin tu comprends.
– oui, oui. Je comprends d’autant mieux que, tu vois, parfois, quand je venais de la prendre chez toi, dans la voiture je sentais que quelque chose n’allait pas. Je lui demandais naïvement ce qui s’était passé pour qu’elle soit si nerveuse, ou si peu attentive ou, enfin, je ne sais plus, un je ne sais quoi d’indéfinissable qui me donnait l’impression qu’elle était là sans être là. Après plusieurs tentatives elle finissait par dire quelque chose du genre : bon il faut que je t’avoue un truc. Je disais : bon, ben, tu vois bien alors c’est quoi ? – je viens de me disputer avec Daniel – eh bien pourquoi n’en parles tu pas ? C’est la meilleure façon de crever l’abcès. Alors elle me racontait je ne sais quel truc sur vos sempiternels désaccords. Ça brisait la glace, ça la faisait revenir vers moi. En fait c’est donc tout simplement que j’avais senti qu’elle venait de baiser avec toi.
– ça devait être ça, oui.
Daniel pris une gorgé de muscat avec un plaisir non dissimulé.
Je poursuivis, amer :
– elle me disait que j’étais le grand amour de sa vie. Que tu n’étais qu’un reste du passé avec lequel elle ne restait que pour les enfants.
Et Daniel de renvoyer la balle :
– elle me disait que le grand amour de sa vie, c’était moi, que tu n’étais qu’une passade, qu’il fallait juste que je sois patient.
– toi au moins tu savais. Le vrai trompé dans l’affaire, c’est moi.
– mais je ne savais pas tout. Cette affaire que vous baisiez comme des castors je n’en savais rien. Qu’elle te disait que tu étais l’amour de sa vie, je n’en savais rien.
– et des fois, Gisèle débarquait chez moi à l’improviste. Elle disait : « j’ai réussi à échapper à Daniel ! j’ai une demi heure ! » Elle se foutait à poil dans le couloir et se jetait sur le lit les pattes écartées en disant viens vite mon petit amour ! C’est dans ces moments là qu’elle était la plus excitée. Elle disait qu’elle t’avait volé un demi heure.
– tiens c’est marrant ! Elle disait la même chose quand elle était censée être avec toi et qu’elle débarquait en coup de vent à la maison : « j’ai réussi à voler une demi heure à Richard » !
Le Creusot. À peu près le mitan entre Besançon et Saint Vaury. Nous étions partis depuis le matin et un restau me fit de l’œil depuis le bord de la route. Son parking était désert, malgré l’heure adéquate. Facile, pour garer la camionnette. Docile, Daniel suivi. Clang. Brouf. Nous nous retrouvâmes devant la nappe blanche d’un routier, à discuter discrètement des charmes de la serveuse une fois qu’elle s’en fut allée avec notre commande.
– N’empêche c’est Gisèle la plus belle, n’est ce pas, Daniel ?
– Bien sûr que c’est la plus belle. ça le restera longtemps. Tu ne t’es toujours pas retrouvé quelqu'un ?
– oh ben non. Et d’ailleurs, toi non plus.
– non
Un silence s’installa pendant lequel un convoi d’anges heureux passa longuement au dessus de nos têtes.
– c’est vachement sympa de m’avoir aidé pour le déménagement, Daniel.
– oui, ça, c’est normal. C’est surtout sympa que tu aies trouvé ce poste dans la Creuse.
– c’est un peu loin quand même. 600 bornes ! Enfin je vais pas faire la fine bouche, après 4 ans de galère. J’aurais pu dire 4 ans de chômage, mais en fait non : tu sais que pendant tout ce temps là j’avais réussi à maintenir le navire à flot grâce à de multiples temps partiels, heures de vacation, et même, la dernière année, un mi-temps en tant que concepteur rédacteur dans une agence de pub. Les places de psychologues sont rares. il avait bien fallu trouver quelque chose à faire pour payer le loyer, la pension de la gamine, les weekends au ski ou à la planche à voile. L’enfermer dans mon appartement tous les weekends au prétexte d’être ensemble n’était pas une solution : là aussi, il avait bien fallu trouver quelque chose pour nous occuper. Enfin, tu en sais quelque chose puisque tu venais quelques fois en vacances avec nous, toi et ta fille.
Bref tu vois, c’est un soulagement pour moi, ce travail à plein temps.
– je n’en doute pas, mais, dis moi, si tu as eu tant de mal à trouver du travail pendant 4 ans, c’est pas parce que tu étais un peu bloqué par Gisèle ? Tu ne voulais pas quitter Besançon, en fait non ?
