VENISE Nouvel An 2018-2019 !
Photos: Eric A
vers les photos .....http://aphanese.viabloga.com/news/venise-2019-2
GRAND PALAIS VENITIEN
Grand palais vénitien.
Fenêtres entrouvertes et velours aux rideaux,
La flamme des chandelles chatoie sur l’or des cadres épais,
empoussiérés du passé et de l’écho splendide des pouvoirs défraichis.
Méridienne, affalée, lacée de dentelles et de transparences,
irradiante de la nostalgie du soleil, des fruits frais, des lacs et des promenades sous l’ombrelle,
au bras de l’espoir d’une vie lumineuse d’un été
que l’hiver a fauché.
Parquets lustrés embaumés de cire, couvrent les humeurs du canal.
Le bois craque sur les braises qui chauffent ses joues inondées de pénombre.
La vie sur un fil, au fil d’une larme, l’âme à la peine de sa beauté fanée.
Le sillage d’une barque emmène au loin son cœur,
où rodent les pigeons sales et les rats dévorés.
Son cœur trahi chancelle, ciselé de solitude,
crucifiée sur l’autel des amours évanouies.
Eric A
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PROUE AU COUCHANT
Il quitte le port pour la haute mer dans son rafiot rouillé,
surpris d’être encore une fois émerveillé
par cette aventure cent fois renouvelée.
L’engin ronronne et son âme s’engourdit
au sifflement du vent, à la fraicheur des embruns.
Cap au large vers l’horizon enflammé >
par l’ombre vacillante du soleil couchant.
la coque vaillante craque et progresse,
vaille que vaille jusqu’au crépuscule.
La nuit noircit le ciel et vide sa raison.
Il tourne la clé, il éteint tous ses feux,
et le moteur se tait.
Invisibles sous les ténèbres, les flots clapotent et inspirent le silence.
Bercé par une houle presque nulle
Attentif, immobile et inutile,
il contemple ce qu’il ne peut voir,
par vacance de lumière.
Sous ses doigts, le métal de la clé.
Dans sa main, le bois patiné de la barre.
Sous ses pieds, un pont sur les abysses.
Il attend, Il les attend !
Rieuses, cruelles et affamées,
les mouettes l’ont retrouvé,
Elles lui hurlent de lancer ses filets
Et lui intiment de revenir à la vie.
Eric A
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LE DRAGON ET SAINT GEORGES
Cette quête est longue est frustrante. Cela devient ridicule et humiliant, il y a toujours un petit malin qui sait où est la bête, jure l’avoir vue et qui pour quelques pièces m’indique le chemin. Je ne suis pas dupe, mais je suis les indications sans conviction, car sinon je ne ferais rien, et cela se saurait. Et comme de coutume, la nuit va bientôt tomber, alors que je suis en pleine forêt humide et froide et que je vais encore me coucher transis sous un arbre.
C’est là que j’aperçois cette jeune paysanne, simple, timide, naïve. Elle me sourit, je m’approche, mais elle feint de me fuir en riant. Si je m’arrête, elle s’arrête à quelques pas, bouclant dans ses doigts ses cheveux roux, adoptant une petite moue dédaigneuse qui dit « Alors, tu ne veux plus que l’on s’amuse ? ». Je fais mine de vouloir l’attraper, alors elle retrousse sa jupe pour permettre à ces jambes fines, soyeuses et agiles de courir. Elle vole, légère sur le sentier, la peau dorée par le couchant. Me vient à l’idée qu’elle pourrait accepter bien des choses contre quelques pièces d’or que j’ai là dans ma poche. Après tout, je suis noble, riche et lourdement armé, rien ne saurait m’être refusé.
A ce jeu de cache-cache, nous nous approchons d’une maison de pierre dans la clairière. La cheminée exhale un fumet de volaille rôtie, l’éventualité d’une nuit au chaud, en charmante compagnie me revigore, il y a bien longtemps qu’une pareille aubaine ne s’est pas présentée. Comme je le souhaitais, elle ouvre la porte et me porte un regard qui n’a plus rien d’innocent. Elle referme et verrouille avant que je n’arrive. J’attend quelques minutes, puis je frappe, puis je tambourine, puis je tonitrue que je vais entrer de force.
La porte s’entrouvre alors sur une pièce sombre et enfumée. Sur la table un verre de vin bien chaud exhale la cannelle. Une demi barrique est pleine d’une eau tiède et limpide. Je sens chacune de mes articulations s’en réjouir d’avance. A son invite, je pose tout mon barda contre le mur, tandis que mes yeux ne peuvent dévier de son bustier légèrement délacé que le châle enlevé a découvert. Mais elle disparaît à nouveau dans la fumée, avec un air attristé qui m’interroge.
Je tente de la suivre dans un corridor dont la longueur ne cadre pas avec la taille extérieure de la maison. Je me retourne brusquement pris d’un doute. La bête est là, ses yeux jaunes lumineux s’amusent et me toisent, alors que j’aperçois derrière lui mon armure, ma lance et mon épée. D’un coup de queue elle les jette au loin dans un grand fracas de fer roulant au sol.
La dernière chose dont je me souvienne est du sifflement d’une longue inspiration suivie d’un souffle brûlant, puissant et définitif.
Eric A
Il marchait sur la grève.
Sable noir et froid, couleur du ciel
quand les nuages en lambeaux déchirent une lumière pâle et inoffensive.
Il avançait à reculons.
Ses pas laissaient une trace que nulle vague ne viendrait effacer.
L’empreinte si précise aux contours si nets découpait sa rétine
comme la roche dentelée découpe l’écume échouée après un très long voyage.
Une brûlure s’intensifia dans l’ovale de ses yeux. Douleur de l’enfer. Feu du bûcher.
Il vit l’écume des fins de vagues souffrir d’un vent contraire à la finitude languissante.
Il vit une lueur vacillante.
Il pleura.
Longtemps.
Paupières closent.
L’eau salée sur ses joues aux rides prononcées le ramena au jour naissant.
Il dénoua ses lacets.
Ôta ses chaussures.
Les laissa là.
Ses pieds furent recouvert de sable mais réapparaissaient au grès des courants changeants.
Il s’ancrait dans l’eau de l’océan quand un clapotis lancinant ourlait ses pensées éparses.
Un crabe s’aventura entre ses orteils imaginant sans doute trouver refuge.
Au contact du crustacée il pensa aux étoiles qu’il n’atteindrait jamais,
Il pensa à cette constellation de l’été, lui qui aimait l’hiver, la brume, les branches noires effeuillées.
Lui qui aimait le froid, le vent et l’orage …
Simone Delzenne
Venise 2018-2019
Ckm
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De cette déambulation vespérale je garde la fraîcheur de l’air, les particules d’eau dans le ciel qui le faisaient briller, le rouge rosé des demeures. Une passerelle, un pont, 4 marches ici, 5 là dans la traversée tournicotante de nos pas.
Où poser les pieds ? Où poser les yeux ? Le tout près, le plus loin me troublent, me sortent de moi, me freinent, m’éteignent.
A la nuit Canareggio refoule les piétons qui trottent. Trop de monde !
Ville sans refuge qui n’est qu’offerte à la déambulation, au piétinement. Et aussi du faux, du toc, de l’inutile allignés dans des vitrines étroites et raides. Trop de monde !
Au Rialto des ombres de gondoles accompagnent le coucher du soleil devant un horizon sombre. Monter des marches. Les descendre. Avancer. Tourner. Lever la tête. Baisser les yeux. Monter encore. Descendre encore. Sentir la nuit. Trop de monde !
