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Maroc oct

2012

 .....de retour du Grand Sud 
Séjour entre sable, vent et soleil. 
Ecriture en marche, des nouvelles plein le sac !
         
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Brûlure

Io, une des nombreuses lunes joviennes, suit une course elliptique qui, en l’éloignant et la rapprochant tour à tour de Jupiter, produit un gigantesque effet de marée chauffant son cœur de roche en une lave bouillonnante jaillissant de volcans éruptifs. Dans l’étreinte de Jupiter, sous sa surface de pierre glacée, Io cache un immense océan de feu.

***

Le 14 juin 1842, le capitaine Philippe de Boisvert fit son entrée dans la réception donnée par Louis-Philippe 1er, roi des français, en son palais du Louvre. Le jeune officier brillait de l’or de tous ses boutons et de la gloire de ses décorations. A peine entré dans la grande salle d’honneur il dut repousser l’assaut de vagues successives de fondateurs de lignée de la meilleure société cherchant pour leur enfant un parti à leur mesure. Puis, il s’ennuya. Toutes ces mondanités tranchaient par trop avec la rude simplicité de sa vie de soldat. Ce fut alors qu’on lui présenta la veuve du général de Mortange, tombé dans les Aurès pour  laver l’honneur de la France souillé par le soufflet du dey d’Alger, Hussein Pacha, le 30 avril 1827.

Madame de Mortange portait ses 52 ans avec la simplicité héritée d’une vie d’épouse de soldat. Philippe, quant à lui, vit une femme à la sensualité secrète mais somptueuse qui le troubla profondément. A la manière détachée du soldat qui prétend n’attacher aucune gravité aux élans du cœur, il entreprit une cour timide de la Générale. Elle, de son côté, prétendit ne point voir cet intérêt flatteur que lui portait un homme qui eut pu être son fils. Elle l’invita à s’assoir à son côté sur une banquette de velours rouge dans la grande salle de bal et ils devisèrent une grande partie de la soirée, leur intimité protégée par les rumeurs bruyantes des conversations et par la musique de l’orchestre de bal. Philippe l’invita à danser et, comme ils s’élançaient en parfaite harmonie sur le parquet ciré, elle lui demanda avec une curiosité toute maternelle comment il se faisait qu’un si joli garçon n’ait toujours pas d’épouse. Il lui répondit avec un regard franc qu’il n’avait tout simplement pas encore trouvé une femme digne de son amour. Elle répondit d’un ah étonné et ne trouva rien à ajouter. Ils tournèrent ainsi, se parlant du regard jusqu’à ce que l’orchestre se tut. Le roi fit une courte apparition fort applaudie et prononça quelques mots de bienvenue. Puis il se retira pour s’entretenir avec quelque ambassade.

Philippe de Boisvert et Madame de Mortange retournèrent s’assoir. Madame de Mortange s’étonna de ce qu’un aussi jeune soldat (il n’avait pas tout à fait 25 ans) soit déjà capitaine de cavalerie sans être passé par l’Ecole de Guerre. Philippe évoqua pour elle, tout en restant dans les limites de la bienséance, les campagnes d’Afrique auxquelles il avait participé et qui visaient, non seulement à répondre à l’affront fait à la France, mais aussi  à rendre à la Méditerranée, et donc à la civilisation et au commerce, la liberté de naviguer que les pirates maures qui infestaient ses eaux mettaient à mal. Madame de Mortange fut éblouie par la maîtrise des questions politiques et commerciales du capitaine, et fut touchée de ce qu’elle partageait avec lui, qui avait conquis ses galons là où son époux était tombé en héros.

Comme la réception se terminait et que les invités commençaient à prendre congé, le capitaine s’arma de courage et déclara à Madame de Mortange qu’il serait très heureux de prolonger cet agréable entretien si elle acceptait, en tout honneur, qu’il vienne lui rendre une visite courtoise dès que ses devoirs militaires lui en laisseraient la liberté. Madame de Mortange le considéra d’un air pensif qui inquiéta Philippe de Boisvert, lui faisant regretter son audace. Elle lui donna sa main pour prendre congé, puis partit chercher son étole. Philippe de Boisvert l'observa qui s'éloignait, se retourna et contempla un moment le vaste portail par où la foule des invités sortait quérir leur fiacre. Il s’apprêtait à sortir à son tour quand il crut l’entendre qui l’appelait dans son dos. Il tourna la tête. Madame de Mortange s’approchait. Elle ouvrit son petit sac de dame et en sortit une carte de visite au nom d’Adélie de Mortange, marquise de Chambrun, qu’elle lui remit. Pourriez-vous vous libérer dimanche prochain à l’heure du thé, lui demanda-t-elle. Parfait, à dimanche donc, capitaine. Quand il lui répondit à dimanche Madame, il ne reconnut pas sa propre voix.