– tu rigoles ! tu sais pas ce que c’est de courir derrière un boulot. Toi tu es prof dans l’éducation nationale, tu es fonctionnaire, tu es en sécurité. Et puis tu avais ta femme à la maison, donc pas de lézard.
– si, y’avait un gros lézard : toi.
– oui, mais un lézard qui était prêt à se laisser couper la queue pour s’enfuir si on lui avait proposé un poste à pétaouine. Je l’ai cherché comme un malade, ce poste. Tu n’imagines pas ce que c’est ! ça fait 4 ans que je n’hésite pas à me déplacer pour des entretiens aux 4 coins de la France. 4 ans de galère, quand même, où ma confiance en moi et en l’avenir a été sérieusement mise à mal. Je n’aurai jamais dû quitter ma place de fonctionnaire, quand je travaillais à l’hôpital de Lorquin.
– oui au fait, rappelles-moi, pourquoi tu l’avais quittée cette place ? Encore une histoire de femme, je parie.
– c’est vrai qu’il y avait une histoire de femme, mais elle n’aurait pas empêché que je reste là bas, non c’était l’histoire de ma fille. Toutes les semaines faire 250 kms pour venir la voir. 250 kms en train avec un appartement à chaque bout, un à Lorquin dans l’hôpital même, et l’autre à Besançon, pour recevoir ma fille tous les WE. Une voiture à chaque bout, parce que la gare de Sarrebourg est à 20 kms de l’hôpital, sans autre moyen de transport, l’autre à Besançon parce qu’avec une gamine en bas âge, si on ne peut pas la transporter ici et là, on ne peut rien faire. Alors, dès que j’ai trouvé ce ¾ temps à Pontarlier j’ai démissionné de ma sécurité de fonctionnaire. C’était le privé, mais c’était seulement à 60 kms de chez moi. Je pouvais rentrer tous les soirs, n’avoir plus qu’un appartement et une seule voiture.
– ben oui, et alors ?
– il a fallu que cette connasse de médecin chef, qui m’avait apprécié quand j’étais vacataire, le samedi matin, pour les heures que je faisais en plus de mon plein temps, qui m’avait même félicité pour mon boulot dont elle pouvait apprécier les résultats en recevant les parents des enfants que j’avais en thérapie, il a fallu que cette connasse s’aperçoive que je ne faisais pas des séances de ¾ d’heure. En fait, je faisais des séances adaptées à chaque enfant. Ça pouvait aller de ¼ d’heure à une heure. Mais elle était strictement SPP, l’école où les séances sont codifiées à 45 minutes : hop, viré sur le champ. C’était il Ya 4 ans. C’était le privé et elle avait pris soin de me signifier la chose juste trois jours avant la fin de ma période d’essai. Pas d’indemnité de licenciement, pas de chômage.
Bon, allez, un café, et clang, brouf. Y’a encore de la route à tailler.
Evelyne se tenait devant moi à contre jour, devant le fenêtre du dispensaire de Saint Avold, 75 kms de Lorquin, Hôpital psychiatrique de Lorraine. La lumière détaillait sa fine silhouette. Un chemisier mauve vaporeux laissait vaguement deviner son absence de soutien gorge. Une grande jupe blanche, légère et maculée d’immenses taches en diverses nuances de bleu, laissait voir la moitié de sa cuisse par la fente généreuse de sa structure. Son admirable tête blonde aux cheveux hyper courts était penchée sur l’épaule, comme une gamine en quémande d’un objet impossible.
– excuses-moi Evelyne, mais il faut vraiment que je te dise un truc. Tu peux pas continuer à t’habiller comme ça quand tu travailles.
– c’est quoi, ces remarques de vieux con ?
– non, ailleurs, tu t’habilles comme tu veux, je trouve ça charmant, mais à l’hôpital, ou ici, au dispensaire, c’est dangereux.
– ahah ! Ouiiii, les femmes sont un danger pour l’homme !
– Je rigole pas Evelyne, plusieurs malades m’en ont parlé. En particulier Lucien, qui est sorti il y a pas longtemps, et Jacques, que tu suis ici. Jacques, surtout, il m’a dit : mais qu'est-ce qu’elle veut, celle-là, à s’habiller comme ça ? Elle me tourne autour, c’est sûr ; mais c’est énervant, elle fait durer, elle fait durer, et rien ne vient. Lucien lui, il m’a dit qu’il trouve que tu es la plus belle fille du monde. Il ne rêve que de toi.
– bon, eh bien je suis flattée. Grand bien leur fasse. Dans le boulot, je sais rester pro.
– mais non enfin ! En t’habillant comme ça, tu ne restes pas pro. Ils sont dans un état un peu trop centré sur eux mêmes, tu devrais t’en être rendu compte. Ils ne peuvent pas penser ça autrement que comme un signal, voire une demande que tu leur adresses.