Santa Maria dei Miracoli. Marbres et pierre lisse, nue. Un dôme rond et doré. Dans ma tête mes yeux glissent vers un autre dôme sur le bord de la Seine, devant l’Institut.
La cour est pavée, l’escalier de pierre conduit à une double porte à laquelle il faut sonner. Donner sa carte d’identité et … se taire.
De larges fenêtres alignées le long du mur nord éclairent du sol au plafond des ouvrages rangés là depuis Mazarin. Quelques expositions temporaires amènent de rares curieux. De longues tables, des lampes. On peut s’asseoir pour travailler. Il fait chaud. Personne ne parle. La Seine coule devant les fenêtres. Dans le vent les platanes du quai rythment la respiration du temps qui coule. M’asseoir là c’est avoir 400 ans, c’est être toute petite, c’est être si grande. Des livres monte une odeur fauve et tendre qui me sauve du mouvement incessant de ceux qui courent.
Aller là bas, juste pour y être. Rester là. Rester autant que je veux, ne pas faire de bruit. Ne pas déranger. Rester là.
CKM
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Lent plan sans sang.
Sang blanc, sang lent,
sang franc, franc, franc.
Tulle nu, fruits lourds,
Lourds,
lourds, lents, tulle nu, fruits lourds.
Pluie, nuit,
Fruits, pluie,
Pluie.
Nuit.
pluie légère légère, pierre, fière.
Pluie légère légère…
Fière, fière, fière.
Lierre grimpant, gourmant, grinçant, grand.
Draps longs, murs hauts. Murmure
Murmure, murmure. Rire. Pire.
Murs hauts. Rire. Dire. Pire.
Draps, bras. Saut.
Murmures. Murmures.
Saut pire. Fière. Fière.
Pire saut, dire pire, murmure,
Murmure. Fracture.
Sang franc. Murmure fier. Mur haut. Lierre grand.
Mousse douce pousse. Frousse.
Frousse douce.
Pousse mousse. Sources.
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Le 25 mai à 10 heures elle descendit lentement les trois volées d’escaliers cirés en tenant bien la rampe. Devant son immeuble elle prit un bus immédiatement libre et se laissa rouler dans la ville. Assise. Assise bien droite à l’une des places près de la porte centrale, à gauche. Un conducteur. Des passagers. Des immeubles. Des trottoirs, des passants, des vitrines. Elle n’avait pas mal. Même la cicatrice était insensible.
Elle n’appuyait pas sur le bouton rouge pour demander un arrêt. Elle attendait qu’un autre passager souhaite faire stopper le bus et descendait alors derrière lui. Ensuite elle marchait sur ce trottoir là. Tout droit. Elle regardait les façades du trottoir d’en face, de loin, sans s’arrêter. Aux carrefours elle tournait sur le trottoir perpendiculaire, sans avoir à traverser. En marchant lentement le long d’une avenue bordée d’arbres récemment taillés elle aperçut au loin un clocher carré ; pour s’en approcher elle dut traverser deux rues, au feu, avec des piétons pressés qui la dépassèrent. Le clocher était une tour blanchie, ravalée, nettoyée au milieu d’un jardin public.
Assise sur un banc elle regarda la tour. Surtout le haut dentelé et le ciel gris-blanc. Quand elle dressait la tête la cicatrice tiraillait un peu, surtout quand elle tendait le bras droit. Et puis aussi la nuque. Et puis aussi le cou. Son souffle devenait court.
Elle se releva et marcha sur le même trottoir encore, tout droit devant elle. Au bord du trottoir, à un arrêt d’autobus elle s’assit un instant, et monta dans le premier autobus qui s’arrêta devant elle. Des immeubles, des trottoirs larges, des passants lents, plus de vitrines. Cela faisait trois semaines que cette balafre, sous ses vêtements l’avait transformée.
Le bus traversa le fleuve et grimpa le flanc d’une colline boisée. Une femme appuya sur le bouton pour demander l’arrêt, aussitôt elle descendit derrière elle de ce bus qu’elle regarda poursuivre son ascension.
Sur sa gauche elle gravit le sentier sinueux qui traversait le petit bois. Arrivée au belvédère elle se retourna pour s’appuyer à la rambarde. La ville s’étalait dans son dos, large. Depuis le banc où elle s’assit encore, elle ne voyait pas passants et promeneurs qui montaient aussi au belvédère, y restaient un bref instant et redescendaient en passant devant elle. Elle suivait des yeux le fleuve qui coulait au bas de la colline en dessinant une courbe qui encerclait la ville. Tout en bas un autobus franchissait le pont et rentrait dans la ville.
Elle se leva du banc, descendit la colline boisée. A l’arrêt du bus elle attendit un court instant. Quand un bus arriva elle y monta sans regarder le numéro. Le bus suivit un itinéraire qui le menait tout droit vers le cœur de la ville sans passer devant chez elle.
Au terminus elle descendit. Au N° 110 la porte de verre glissa à son arrivée. Elle entra. Le rendez-vous était à 16h 30.
Ckm
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Marthe lui avait dit au téléphone : « Prépare-toi à me trouver bien changée. Tu verras, maintenant je suis monstrueuse. Tu veux venir me voir, cela me fera plaisir mais depuis ma dernière chute j’ai bien changée, tu seras effrayée. »
Le lendemain Camille acheta 1 mobilis 3 zones pour pouvoir circuler toute la journée et aller l’après-midi là-bas.
En descendant le boulevard, juste avant la station de métro, dans une confiserie elle demanda 3 plaquettes de Zan, chez la fleuriste un petit pot de primevères et au kiosque à journaux le dernier « Monde des livres » sorti à 13 heures.
Les objets dans son sac lui donnaient une contenance. Elle allait voir Marthe et lui portait les choses qu’elle aimait … comme avant. Avant qu’elle tombe. Pour la huitième fois. Cette fois-ci la face en avant sur le siège des toilettes, qu’elle se fracture l’épaule gauche, qu’elle séjourne douze jours à l’hôpital.
Douze jours pendant lesquels, elle Camille, arpentait joyeusement les sentiers du Pays basque avec des amis randonneurs.
Marthe avait 93 ans. Depuis plusieurs années les symptômes aggravés d’une maladie de Parkinson l’avaient conduite, après des chutes répétées en ville et chez elle, à aller vivre dans une maison de retraite. Une jolie maison, gérée par une fondation dont les capitaux et le bâtiment avaient été offerts par une famille mécène pour créer un lieu de repos à des artistes lyriques ou plasticiens. Une gentilhommière dans un grand parc au bord de la Marne.
Malgré l’éloignement géographique –jadis elles avaient été voisine- Camille poursuivait les visites à Marthe. Marthe, elle, ne pouvait plus se déplacer qu’avec un déambulateur.
Au tout début elles réussissaient à aller au cinéma, à deux pas de « la pension », comme elle disaient toutes les deux. Elles faisaient aux beaux jours des promenades dans le parc.
Marthe avait été peintre. Mais elle ne pouvait plus tenir un pinceau, tenir un crayon. Ses mouvements étaient raides, lents, incoordonnés. Son esprit était majeur, franc, sincère, lucide et chaleureux.
« Tu verras, je suis bien changée, maintenant je suis monstrueuse » Quelle coquette cette Marthe ; une chute sur la face, bien sûr cela défigure, mais ce n’est que passager !
On doit prendre, dans une gare récemment rénovée, au nord est de la ville un réseau express régional pour aller à la station de l’Hippodrome. La « pension » se trouve à deux pas. Elle remarqua que l’éclairage souterrain du quai donnait à la voûte une allure de catacombes. Le train traversa des bourgades devenues villes où montaient et descendaient des passagers de toutes les ethnies. Ils s’endormaient à peine assis. Le train filait vers l’est. Elle ne s’était pas endormie, elle, de peur de rater la station à laquelle descendre… pourtant elle avait pratiqué très souvent ce trajet.
