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Lot oct-nov 16

     


            C’est une haute et vieille armoire. Son bois tordu et fendu de rhumatismes est toujours caché par cette peinture délavée qui dut être vert pomme un jour. Elle ferme mal, il faut pousser sur la porte, un peu, de l’épaule, pour pouvoir tourner la petite clé de zinc et empêcher ainsi les deux vantaux de bailler doucement. Et si c’est l’ouvrir qu’on veut, il faut encore pousser sur les deux battants sans quoi la clé a du mal à tourner. Dedans, on découvre un bois nu et pauvre à la surface devenue un peu cendreuse avec le temps. A droite une succession d’étagères, à gauche une penderie profonde où se balancent mollement ses manteaux et ses robes, elle aussi surmontée d’une étagère. Et on baigne aussitôt dans cette fragrance et c’est un peu d’elle qui est encore là, dans cette senteur poudreuse de grand air, celle que dégagent ses chemisiers gardés soigneusement dans cette armoire en piles alignées comme au cordeau, ses serviettes, ses taies et ses draps, linges de corps et de maison, repassés et rangés bien à plat, avec, glissés un peu partout quelques sachets d’anti-mite et des savonnettes odorantes, certaines encore dans leur emballage de papier qu’elle avait ouvert de chaque côté. Enfant, à la table dominicale où les adultes parlant entre eux faisaient comme un ronronnement, il se blottissait dans ses bras parfumés, une paix l’envahissait. Les portes grincent quand il les pousse encore un peu pour les ouvrir en grand et il garde les bras en croix au cas où elles ne tiendraient pas en place. Il hésite. Détruire cette harmonie qu’elle a paisiblement maintenue de si longues années… Il voudrait refermer ces portes et partir. Savoir simplement que cette armoire est là, avec ses draps, son linge et son parfum, que, où qu’il aille, elle sera là et l’attendra, où qu’il soit. Mais il faut faire l’inventaire. C’est pour ça qu’il est venu. Il lève les yeux et baisse les bras. Il faut un escabeau pour atteindre les régions supérieures où on ne garde que ce qui n’est pas d’usage courant. Commencera-t-il par là ? Il fera trois tas : ce qui ira aux œuvres de charité, ce qui ira à la famille et ce qu’il gardera. Mais rien ne presse. Vraiment, rien ne presse. Il a tout son temps, toute la journée et même celle du lendemain si besoin.

Il sort de la chambre pour chercher l’escabeau qu’il trouve dans le placard renfoncé dans le mur du couloir à côté de la pendule ronde qui clique encore les secondes. Encombré par l’escabeau en passant le seuil de la chambre, il en cogne les linteaux. Le bruit soudain et l’onde de choc dans son bras le font sursauter. Il souffle. Les portes de l’armoire se sont à moitié refermées comme deux bras fatigués. Il les écarte de nouveau, ouvre l’escabeau dans un claquement métallique, le place parallèle à l’armoire et vérifie sa stabilité. Le regard fixé sur les dernières étagères il monte dans le grincement des marches. Arrivé là-haut il aperçoit posés sur l’armoire quelques cartons empoussiérés. Il les prend, les ouvre un à un et y trouve des chapeaux, de vieux chapeaux d’homme et de femme. Il reconnaît celui du grand-père et celui que son père portait dans sa jeunesse quand les hommes portaient encore des chapeaux. Il les essaie timidement, ils glissent un peu sur sa tête – trop de cheveux – il s’étonne que son grand-père avait un tour de crâne plus petit que le sien, il était si grand quand il était enfant. Il renifle leur odeur de vieille chose, caresse leur feutre fatigué et le ruban intérieur de cuir patiné et taché de sueur ancienne. Il descend, un chapeau sur la tête et l’autre à la main et va se poster devant le miroir de la salle de bain. Regrets. Un chapeau trop petit et l’autre, celui de son père, trop grand. Il les essaie encore, les pousse en arrière à la Trenet ou les rabat crânement sur son œil droit à la mode gangster, tourne la tête à droite, à gauche, les chapeaux glissent, ils ne tiennent pas en place. Il soupire. De retour dans la chambre il les pose sur le lit. Dans quel tas les mettra-t-il ? Bon, il a le temps d’y réfléchir, il verra, rien ne presse, son père avait gardé celui du grand-père sans en avoir l’utilité, peut-être les gardera-t-il lui aussi. Ça commence bien, pense-t-il. En se retournant vers l’armoire il remarque, dépassant en bas derrière les robes un bâton noueux et au vernis ancien. Il écarte les robes et reconnaît la canne du pépé courbée comme un sucre d’orge. Elle est lourde et solide, son bout ferré se termine par une pointe métallique pour se planter fermement dans un sol de terre ou pour se défendre si besoin. Elle n’est pas bien longue. Il met le chapeau du pépé et s’appuie sur sa canne et ça le voute, alors au bout d’un instant il ôte le chapeau et le pose avec la canne sur le lit avec respect et agacement. Il a envie de dire au pépé qu’est-ce que tu veux que j’en fasse pépé, ça va me faire de la poussière, en plus c’est pas ma taille. Puis, tout bas, bon, bon, on verra, on verra.