 

Ce dimanche-là le thé était brûlant comme il se doit. Philippe de Boisvert se tenait en face de Madame de Mortange, de l’autre côté de la petite table à thé posée sur la terrasse devant le petit salon largement ouvert sur le domaine de la marquise de Chambrun. L’air chantait doucement du sifflement des hirondelles. Le capitaine avait revêtu une tunique moins officielle que celle qu’il portait pour la réception royale mais beaucoup plus seyante à son physique élancé. Madame de Mortange, de son côté, portait une robe légère laissant parfois entrevoir à peine une cheville d’une finesse exquise. Ils avaient échangé quelques banalités en attendant que le thé leur soit servi. Puis, Philippe de Boisvert avait commencé d’évoquer quelques observations édifiantes que ses missions militaires dans des pays reculés lui avaient permis de moissonner. Il avait servi comme instructeur militaire en Norvège et expliqua à Adélie de Mortange que dans les contrées du septentrion, là-haut dans le grand Nord, les hivers sont si terribles et définitifs que les cascades même s’y prennent en glace dans un bouillonnement figé. Mais le voyageur attentif, s’il approche et écoute, entendra sous l’épaisse croûte de glace gronder le torrent qui continue de vivre à l’abri des regards. Madame de Mortange fut profondément émue par cette évocation. Elle demanda au capitaine, capitaine, vous qui avez vécu également dans le nord de l’Afrique, savez-vous où va l’eau de l’Atlas quand elle s’écoule vers le désert ? Où va-t-elle l’eau des orages qui disparaît sitôt touché le grain brûlant du sable ? Est-ce bien elle qui rejaillit en sources verdoyantes devenant oasis ? Ce fut au tour de Philippe d’être ému. Il sourit doucement et répondit qu’elle ne se trompait point et que l’eau de ces sources rejaillissantes était la plus fraîche et la plus pure qui se put trouver, qu’elle redonnait vie aux hommes les plus fourbus, qu’elle redonnait vie au désert. Philippe se tut. Tous deux s’observèrent alors avec une intensité dans le regard qui laissa place à un sourire doux et timide.

Longtemps ils parlèrent ainsi, murmure apaisé dans l’ombre rafraîchissante des arbres.

 

Cela devint un rituel, chaque dimanche trouvait le capitaine ponctuel pour un thé en tête à tête avec la marquise de Chambrun. L’automne succéda à l’été, un nouvel avril bouscula l’hiver. Et cela aurait pu durer ainsi éternellement si un jour d’avril naissant Philippe n’avait fini par confesser ouvertement ce que tous deux taisaient. Madame, commença Philippe. Et il s’inclina, un genou à terre, aux pieds de la marquise dont il prit la main. Il me faut m’ouvrir à vous et confesser mon tourment. Ces rencontres dominicales me sont une joie et un supplice, je ne peux vivre sans elles, je ne peux vivre sans vous, et pourtant le soir venu je dois regagner mes quartiers sans une étreinte, sans un baiser, sans une promesse. Il posa son front brûlant sur la main glacée de Madame de Mortange sans plus oser affronter son regard et plaida sa cause de la manière la plus touchante. N’avez-vous pas pour moi quelque estime, je souffre tant de l’ignorance dans laquelle vous me tenez de votre sentiment à mon égard. Madame de Mortange s’était levée. Elle tourna le dos au capitaine en retirant sa main et gronda, c’est assez ! Voulez-vous me faire croire que votre cœur brûle pour une femme qui a l’âge de votre mère ? Je n’en ai point et n’en ai jamais eue, répondit Philippe. Quand bien même ! coupa Adélie de Mortange, je suis une femme sérieuse, croyez-vous qu’il vous suffise de montrer votre joli minois pour que je me pâme dans vos bras, allons, j’ai le sens du ridicule et vous ne m’entraînerez pas sur cette pente. Madame que dois-je faire pour vous prouver la sincérité de mes sentiments, dites et j’obéirai. C’est à vous de trouver, capitaine, nous verrons si vous saurez me convaincre.