Sortie de la gare elle traversa le carrefour aux feux. Elle marchait bien plus lentement que d’habitude et prit le prétexte de ne pas emprunter le raccourci pour passer chez le chocolatier de la grand’rue. Elle savait bien pourtant qu’à cette heure ci la chocolaterie serait fermée. Elle s’attarda à la vitrine de la librairie, fermée elle aussi. Puis la petite rue qui descend vers la fondation se trouva sous ses pieds. A la porte métallique elle sonna, entra dans le jardin et traversa l’allée aux hortensias. Elle avait mal au ventre tout à coup, un sale goût dans la bouche, envie d’un bonbon. La concierge à l’accueil la reconnut et après qu’elles se soient saluées la laissa descendre à l’étage inférieur.
Le studio de Marthe donnait de plain pied sur le parc.
Les couloirs étaient garnis de peintures, d’encres, de sculptures. Le nom de chaque résident figurait sur chaque porte dans un petit cartel vert et bleu, comme les plaques qui indiquent les noms des rues à Paris.
Camille avait chaud. Elle retira sa veste et avant de sonner bu une longue gorgée à la petite bouteille d’eau qui se trouvait dans son sac. Elle décida de ne pas sonner. En frappant très fort à la porte elle s’aperçut qu’elle n’était pas vraiment fermée.
- « Oui !!! Entre ! »
Elle poussa la porte.
Marthe, assise dans un fauteuil roulant, une main décharnée sur chaque accoudoir la fixait de son regard vif, sans sourire.
- « Je t’attendais, vois-tu ! »
Sa bouche n’avait plus de dents.
Camille voulait recommencer l’entrée, que Marthe ne soit pas dans le fauteuil roulant, que Marthe n’ait pas une tête toute violette, le crâne déplumé, qu’elle ne la regarde pas ainsi, qu’elle sourie, qu’elle n’ait plus 93 ans, plus de maladie. Camille ne voulait plus être là. Camille voulait partir, Pourquoi avait-elle insisté pour venir voir Marthe ?
Quand elle se retourna pour fermer la porte elle souffla fortement, deux fois. Elle sentait battre l’afflux sanguin dans son cou comme quand on a beaucoup couru. Elle s’approcha du fauteuil de Marthe qui lui prit les mains.
- « Ne m’embrasse pas ! Ne m’embrasse plus !
C’est bon que tu sois là. Assieds –toi ! » Elle lui lâcha les mains.
S’asseoir ? Face à Marthe ? Dans cette pièce ? Maintenant ? Avec cette peur montante qui faisait ruisseler son jus entre ses omoplates ? S’asseoir ? Laisser Marthe lui tenir les mains ? Ne pas la regarder. Ne pas la voir. Lui parler seulement. L’écouter seulement. Ne pas la voir. Ne pas la regarder.
Qu’elle meure !
Alors Camille prit le petit fauteuil de toile blanche, le déplia comme à chacune de ses visites et l’installa à côté de Marthe. Marthe lui prit la main à nouveau.
- « C’est bien que tu t’assieds à côté de moi. Nous serons mieux pour parler. Et puis … tu sais … je ne vois plus. »
Ckm
Richard Abibon
Écriture à Venise
Notre plaisant animateur nous a proposé la liste des objets de voyage que Blaise Cendras a infligé à ses lecteurs, en nous intimant de faire de même.
Soit.
Après avoir lu cette liste, je bénis la modernité qui me permet d’emporter seulement mon téléphone et mon ordinateur dans lesquels il y a tout, y compris les manuscrits en cours, mes lectures, des films, et tous les dictionnaires dont j’ai besoin. Tout cela me permet de voyager léger, très léger. Même mes slips de rechange sont numérisés dans l’ordinateur grâce à une géniale application qui les restitue à volonté en un clic.
Alors évidemment, dans mon sac, entreposé au-dessus de ma tête dans le compartiment à bagages de l’avion, se serrent les deux éléphants qui ne me quittent jamais et qui n’entrent pas dans un ordinateur. Ce n’est pas faute d’avoir essayé mais,non seulement ils ne sont pas numérisables, mais ils se rappellent souvent à moi par leurs disputes au fond du sac, à moins qu’ils ne copulent, c’est difficile à savoir. Il parait que c’est l’épaisseur de leur peau et les défenses d’ivoire qui interdisent une pixelisation à vue.
J’emporte aussi des traces de pembrolizumab dans mon corps, c’est le médicament immunothérapique qui est censé empêcher les métastases. D’habitude je n’y pense pas, mais là, j’ai eu à y penser hier soir, à la soirée entre amis où j’ai peut-être un peu picolé. Une conclusion scientifique s’est imposée : le pembrolizumab ne fait pas bon ménage avec l’alcool. J’ai eu l’impression que mon corps entrait en ébullition interne, ce qui ne facilite pas la survenue du sommeil. Pour l’instant ça ne bulle plus, donc je dormirai mieux cette nuit, mais les faits sont là, j’ai emporté ça avec moi.
A ce calme intracorporel retrouvé s’harmonise le sommeil de Gil et John. Oui, ce sont les noms de mes pachydermes compagnons. Ils dorment, ainsi queBlack et Decker les deux coccinelles dont je ne me sépare jamais non plus, dans une boite d’allumette, poche intérieure droite de mon gilet jaune.
Hélas cette douce tranquillité ne dure pas. Une stridulation reconnaissable m’indique que l’un des deux coquins du placard à bagage a déclenché ma brosse à dent électronique. Oui, bien qu’électronique, l’objet n’est pas pris en charge par l’apli. Faut que je pense à en télécharger une autre. Ceci dit, ça ne m’étonne guère, Gil fait ça souvent, pour se lustrer les défenses. Ce n’est pas de l’hygiène, c’est de la coquetterie. Ma voisine de gauche, une splendide jeune fille hélas affublée d’un élégant jeune gars encore plus à gauche, commence à lever les yeux au ciel. Je fais semblant de m’intéresser à mon voisin de droite, un hublot dont la rondeur bonhomme ne se montre nullement offusquée par le bruit. Finalement l’hôtesse en patins à roulettes qui faisait des longueurs dans le couloir opère un arrêt brutal devant ma rangée. Elle ouvre le coffre et demande à qui appartient le sac rouge et gris. Je lève un doigt d’enfant pris en faute, et je l’informe d’une voix tremblante de mon intention de mettre fin à ce désordre. S’agirait pas qu’il lui prenne l’idée d’ouvrir mon sac. Non seulement mes compagnons voyagent clandestinement, mais ils pourraient en profiter pour se dégourdir les jambes dans l’allée. Peut-être même auraient ils l’impudence de demander à l’hôtesse de lui emprunter ses patins.
Je dérange donc le couple d’angelots amoureux, et discrètement, je confisque la brosse à dents en dressant le doigt devant ma bouche et en fronçant les sourcils. Je m’excuse en italien auprès du duo raphaélique qui ne semble pas trop perturbée par mes agissements. Comme je les ai obligés à se lever, j’aperçois au passage les ailes froissées qu’ils avaient repliées dans le dos.
Allez, brosse à dents, hop, dans la poche intérieure droite du gilet jaune.