Il remonte en haut de l’escabeau et prend délicatement les deux cartons vides qu’il empile avec le dernier carton qui contient un chapeau de femme. Redescendu au pied de l’armoire il les pose sur la tablette à côté du lit et va chercher un chiffon humide pour en essuyer la poussière puis sort rincer rapidement le chiffon dans le lavabo de la salle de bain et revient dans la chambre. Il sort le chapeau de femme. C’est un vieux chapeau de coquetterie et d’élégance plus que de protection contre les intempéries, un chapeau du temps où il n’était pas bien vu pour une femme d’être « en cheveux ». Il est noir, petit et ne devait tenir que grâce à une longue épingle sur un chignon bien fait. Une courte voilette qui ne pouvait ombrer que le regard prétend au mystère mais avec retenue. Il ne l’a jamais vue avec. Etait-ce le sien ? Ou plutôt celui de mémé Fernande, de mémé Paulette ? Il sourit en pensant qu’elles essayaient peut-être de copier Greta Garbo. Il le repose délicatement dans son carton rond et le referme. On ne fait plus de chapeau comme celui-là, peut-être ferait-il plaisir à Hélène ? Et voilà, ça recommence, se dit-il en riant d’énervement. Mais arrivera-t-il donc à se séparer de quelque chose ou devra-t-il tout garder et l’armoire avec ? Et où mettrait-il tout ça, il n’y a pas de place chez eux ! Il se tourne vers l’escabeau, refuse de laisser son regard s’attarder sur ses robes et remonte tout en haut.

Dans l’étagère au-dessus de la penderie il trouve des petits draps, ceux de son lit d’enfant. Il caresse le tissu, y plonge son nez -quel plaisir il avait de se glisser dans une nouvelle enveloppe fraîche et soyeuse chaque dimanche soir avec son petit pyjama propre... Les couleurs ont passé mais sont toujours là, attendries par le temps. Il ressent du regret mais aussi du soulagement : il n’y a plus de lit de cette taille chez eux, alors voilà, ce seront les premiers sacrifiés, ils iront dans la pile des affaires à donner aux œuvres de bienfaisance, il n’y a aucune raison de conserver des draps si anciens n’est-ce pas ?Il fait glisser la pile sur sa main gauche et descend la poser sur le lit. Cette décision c’est la logique même, non ? Non ?D’une caresse de la paume il aplanit une petite vague sur le tissu qui aurait pu devenir pli, et il remonte.