Evelyne se leva de sa chaise et se dirigea vers moi. Elle s’assit à califourchon sur mes cuisses et m’embrassa goulument. En se décollant de ma bouche elle ajouta :
– tu crois pas qu’ils savent que dans cet hôpital, ça t’est réservé ?
– eh ! ça a n’a pas toujours été le cas. Tu as longtemps été avec le médecin chef. Ça, je crois qu’ils savent.
– oui, oui, cher Bernard. Je le crois d’ailleurs un peu jaloux en ce moment.
– oui. Et tu sais bien qu’il n’est pas sans me causer quelques difficultés, maintenant. Il ne veut plus que je dorme ici, au dispensaire de Saint Avold. Mais merde, rentrer tous les soirs à Lorquin, 75 kms, alors que je retravaille le lendemain ici, c’est chiant quand même. Il sait bien que toi aussi tu dors là quand tu es de service de nuit.
Quelques semaines plus tard, on m’apprenait la mort d’Evelyne.
On avait sonné, tard le soir, alors qu’elle était seule de garde. Lucien voulait absolument la voir. Pour mettre un terme à ses coups de sonnettes incessants, elle avait ouvert. Elle avait accepté de le recevoir pour un entretien, au premier étage. Il l’avait frappée à la tête avec un broc à eau en métal. Plusieurs fois. Puis, il s’était acharné sur elle avec un couteau. 24 coups de couteau, avait dit la police.
Les faubourgs de Guéret. Quelques petits kilomètres après, l’hôpital de Saint Vaury. Brouf. Clang.
J’avais obtenu qu’on me loge provisoirement dans ses locaux, en attendant que je me trouve un logement personnel. Le gardien m’indiqua un appartement de fonction situé juste derrière son poste de garde vitré. Normal, ce devait être un logement réservé aux internes de garde. Daniel m’aida à y installer mon barda. Une solide poignée de main, Une chaleureuse embrassade, un sourire. Clang.
Je restais seul.
Je ne savais pas encore les drames que j’allais vivre dans cet hôpital, et qui allaient rester ancrés dans ma mémoire jusqu’à aujourd’hui comme de cuisants traumas.
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Écriture sur bois
L’échographie montrait quelque chose ressemblant à un ciel lunaire. De l’extérieur c’était une femme de dos. Mais là on voyait distinctement la terre, dans toute sa bleuité, se détachant nettement sur la nuit noire de l’espace. Un mouvement animait pourtant ce noir, un mouvement tournant en spirales de plus en plus resserrées, comme vers l’étreinte amoureuse d’un trou noir. Visiblement un homme avait laissé son empreinte digitale. Un homme ou une créature vivante quelconque, pour le moins. À moins que ce ne soit dieu lui-même. Il avait bien fallu quelque chose d’extraordinaire pour que le ventre de Catherine, qui avait mal depuis plusieurs jours, offre cette étrange vision depuis l’espace extérieur, depuis la lune.
Lorsque la croyance en dieu ne représente plus qu’un vague pointillé même plus à découper selon, il ne reste pas grand chose pour expliquer la transformation d’un utérus en télescope lunaire.
Le DR Séropo demanda à Catherine de s’appuyer sur sa colonne d’air afin de grossir encore un peu l’image. La terre s’enfuyait de plus en plus dans les spires d’attraction du trou noir, et devenait de plus en plus petite. Il ne voulait pas louper le moment crucial où elle franchirait l’horizon du trou, c'est-à-dire le point de non retour, ce moment où elle s’effilocherait comme une peinture chinoise usée jusqu’à la corde que l’on aurait voulu tendre par un bambou trop lourd.
Obéissante, Catherine s’était mise à respirer comme on accouche. Elle n’avait peut-être pas bien compris la consigne relative à sa colonne d’air mais, dans sa position, cela lui semblait cohérent. Quant au grossissement télescopique, le Dr Séropo n’était pas sûr que ça marche, mais quant à la façon de procéder, il n’avait pas vu les choses ainsi. Évidemment, il était un homme : il ne pouvait pas comprendre.
L’ombre de la lune passa une dernière fois sur la terre tourbillonnante. Elle fuyait de plus en plus vite dans le noir, laissant derrière elle la trace argentée d’un serpent céleste laissée dans un écriture sur bois. Suivant la respiration de Catherine qui s’accélérait, la planète bleue s’éloignait irrémédiablement, par saccades, comme un grand huit qui ralentit puis plonge dans l’abîme, ralentit à nouveau en gravissant la pente, puis replonge encore plus vite.
Brutalement, Catherine expulsa par les voies naturelles une terre grosse comme une orange.
Richard. A Juillet 2017