Je tente un retour dans la mer de la tranquillité. Ça ne dure pas longtemps car la stridulation recommence peu après. Un regard inquiet dans la poche du gilet jaune m’informe que Black et Decker en ont fait un terrain de jeu. Elles se courent après sur le manche et se lustrent les élytres sur les poils. Je leur réclame un peu de calme. Decker pose une patte avant sur le coude de l’autre patte avant, ce qui fait monter la partie terminale de l’appendice. Black se contente de lever une patte avant devant moi. A l’aide de mon microscope de voyage (c’est aussi une appli dans mon téléphone), je constate que son doigt du milieu est dressé. Enfin tous les deux, dans un bel unisson, lèvent la patte arrière droite contre les poils. Leur bel ensemble m’a fait penser au casse-noisette de Tchaïkovski. N’empêche j’ai compris : je peux me brosser.
Quand même je me demande comment elles ont fait pour introduire mon bel instrument dans leur boite d’allumettes. Heureusement que c’est dans la poche de gauche que j’ai rangé mon enclume de voyage.
Le pas suspendu
Le bonze porte une robe orange laissant une épaule nue. Il est assis dans la position du lotus. Autour de lui les murs du cratère forment une barrière circulaire se dressant contre la nuit. En face de lui, une clarté bleue s’érige peu à peu au-dessus du sommet de la montagne. C’est la terre. La respiration à l’arrêt, il contemple le temple de l’illusion. Son esprit flotte sur la mer de la tranquillité.
Parfois je m’arrête dans mon élan. J’allais faire quelque chose et soudain la machine se grippe, je reste suspendu. Je ne sais plus où je vais, ni pourquoi. L’espace d’un instant je me demande, : mais qu'est-ce que je fous là ? ce n’est pas l’angoisse d’avoir perdu des repères essentiels quant au but de mon action présente. C’est que, tout d’un coup, je ressens mon corps sur la terre, pas la sol, mais la planète. Ma petitesse, la brièveté de mon apparition sur terre, qui fait que dans 10 ans 20 ans où un siècle, plus personne ne se rappellera de moi. Cet élargissement spatio-temporel du champ de vision rend carrément dérisoire ma présente agitation, quel qu’en soit son but. Mes parents sont morts depuis 15 ans : qui se souvient d’eux ? quelle trace ont-ils laissée de leur passage ? si mes rêves ne me ramenaient pas systématiquement leur souvenir, je me demande si, même moi, je penserais encore à eux.
Dans la solitude d’une ballade en foret, ou dans une lande déserte, tout d’un coup je ressens la froideur de l’air qui me coule dans les poumons, le poids de mes chaussures, l’étrange couleur jaune d’un arbre couvert de feuille moribondes, l’immensité de ses déploiements noueux construisant des antennes vers la mer de la tranquillité qui se dégage doucement de sa cime. Je sens le mouvement de mes cervicales qui se plient pour suivrecet élan vers le ciel. Mais qu'est-ce que je fous là ? pourquoi tout ça ?
Une immense nostalgie me prend à la gorge. Je repense à tout ce que j’ai vécu, tous le voyages que j’ai faits. Tous les gens que j’ai connus et perdus de vue se pressent dans ma mémoire, et aussi la vague trace de tous ceux que j’ai oubliés. A un moment de ma vie ils étaient très importants pour moi. Nous avions partagé des rires, des débats passionnés, des efforts laborieux. Maintenant ils ne sont plus rien pour moi ; Alors c’était quoi la valeur de cette relation ? ils ne donnent plus signe de vie, donc il doit en être de même pour eux. La distance prise depuis lors rend soudain dérisoire la force de nos sentiments anciens.
Alors cette force que nous avions pu croire indestructible, pure illusion ? et pourquoi ne serait-ce qu’illusion, ce qui n’a duré qu’un temps ? une seconde d’éternité n’est elle pas une seconde, mais pourquoi ne pourrait-elle pas aussi durer une éternité ?
La nostalgie de cet instant n’est pas que triste ; elle ouvre un champ de possibles : si je ne suis qu’un grain de sable, si le moment de ma vie n’est qu’une nanoseconde au regard de l’expansion de l’univers, quel besoin de se presser, quelle nécessité de réussir l’action que j’avais interrompue ? Si ça réussit, c’est bien, si ça rate, c’est bien aussi.
Cela donne un profond sentiment de tranquillité.
Allongé sur le canapé du salon, je repose ma fatigue du jour. Depuis la cuisine me parviennent des bruits d’eau, de collision calmes de casseroles, de couteau sur la planche à découper. Une voix calme résonne dans cet ensemble. Je ne comprends pas le sens de ses paroles. Je me suis arrêté mais la vie continue. Le repas se prépare, les gens vaquent. Je ne suis que le point immobile autour duquel tourne l’univers. Je rétrécis à la dimension d’une particule, je disparais dans les coussins du canapé. Ça n’a produit aucun bruit, personne ne s’est aperçu de ce que là, il y avait quelqu'un, et maintenant, il n’y a plus rien.
Les sons se font encore plus ténus. Une obscure lumière ne me parvient que dans la tonalité rosée. Plus près, j’entends des gargouillis irréguliers et des sons qui rythment la tranquillité. Une douce percussion assoit un battement sourd tandis qu’un léger sifflement s’enfle puis disparait, et revient pour s’effacer encore. Un très vague clapotis liquide accompagne chacun de avares mouvements. Je sens dans ma bouche la douceur salée de ce qui doit être mon pouce. Je me recroqueville, je diminue, je perds mes formes. Je ne suis plus qu’un grain de chair en attente de palpitation, en attente d’une rencontre. Après tout, pourquoi aurait-elle lieu ? pourquoi ne pas se laisser aller dans une cascade sanguinolente guidée par le seul souci de la pesanteur ?
La deux-chevaux et la Ferrari
Toujours cela revient, toujours toujourstoujours
J’ai laissé la deux ch’vaux, là chez le garagiste
les bougies en rideau, voyez comme c’est triste
sans elle j’étais comme laissé nu dans la cour.
- Alors on vient chercher l’objet indispensable
Dont les ailes froissées vous rendaient misérable
Je les ai repassées elles sont présentables
- Quoi !? c’était les bougies qui étaient réparables !
Vous vous êtes trompé de client ou de lieu où exercer
De l’art votre capacité.
- Mais j’ai bien regardé
Et c’est dehors je crois que le mal a frappé
Et non dedans il semble les bougies mal lunées.
Mais j’ai aussi refait votre autre véhicule
Cette Ferrari GT qui sous votre férule
Fait tomber tant de femmes à me rendre jaloux
Et soucieux d’acheter une telle peau de loup
- Du grand Tex Avery ne tentez point l’aubaine
De séduction ici je ne suis pas en peine.
D’où sortez-vous déjà cette preste monture
Dont je n’ai souvenir qu’elle fût ma voiture ?
Mais son rouge me sied. Souffrez que je l’enfourche
Et que je m’en empare tel le diable sa fourche.
- Si donc pour me payer vous assurez la bourse
Je suis votre écuyer vous souhaitant bonne course.
Mais la deux-chevaux là, qu'est-ce que je vais en faire ?
N’a-t-elle point sa place au sein de votre enfer ?
- Auriez-vous une corde, une chaine, quelque chose
Afin que je la traine et chez moi je la pose ?
- A cette idée géniale il vous faut renoncer
Un conducteur se doit à la belle entrainée.
- Très bien gardez là donc, maintenez là au top,
Jusqu’à ce que je revienne par un coup d’auto stop
Et me voilà parti sans trop que je comprenne
Laissant la Ferrari, dans la petite reine.
La sortie du village est comme un antre sombre
Entremêlant les voies de béton en grand nombre
De ce nœud de communication je me dois
De prendre bonne note pour la prochaine fois
Quand je viendrai chercher le flamboyant bolide.