En vérifiant qu’il ne reste plus rien dans cette étagère il voit une boite jaune et noire tout au fond qui devait être cachée sous les draps. Il doit se pencher pour l’attraper en glissant tout son bras et un peu aussi l’épaule. C’est une boite de 30 sur 20 cm portant le logo rouge et noir de Kodak. Elle est pleine  à craquer et le couvercle, un peu bombé en son centre, rafistolé par endroits avec du Scotch cendreux, menace de laisser glisser le contenu. Il redescend deux marches pour se stabiliser et ouvre doucement la boite. Le passé, un passé oublié, le regarde en noir et blanc. Des bougies- cinq - sur un gâteau, un visage d’enfant, les cheveux sages, les joues gonflées, la bouche en O, penché dessus, appliqué, l’œil illuminé par les petites flammes, entouré d’adultes dont on ne voit que les ventres et les mains. Et sous celle-là,d’autres photos par dizaines. Son cœur bat. Il referme la boite délicatement et redescend avec hâte s’assoir sur le lit, la boite sur les genoux. Au début il prend les photos une à une avec une sorte de crainte émerveillée. Il reconnaît des épisodes de sa vie, d’autres qu’il ne connaissait pas, comme cette photo prise quand il devait avoir autour d’un an. Les hommes (il reconnaît son père et un de ses oncles) sont assis à une table de camping dans une mousse d’ombre ensoleillée, des reliefs de repas devant eux, leur verre encore un peu rempli d’un liquide noir. Ils plissent les yeux pour faire face à l’objectif, souriants, en tricot de peau, une cigarette entre les doigts. Un peu sur leur gauche sur une grande couverture étalée au pied d’un arbre il la reconnaît, allongée dans une robe blanche printanière regardant elle aussi l’objectif, un bras protecteur entourant un petit paquet qui dort sur la couverture, sérieux, les poings fermés contre son flanc. Sur la droite il reconnaît, garée à l’ombre d’un autre arbre l’Aronde qu’il aura à peine connue et dont les souvenirs lui reviennent maintenant confus mais aussi, bizarrement, précis, l’odeur des sièges en cuir, leur moelleux ferme et lisse, l’intimité de l’habitacle où les voix avaient une qualité particulière, le contact chaud des grands corps d’adultes tout contre lui. L’auto a une couleur gris pâle sur la photo. Cette Aronde il l’avait oubliée, ne se souvenant plus que de la 404 qui l’avait remplacée. Les photos mentent, pense-t-il, elles ne figent que le bonheur. Et voilà qu’il renverse le contenu de la boite sur le lit pour étaler plus facilement cette cacophonie surgie du passé. C’est alors qu’il trouve au milieu une enveloppe non scellée dont le rabat est simplement glissé à l’intérieur. Il la retourne, rien n’y est écrit. Il en sort une enveloppe plus petite un peu bosselée et une feuille pliée en quatre. Sur la petite enveloppe elle a écrit son prénom et « un an ». Il l’ouvre en fronçant les sourcils et trouve une mèche de cheveux sombres retenue par un petit ruban de velours rouge. Une vague le saisit, il murmure maman, ses yeux se mouillent. A-t-elle coupé cette mèche le jour de ce pique-nique, pendant qu’il dormait avec un pouce dans sa bouche ouverte. Avait-elle passé une main douce dans ses cheveux, déposé un baiser léger sur son front chaud et, gagnée par une émotion de mère, avait-elle alors décidé de retenir un peu de cet enfant sage pour l’éternité ? Il caresse ces cheveux du bout de l’index et c’est comme si à plus d’un demi-siècle de distance il caressait la tête de cet enfant qui était lui et il en ressent un sentiment de troublante étrangeté.Il replace la mèche dans sa petite enveloppe avec délicatesse. Il prend la feuille pliée en quatre. Elle est bizarre, toute froissée comme si on en avait fait une boule et qu’on s’était ravisé pour finalement la conserver. Il l’ouvre et reste interdit. C’est son écriture d’adolescent. Il lit :

 

Il referme sur lui la porte (sans un bruit).

Frédo ne viendra jamais chercher ici.

La porte de la grande armoire ne ferme qu’au tour de clé,

Mais quand il l’a tirée il a pu la coincer avec un papier

Une fois, deux fois, trois fois plié.