Et elle laissa là le capitaine. Il se releva lentement, prit son chapeau et ses gants, puis après un moment de stupéfaction, il se dirigea avec résolution et un regard farouche vers le portail de la propriété, et sortit.

 

La semaine s’écoula pour Madame de Mortange entre joie, colère et inquiétude. Le dimanche suivant, Adélie de Chambrun s’avoua vaincue lorsque Philippe de Boisvert ne se présenta pas pour leur thé hebdomadaire. Elle prit peur de s’être montrée trop cruelle envers lui et, adoucissant son cœur, elle lui fit porter une lettre par un de ses valets. A son retour, la lettre toujours en main, il lui fit part de ce qu’il avait appris. Une semaine plus tôt le capitaine de Boisvert s’était porté volontaire pour prendre la tête d’une compagnie de Chasseurs à cheval en partance pour l’Afrique. Sitôt signée sa lettre de mission il avait éperonné sa monture et devait à cette heure se trouver à bord de la Chartreuse, une goélette de la Royale en mouillage à Toulon qui devait appareiller demain si le vent le permettait pour les côtes mauresques.

Madame de Mortange chercha de la main une chaise et s’y laissa choir, le visage d’une pâleur extrême. Elle contempla la lettre destinée à Philippe que son valet lui avait rendue, y enfouit son visage en pleurant doucement puis la brûla à la flamme d’une bougie.

 

De cet instant, elle pleura chaque jour et retrouva le chemin de la petite chapelle familiale. Ses gens de maison la voyaient faisant quelques pas dans son jardin en se parlant tout bas puis s’enfermant dans ses appartements pour n’en ressortir qu’à l’heure des prières et de maigres repas. Une servante la vit même parler à la théière en la caressant doucement, ce qui l’inquiéta grandement.

Une nuit, en rêve, Madame de Mortange vit un trait noir, tout là-bas au loin, debout sur une dune dans le désert. Et ce trait la regardait avec des yeux sombres. Elle se réveilla cherchant l’air, en proie au désespoir le plus fou.

Vingt  jours plus tard elle reçut la funeste nouvelle.

 

Elle lui parvint sous la forme d’un petit paquet envoyé par le vaguemestre du régiment de Chasseurs à cheval du capitaine. Le paquet était constitué de deux lettres et d’une boîte. La première lettre, signée du colonel du régiment, expliquait que le capitaine de Boisvert était tombé glorieusement lors de la prise de la smalah du chef rebelle Abd-el-Khader. Elle vantait la hardiesse folle du capitaine qui lui avait valu la mort au combat, et expliquait que le capitaine n’ayant aucune famille, le colonel faisait parvenir à la marquise ses affaires personnelles, qui suivraient, ainsi que cette lettre et cette boîte dont le capitaine avait expressément exigé qu’elles devraient lui parvenir si un malheur devait lui arriver.

La marquise s’assit doucement le regard fixe et sec. Puis elle tourna la tête vers la petite boîte et la deuxième lettre posée tout à côté. Elle prit cette lettre et la décacheta d’un air absent. Elle la déplia et lut.

 

Madame,

C’est en tremblant que je prends la plume. Vous avez raison. L’amour ne vaut que de la valeur qu’on lui donne. Votre exigence vous a élevée encore plus haut dans mon cœur. Cet amour vous l’avez déjà donné une fois à un glorieux général. Il me revient de me montrer digne de lui, de me montrer digne de vous. Nos éclaireurs viennent de nous annoncer avoir repéré où se trouve en ce moment-même la smalah du chef Abd-el-Khader, le chef le plus incontesté de la rébellion barbare. Le fou l’a laissée sans grande escorte, la croyant protégée par l’immensité du pays. Nul doute que si nous nous en emparons Abd-el-Khader se retrouvera isolé des siens. Nous pourrons le contraindre alors à la reddition. Le Duc d’Aumale qui nous commande vient de donner l’ordre de remonter en selle. La smalah ne se trouve qu’à quinze minutes de galop. Je veux m’y couvrir de gloire, votre nom sur mes lèvres et le cœur embrasé. Sachez que dans ce pays les braises restent chaudes au-delà de la nuit. Je vous écrirai chaque jour et déposerai ces lettres dans une boîte qui ne vous parviendra que si je pense être devenu digne de votre amour. Vous seule jugerez et déciderez alors.

Avec ma plus profonde affection.

Le 16 mai 1843

Votre dévoué, Philippe

 

Madame de Mortange prit la boîte et en souleva le couvercle. La boîte demeurait désespérément vide.

Marc.B

 


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