Que j’ai laissé là-bas comme une pensée morbide.
Je ne sais même pas le nom de ce village,
Je l’ai perdu de vue, sans doute effet de l’âge.
Le garagiste était-il un autre personnage
Ou bien était-ce moirevêtu d’un pelage ?
Aussi perdu que moi dans cette réflexion
Voilà que j’aperçois un type à cheveux longs
Sur le bord de la route il quémande du pouce
A sortir derechef hors de cette cambrousse.
Si c’est encore moi je mange mon chapeau
Heureusement j’en ai pas, avec je suis moins beau.
Méditerranée
Abou retournait dans sa bouche sa langue devenue épaisse. La soif le torturait depuis quelques heures déjà. Bien entendu les passeurs n’avaient pas prévu de provisions d’eau et jusqu’à nouvel ordre, la méditerranée n’était pas buvable. Abou aurait donné n’importe quoi pour qu’il se mette à pleuvoir. Hélas le ciel restait incommensurablement bleu. Un bleu si intense qu’il faisait mal, presqu’aussi mal que le bleu plus sombre de la mer, presqu’aussi mal que les ecchymoses qui parsemaient son dos, presqu’aussi mal que son genou droit enflé. Il était assis sur le boudin de droite de ce canot gonflable où s’entassaient une centaine de personnes. Son pied droit trainait dans l’eau, heureusement chaude par cette matinée de juillet. Juste devant lui le dos d’un de ses camarades, pareillement installé. Derrière lui, un autre qui s’était laissé allé sur son dos vraisemblablement somnolent, bercé par le remous des vaguelettes.
Cette imbrication serrée dans une foule, comme un lego dans un montage, Abou l’avait déjà connue. C’était même son sort quotidien depuis les six mois qu’il avait fuit le Cameroun. Entassé dans la benne d’un pick up, l’un emboités dans l’autre pour traverser le désert. Entassé dans une prison lybienne où il n’y avait nulle intimité, les uns sur les autres, à trente dans une seule pièce sans fenêtre ni mobilier, pêle-mêle, à guetter les gardiens qui amenaient de l’eau et quelques bouts de pain une fois par jour, anxieux dans le même temps de les voir arriver, car ils en profitaient pour taper dans le tas à coups de bâtons. C’était encore pire quand ils extrayaient l’un d’entre eux de cette pourriture et le ramenaient quelques heures plus tard couvert de coups, sanguinolent, trainé entre deux arabes qui le traitaient de chien d’infidèle.
Abou avait connu ce sort là à plusieurs reprises. Il y avait survécu en proclamant avec constance sa foi en Allah et Mahomet son seul prophète. Peut-être était-ce cela qui lui avait valu sa libération et la possibilité de travailler librement dans un chantier de déblaiement des ruines de Tripoli. Librement était un bien grand mot. Comme les autres il était payé à la journée, mais certains jourson payait, d’autres on ne payait pas. Il était hors de question de protester, sous peine de se retrouver dans l’horrible prison d’où il venait de sortir.
Néanmoins, plusieurs mois de ce régime, à dormir dehors sur le chantier et à se nourrir chichement, il avait réussi à économiser suffisamment pour se payer les services d’un passeur. Tout l’argent qu’il avait pu sortir du Cameroun avait été dépensé dans la traversée du désert, et ce qui restait lui avait été volé à son arrivée en Lybie par les soi-disant autorités de la frontière.
L’espoir d’Europe en lui se disputaient avec une certaine résignation qui chaque jour gagnait un peu plus de terrain. Cet espoir était né déjà au fond d’une prison, au Cameroun. Jeune enseignant de français, il avait eu la mauvaise idée de rejoindre la cause des habitants de son quartier, qui ne parvenaient pas à obtenir d’eau potable. Rapidement bombardé à la tête du comité de quartier, il avait été cueilli par la police un petit matin ainsi que sa jeune sœur qui était venu le rejoindre pour faire des études dans la capitale. C’est comme ça qu’il avait connu pour la première fois l’entassement des prisons, la quotidienneté les coups, avec en prime le viol de sœur sous ses yeux par les gendarmes qui l’interrogeaient.
Non, en fait ce n’était pas la première fois. Abou voyait revenir à lui les images de l’école, où l’instituteur passait dans les rangs, tenant son bâton dans le dos, un rude et solide bâton dont aucun des écoliers ne savait quand il s’abattrait sur lui, ni pour quelle raison. Si ce traitement sanctionnait parfois un murmure ou une mauvaise note, il pouvait tomber aussi bien sans raison aucune. Inutile de soupirer pour cela, c’est lot de tous les écoliers dans toutes les écoles.
D’autres images s’entrechoquaient dans sa tête que la somnolence venait de lacher sur le dos de son prédécesseur. Celle de son père brandissant le même bâton que l’instituteur. Mais c’était son père et il se devait d’avoir du respect pour lui. Et puis quelle importance, tous les enfants reçoivent des coups de bâtons de leur père. Il faut bien éduquer les mômes.
Un strident coup de sirène le sorti de sa somnolence, suivi des cris des entassés. Levant la tête, il aperçut à l’horizon la silhouette grise d’un garde côte italien. Sa première sensation imaginaire fut celle de l’idée de l’eau fraiche baignant sa langue et coulant dans sa gorge.
Caffé Florian, place saint Marc, Venise, 31 déc. 2018
Les fantômes du caffé Florian
Le café est fermé depuis 18h30. A 20, les derniers africains de ménage sont partis. Un silence doré s’empare du lieu. Les miroirs se reflètent l’un l’autre. La poussière constamment remuée par le mouvement de la journée lentement retombe sur le velours rouge des banquettes.
Alors le fantôme de Luiza rencontre celui de Marcel Proust.
Luiza vient du brésil. Marcel l’avait rencontré à João Pessoa, invité par son homonyme portugais. Ils avaient décidé de se revoir à Venise quelques mois plus tard afin d’écrire des textes ensemble, et plus si affinités.
Entre temps Marcel était mort étouffé par la phtisie, et Luiza s’était enfoncée dans l’atlantique entrainée vers le fond par le naufrage du « fretillantecamarão »un vieux cargo qui prenait l’eau et parfois quelques passagers.
Ce sont donc leurs seuls esprits débarrassés d’un corps finalement inutile qui se rencontraient autourd’un « caffé Florian amaretto » avec deux pailles. Mais l’aspiration ne donne rien, ils n’ont plus ,de souffle. Mordre directement dans la glace ne marche pas, leurs dents sont transparentes. Ecrire du texte avec les pailles dans la chantilly s’avère un échec, leurs mains passent à travers tous les objets.
Alors Marcel propose à Luiza de la prendre en photo. Il serait le peintre, elle serait le modèle. Elle se prête au jeu avec le plaisir de la coquette. Il mime l’appareil en formant un rectangle avec le pouce et l’index de ses deux mains, comme un cinéaste italien des années soixante. Elle s’assoit sur le comptoir, les jambes croisées, tenant un genou entre ses deux mains. Puis les bras levés, debout entre deux miroirs qui multiplient son image à l’infini. Puis allongée sur une banquette, la tête relevée par un poignet de vestale. Et puis, et puis, et puis…elle n’en finit pas de prendre des pauses, comme si les reflets des miroirs parallèles avaient envahi le café désert, chacun réclamant son épreuve.
Marcel se lasse de mimer le photographe et le lui fait savoir. Elle le prend mal, elle se fache, dit qu’elle n’est plus sa muse et rejoint derechef les crevettes au fond de l’océan.
Le dragon s’appelle You Tiu
Je m’appelle Georges. Garsaint Georges. Je vais vous raconter ma formidable et triste aventure avec You Tiu, une ravissante chinoise de 32 ans. Elle m’avait été donné pour secrétaire et traductrice alors que je faisais une série de conférences à Chengdu, capitale du Sichuan. Elle retenait prisonnière une beauté secrète qui transparaissait pourtant et qui me fit craquer le dernier jour de mon séjour, ma dernière nuit d’homme tranquille. De surcroit elle avait avalé une quantité astronomique de livres et un prof de français qu’on entendait encore parler au fond de sa gorge. Les gens s’en méfiaient, s’en trop oser rien dire. Ils furent soulagés d’apprendre qu’elle rentrait avec moi en ce béni pays de France.
A mon invitation, elle élut domicile en ma demeure. Elle trouva le lit un peu trop souple pour un dos chinois et exigea son changement. Dans son pays, on dort à la dure, avait-elle expliqué. Comme j’étais dans la fascination, je ne pouvais rien lui refuser. Nous parcourûmes les échoppes de literie pendant des semaines. Le samedi y était consacré. Avec moult étendages mutuels sur des couches de diverses factures. Finalement elle opta pour un futon du japon, qui devait la rapprocher de sa lointaine origine. Je payais et fixait une date pour la livraison, en lui demandant de s’occuper de la vente de l’ancienne literie sur leboncoin. Je la savais spécialiste de ce lieu dont elle avait ramené déjà un bon nombre de saloperies inutiles qui encombrait quelque peu l’antre de mon repos. Une semaine avant la livraison, je m’aperçu qu’elle n’avait rien fait. Je fis donc paraitre moi-même une petite annonce en urgence en proposant un vil prix. Je dus le céder à prix encore plus vil la veille du jour fatidique, car il fallait faire de la place.
Deux jours plus tard elle commençait à trouver que le futon n’était point à son gout. Encore trop souple, disait-elle. Le quatrième jour elle s’empara d’un couteau de cuisine pour couper l’objet dans le sens de la largeur, afin d’en diminuer encore l’épaisseur. La semaine d’après, elle dormait par terre. Elle fit alors remarquer qu’elle aurait aimé son autonomie ; habiter chez moi était une façon de faire le coucou. Elle voulait son nid à elle. Pourquoi ne serait-ce pas notre chambre, qui pourrait être également son bureau ? pour cela, une armoire lit serait requise, qui ferait disparaitre la journée le mobilier faisant obstacle à son développement intellectuel.
J’étais dans la fascination, je ne pouvais rien lui refuser. Nous explorâmes les boutiques de lit escamotables pendant des semaines. Le samedi y était consacré. Pendant la semaine, depuis mon travail que j’ai l’heur d’exercer à mon domicile, étant confesseur d’âmes en peine, je l’entendais taper et scier dans la chambre à côté. Elle récupérait des planches et des vieux meubles abandonnés sur le trottoir pour les rafistoler à sa fantaisie. Je lui avais bien expliqué que l’exercice de mon métier demandait silence et discrétion, elle n’avait pas eu l’air d’en intégrer le message. Après tout elle était chez elle, c’est ce que j’avais dit, elle faisait donc ce qu’elle voulait quand elle le voulait. Quand ses travaux manuels lui en laissaient le loisir, elle téléphonait bruyamment en chinois, riant aux éclats avec ses serpentines copines de Chine. J’entendais cela à travers la cloison, un peu gêné par rapport à mes clients supposés ne pas être perturbés dans leur plainte.
Après moult essais allongés dans nombre de magasins, elle se décida pour un certain modèle d’armoire lit. Je payais et fixais un jour pour la livraison, en lui demandant de s’occuper de la vente des futons sur Leboncoin.
Entre-temps j’eus à honorer l’invitation à faire quelques conférences au Brésil. J’étais dans la fascination. Je l’invitais donc à m’accompagner, sachant que je le lui payais bien évidemment le voyage, et que là-bas, nous étions pris en charge par les amis invitant. Elle accepta dans l’enthousiasme, assurant toutefois qu’il fallait tenir compte de ses obligations. Elle devait s’inscrire en doctorat pour la rentrée, et c’était des démarches difficile, compte tenu de son statut d’étrangère. Il ne fallait pas louper ça. Je convins avec elle d’une certaine date en septembre, mes invitants ayant une certaine souplesse dans leur planning. Deux jours après elle me demandait à changer la date car elle avait oublié qu’elle devait participer à un stage de rentrée. J’étais dans la fascination je ne pouvais rien lui refuser. Je changeais les dates. Le lendemain elle m’expliquait qu’elle avait un rendez-vous avec son futur directeur de thèse, que celui-ci étant très occupé elle n’avait pas trouvé de rendez-vous autre et qu’il fallait donc à nouveau changer la date. J’étais dans la fascination, je changeais les dates. J’informais les amis brésiliens qui aménagèrent en conséquence, et je pris nos billets.
Une semaine avant, elle m’informait de ce qu’elle avait encore oublié une autre obligation indispensable à sa haute scolarité. Elle ne pouvait donc pas partir avec moi le jour dit, mais elle me rejoindrait au Brésil deux jours après. J’étais dans la fascination, mais je lui expliquais que nos amis brésiliens avaient cette fois loué les salles pour le colloque, que j’avais pris des billets inchangeables et que je en lui paierais pas un second billet. Elle comprenait très bien, elle se paierait son billet, elle savait assumer les conséquences de ses obligations.
AU brésil, mes invitants résidaient dans une petite bourgade de 750 000 habitants, Joao Pessoa, sise à 250kms au nord de Recife. Pas d’avion direct, mais mon ami viendrait me chercher à l’aéroport de Recife. Ce qu’il fit et les deux premiers jours du colloque se passèrent on ne peut mieux. Vint le jour où YiuTiu devait débarquer. Mes obligations collégiales me retenant à Joao Pessoa, j’envoyais un taxi à mes frais à Recife, 250 kms, avec son nom écrit sur un énorme carton. Il revint bredouille.
J’étais dans la fascination et cela m’inquiéta un peu. Pendant deux jours, je ne reçus aucune nouvelle. Enfin le troisième jour, un bref texto m’informa qu’elle arrivait le lendemain telle heure par le vol N° tant à l’aéroport de Recife. J’envoyais donc le même taxi, muni du même carton qui n’avait pas encore servi.
Cette fois il me la ramena. Elle expliqua benoitement qu’en allant à l’aéroport au jour initialement prévu, elle avait pris un taxi pour Roissy, et, y étant arrivée, elle s’était aperçu que son avion décollait d’Orly. Elle avait donc dû reprendre un nouveau billet pour le lendemain. Comment ça elle aurait pu prévenir ? ben quoi ce n’est pas grave, un jour de plus , un jour de moins… et puis elle avait bien prévenu puisque le taxi était bien là pour l’attendre.
Je vous passe l’incident de la perte des clefs de la chambre que mon ami nous avait attribuée dans une agréable petite annexe, au fond de son jardin. Elle avait fini par les retrouver en retournant en taxi sur le lieu du colloque où elles étaient tombées de sa poche.
J’avais à assurer encore une conférence à Rio, une à Sao Paulo, et une à Salvador de Bahia. Ces voyages se sont bien passés jusqu’au jour où nous attendions une correspondance à Rio. Nous étions confortablement installés dans un café de l’aéroport quand je reçu un texto de ma fille. Son deuxième fils venait de naitre. Je fis par de la nouvelle à l’objet de ma fascination qui partit alors dans une diatribe aussi féroce que haute en couleurs. Comment ? ma fille avait droit à un enfant et pas elle ? comment pouvais-je être aussi mesquin, égoïste, égocentrique ? comment pouvais-je prétendre l’aimer ? elle hurlait et tous les gens du café nous regardaient. Tout en poursuivant sa harangue, elle commandait bière sur bière, en prenant les gens à témoins de son malheur d’être avec un type aussi stupide. A la cinquième bière, je lui recommandais doucement de se modérer un peu sur sa consommation… nous avions un avion à prendre et… non mais, elle faisait ce qu’elle voulait, personne n’allait lui dicter sa conduite et tout le tralala.
Voyant l’heure tourner, je l’informais de ce que nous devions à présent nous diriger vers la porte d’embarquement 31. Elle criait toujours, ne s’adressant plus à moi, mais à un type d’une table à côté qu’elle prenait à témoin en anglais de son terrible malheur. Elle répondit qu’elle n’en avait plus rien à fiche de me suivre et qu’elle bougerait si elle voulait. Pour l’instant , elle restait là. Je lui donnai donc son billet et m’en allait derechef vers la porte 31. J’entendis un bon moment devant cette porte que l’embarquement commence, tout en regardant obstinément au bout du couloir si elle arrivait. J’attendis d’être le dernier à embarquer, ce que je fis. Je m’installais dans l’avion à côté d’un fauteuil vide. Au bout de longues minutes, le commandant de bord nous informa de ce que nous étions un peu retardé car nous attendions un passager de dernière minute.
Enfin elle arriva entre deux hôtesses, qui pur aller plus vite ne lui avaient encore pas demandé sa carte d’embarquement. Mais là il fallait qu’elle la leur montre. Elle fouilla son sac, le retourna sur un fauteuil, vida ses poches, sans rien trouver. Elle refouilla encore. Un passager de la rangée en face demanda prudemment si ce truc qui dépassait de sa poche d’imperméable n’était pas le carton d’embarquement. Oui, c’était ça. Les hôtesses nous lâchèrent et elle s’écroula à côté de moi, la tête dans mon épaule, complètement ivre, et commença à ronfler.
Le voyage fut plus que maussade. En arrivant à Paris je décidais de dérider la situation. Tout ne m’affalant sur la canapé, je lui proposai de lui payer l’apéro. Elle me hurla dessus que ce n’était pas délicat de ma part de rappeler que c’était tout le temps moi qui payait.
A quelques temps de là on ou informa de l’arrivée de l’armoire lit. Elle n’avait rien fait pour vendre les futons. Là, je n’avais plus le temps, je les descendis à la cave. La veille, tout ensirotant un apéro de réconciliation elle me susurra à l’oreille que, quand même, ce serait mieux si la chambre n’était QUE son bureau. L’armoire lit pouvait bien prendre place dans le séjour. après tout ce n’était qu’une armoire, une fois fermée. Après quelques réticences, je décidais d’accepter. Alors que, avec un mètre, je prenais les mesures afin de repérer quel serait l’endroit adéquat pour installer cette foutue armoire lit, elle me fit remarquer que l’objet était en 120 de large et que quand même, pour une vie commune à prévoir de 50ans, si j’annulais la commande pour recommander le même, mais en 160, ce serait mieux.
Alors je sorti de mes gonds. Alors elle se mit à me taper dessus. Alors je la jetai sur le canapé alors je lui arrachai ses vêtements. Alors je lui fourrai ma lance dans la gueule, puis entre les jambes, et enfin je la mis dehors.
Je m’appelle toujours Georges, Garcin Georges. Je ne suis plus du tout dans la fascination et d’ailleurs je ne suis plus tout à fait le même. A présent je me gare.
15 janv. 19
Désert
Quand il se réveilla, l’aube était de nouveau là. C’était une douce lueur, fraîche et silencieuse, qui colorait, à peine, d’un bleu encore pâle, presque blanc, le ciel sur les dunes. Il chercha son rêve mais il s’était évaporé. Il resta sous sa couverture de laine encore un peu à observer les étoiles qui, une à une, s’éteignaient en silence. Quand le soleil affleura à l’horizon il entendit tout contre son oreille, audible, mais à peine, une respiration soufflant de cette aurore, une longue expiration suivie du silence d’une longue inspiration et ça recommençait. Le pays aussi se réveillait. Imperceptiblement chaque cycle se fit plus court jusqu’à devenir halètement. Quand le soleil sortit entièrement de l’horizon le désert blêmit. Le halètement contre son oreille était maintenant un souffle tiède et continu, mais sans plus de douceur. Les dunes sortaient de l’ombre en commençant par la tête comme si elles laissaient glisser à leurs pieds avec une lenteur calculée leur sombre vêtement de nuit pour révéler leur nudité ocre jusqu’à dessiner sur le ciel des courbes douces à la couleur de chair. Il se redressa et, assis en tailleur, contempla les lignes pures des rides que le vent avait dessinées sur le sable et que leur ombre contrastait avec netteté. Puis il rejeta sa couverture et se leva contre le ciel qui prenait un bleu de plus en plus pur et intense. Il se tourna vers son dromadaire allongé un peu plus loin. Celui-ci contemplait sans bouger le paysage minéral, les pattes repliées sous lui. Les dunes ondulaient et on eut dit que cette ondulation se déversait à l’horizon et comme happée par lui. Il aspira à grandes goulées ce jour nouveau-né, cette immensité de bleu et d’ocre et ses ombres changeantes. Il resta un long moment dans cette méditation jusqu’à ce que le dromadaire proteste de sa voix rauque en tentant de se relever. Alors il se tourna pour le charger et le désentraver. Il marcha. Des mouches qui semblaient l’attendre là de toute éternité s’accrochaient à sa sueur en un bourdonnement entêtant. Il prenait soin de rester à l’ombre du dromadaire. L’animal avait un pas fluide et tranquille, quelque chose de fier dans le port de tête, d’immémorial dans sa calme assurance. Il marchait sous un ciel lisse, sans nuage, sans la moindre rayure où accrocher son regard. Les dunes ressemblaient aux dunes, aucune marque stable, aucune route tracée. Le sable coulait sous ses pas et chaque pas tracé effaçait le précédent. Quand parfois il s’arrêtait et regardait derrière lui le paysage était à chaque fois le même, inchangé, et c’était comme s’il n’avait pas bougé depuis son réveil. Un monde immobile et pourtant changeant dans son immobilité même. Chaque déplacement de dune était un effacement dans lequel toute trace disparaissait. Il s’enfonçait dans un rêve, il se perdait dans l’oubli. Quand il se réveilla, l’aube était de nouveau là. C’était une douce lueur, fraîche et silencieuse, qui colorait, à peine, d’un bleu encore pâle, presque blanc, le ciel sur les dunes. Il chercha son rêve mais il s’était évaporé. Il resta sous sa couverture de laine encore un peu à observer les étoiles qui, une à une, s’éteignaient en silence. Quand le soleil affleura à l’horizon il entendit tout contre son oreille, audible, mais à peine, une respiration soufflant de cette aurore, une longue expiration suivie du silence d’une longue inspiration et ça recommençait. Le pays aussi se réveillait. Imperceptiblement chaque cycle se fit plus court jusqu’à devenir halètement. Quand le soleil sortit entièrement de l’horizon le désert blêmit. Le halètement contre son oreille était maintenant un souffle tiède et continu, mais sans plus de douceur. Les dunes sortaient de l’ombre en commençant par la tête comme si elles laissaient glisser à leurs pieds avec une lenteur calculée leur sombre vêtement de nuit pour révéler leur nudité ocre jusqu’à dessiner sur le ciel des courbes douces à la couleur de chair. Il se redressa et, assis en tailleur, contempla les lignes pures des rides que le vent avait dessinées sur le sable et que leur ombre contrastait avec netteté. Puis il rejeta sa couverture et se leva contre le ciel qui prenait un bleu de plus en plus pur et intense. Il se tourna vers son dromadaire allongé un peu plus loin. Celui-ci contemplait sans bouger le paysage minéral, les pattes repliées sous lui. Les dunes ondulaient et on eut dit que cette ondulation se déversait à l’horizon et comme happée par lui. Il aspira à grandes goulées ce jour nouveau-né, cette immensité de bleu et d’ocre et ses ombres changeantes. Il resta un long moment dans cette méditation jusqu’à ce que le dromadaire proteste de sa voix rauque en tentant de se relever. Alors il se tourna pour le charger et le désentraver. Il marcha. Des mouches qui semblaient l’attendre là de toute éternité s’accrochaient à sa sueur en un bourdonnement entêtant. Il prenait soin de rester à l’ombre du dromadaire. L’animal avait un pas fluide et tranquille, quelque chose de fier dans le port de tête, d’immémorial dans sa calme assurance. Il marchait sous un ciel lisse, sans nuage, sans la moindre rayure où accrocher son regard. Les dunes ressemblaient aux dunes, aucune marque stable, aucune route tracée. Le sable coulait sous ses pas et chaque pas tracé effaçait le précédent. Quand parfois il s’arrêtait et regardait derrière lui le paysage était à chaque fois le même, inchangé, et c’était comme s’il n’avait pas bougé depuis son réveil. Un monde immobile et pourtant changeant dans son immobilité même. Chaque déplacement de dune était un effacement dans lequel toute trace disparaissait. Il s’enfonçait dans un rêve, il se perdait dans l’oubli.
Marc B
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DRAGON
21 heures.
La rue est sombre.
Le soleil s’est couché il y a une heure.
De là où je suis je vois toute la rue, les trottoirs déserts, les caniveaux sales et le froid où s’emmitouflent les nuages qui cachent la pleine lune.
Une chance, ces nuages. La clarté est suffisante pour que j’y voie mais assez sombre pour que le recoin d’ombre où je me tiens garde sa nuit secrète.
J’attends.
Il doit passer par là, c’est obligé. Je remonte le col de mon manteau et m’assure pour la centième fois que ma serpette est bien là, pendant à ma ceinture.
Et je pense à Milena. Et je pense à notre fille.
Je pense à elles deux tous les jours depuis vingt ans.
Chaque jour que Dieu fait.
Je les vois rire, sourire, chanter.
Dans mes souvenirs il fait toujours beau. Soleil et ciel bleu. C’est faux, je sais. On s’est engueulés plein de fois avec Milena mais pour des conneries, pour des babioles, des trucs sans importance.
Bon sang, qu’est-ce que j’ai pu être con ! Si j’avais su à l’époque j’aurais laissé pisser. Il est trop tard pour les regrets. Ça fait longtemps que j’ai dépassé ce stade.
Ma serpette est bien là, au chaud, cachée par les replis du manteau.
Mirjana n’aura pas grandi. Elle aurait dû. Elle aurait dû, merde !
Et ça me met la fureur encore une fois.
Une gamine comme ça. Ma gamine. Papa tu me racontes encore la fois où… Et elle montait sur mes genoux, collait son épaule sur ma poitrine, sa joue sur mon épaule, et elle suçait son pouce en écoutant. Je parlais, je sentais ses cheveux sous mon nez, c’était bien. Mais je ne savais pas à quel point.
Je m’en rends compte maintenant, je m’en suis rendu compte il y a bien longtemps à vrai dire. Grâce à lui.
Les nuages s’écartent de la lune un instant et la bouchent de nouveau.
Il doit passer par là, c’est obligé.
Mais qu’est-ce qu’il fout, nom de Dieu ? Vingt ans et voilà que je n’en peux plus d’attendre une petite heure ou une petite nuit s’il le faut ? Fais le vide, respire et fais le vide, cette nuit ce sera fini. Je ne sais même pas ce que je ferai après. A vrai dire je m’en fous. Depuis vingt ans ma vie n’a eu qu’un but : être là, dans ce coin, cette nuit.
Et j’y suis.
Ce jour-là j’étais parti aux champs. Il le fallait. Faucher avant la pluie. Milena m’avait dit Non, reste, j’ai un mauvais pressentiment. J’ai pas fait attention, elle disait ça souvent. Il y avait bien des risques, c’est vrai, mais il faut bien manger et vivre, il fallait bien faucher ce qu’on avait semé ! Je suis allé faucher et je les ai oubliées. Et puis j’ai entendu des détonations qui semblaient venir du vallon où était notre maison. Il restait encore la moitié du champ à faucher, le blé à mettre en bottes et tout le reste, mais je me suis arrêté. Et puis je me suis mis à courir, comme un dératé. Il faisait grand soleil, je m’en souviens, une chaleur de fin d’été et le chemin semblait s’allonger et s’étirer sans fin pour m’empêcher d’arriver. Je ne savais pas que le champ était si loin de la ferme. Je crois que je pleurais, je crois que je criais, mais après vingt ans, allez savoir ! Quand je suis arrivé elles étaient dans la cuisine. Mirjana était assise à table. Elle regardait sa mère allongée sur le carrelage la jupe relevée. Sa gorge béait, tranchée d’un coup. Et sa mère avait un trou rouge au front.
J’ai plus de larmes, juste la rage. Maudite milice.
Vingt ans. Pendant vingt ans je les ai cherchés, priant Dieu qu’il me les laisse. Ma vie s’est résumée à cette quête.
Ils avaient quitté la région juste après. C’avait peut-être été pour eux une fête de départ, un joyeux petit viol, un petit massacre pour ne pas perdre la main ou bien un exercice pour déniaiser le petit dernier.
J’ai envie de hurler mais je me retiens. Rester dans ce coin d’ombre. Il doit passer par là, c’est obligé.
Et s’il n’était pas seul ? Il faudrait faire vite pour l’avoir lui, l’avoir en premier, et après, advienne que pourra.
Des pas.
Ma serpette.
Ça se rapproche.
Je le vois.
Au moment où il passe devant moi sans me voir j’ai le temps de voir ses traits. C’est lui. Ces bajoues, cette bouche mauvaise. Les cheveux sont blancs, et le dos un peu voûté maintenant. Il a eu le temps de vieillir, lui. Mais où est passée son arrogance maintenant qu’il n’est plus que ce proscrit recherché par tous les tribunaux internationaux.
J’ai envie de crier, de danser, de pleurer de joie ! Je l’ai retrouvé avant eux ! Et j’ai envie de hurler de rage.
Mais j’ai besoin de m’assurer que c’est bien lui. Je ne veux pas être un criminel, juste que justice soit faite. J’appelle d’une voix forte : Drago ?
Il s’arrête et se retourne en répondant oui ?
Alors je sors de l’ombre et mon bras fait un grand geste de semeur et lui tranche d’un coup gorge et carotide. Comme il s’effondre les yeux hagards je lui dis très vite avant qu’il meure Saravića. Pour ma femme et ma fille. Crève Drago Milorević !
Avant que son regard s’éteigne je suis sûr de l’avoir vu reconnaître le nom de notre village.
Alors, pour la première fois depuis ce jour d’il y a vingt ans, je tombe à genoux et je pleure comme le ciel au premier jour du déluge.
Marc B.