Il s’enfonce dans le coin penderie,

Se glisse entre les robes, les rabat derrière lui,

Pas de faux pli.

Genoux au menton il s’assoit, silencieux, dans le noir fleuri de linge frais.

Les tissus flottent autour de lui. Sur ses bras, sur son visage, caresses.

Il passe sa main dessus, à peine.

Un mince rai de lumière tire un trait sous la porte

Et baigne sa cachette d’une poudre dorée.

Assourdies de l’autre côté

Des voix.

De l’autre côté.

De ce côté les robes semblent chuchoter mais que fais-tu là petit ?

Et puis elles rient sous cape, complices,

Lui disent de ne plus bouger.

Il entend Frédo qui le cherche, il entend Frédo qui l’appelle,

Lassé de se retrouver seul, lassé de jouer tout seul.

Le front sur ses genoux, une robe sur sa joue,

Il chantonne,

En silence,

Oscillant,

En silence oscillant,

« Besa me, besa me mucho »

Et continue la-la-la dans sa tête la-la-la sauf pour ces trois

Mots

Besa me, besa me mucho.

De ce côté, de ce côté…

Le couloir est dans l’ombre, et derrière

C’est la pendule qui toque.

Et pourtant.

Cette armoire, déjà vieille.

Et aussi.

Son père là, buste en avant,

Porte, de biais sur son épaule,

Une hache luisante.

« Besa me mucho. »

Sa cabane dans les bois.

De l’autre côté on appelle…

 

Le texte s’arrête là. La feuille tremble dans sa main. Il lève les yeux, les baisse à nouveau, incrédule, et lit encore une fois. Tout en relisant il se revoit dans sa petite chambre, il a seize ans, il essaie d’écrire un poème, s’énerve sur sa feuille, rature à tout va, ça dure longtemps c’est l’hiver et c’est le soir, le faisceau de sa lampe de bureau creuse un cône dans la nuit, comme il n’arrive plus à se relire il recopie le texte sur une nouvelle page et après l’avoir parcourue l’arrache de son cahier, l’écrase dans son poing et la jette dans la corbeille au pied de son petit bureau, et la chaise valdingue quand il se lève en éteignant la lampe. Elle était entrée dans sa chambre pendant qu’il écrivait penché sur son cahier. Il n’avait pas répondu quand elle lui avait demandé ce qu’il faisait. Elle s’était approchée, avait lu au-dessus de son épaule et s’était retirée sans dire un mot. Quand il l’avait retrouvée plus tard dans la cuisine il avait répondu par un grognement agacé à ses questions et elle n’avait pas insisté. Pourquoi donc avait-elle fait cela ? Qu’avait-elle vu pour décider de garder ce texte comme une précieuse relique avec sa mèche de cheveux d’enfant ?

Et d’abord qui est ce Frédo ? Il ne se souvient d’aucun Frédo parmi ses amis et aucun cousin n’a jamais porté ce prénom. Il est trop loin de celui qui écrivit cela il y a presque un demi-siècle, comment savoir ? Il n’y comprend rien, c’est pourtant lui qui l’a écrit, lui et personne d’autre. Bon sang, voilà que je chiale, maugrée-t-il. C’est cette solitude. Cette solitude de son enfance qui lui revient d’un bloc. C’était lourd, il avait oublié combien c’était lourd. Il chantonne tout bas cette chanson qu’il savait par cœur à l’adolescence sans jamais l’avoir apprise, et elle le regardait, inquiète et désolée, sachant qu’elle ne trouverait jamais les mots. « Toi le frère que je n’ai jamais eu/ sais-tu si tu avais vécu/ ce que nous aurions fait ensemble. » Oui, il aurait tant aimé avoir un frère, un frangin, un frérot. Quelqu’un de son âge, un complice. Un frérot…Pour jouer à cache-cache, à la bataille, aux billes, à chat, comme les autres. Il n’a jamais eu le courage, plus tard, de leur demander pourquoi ils ne lui avaient jamais fait de petit frère ou de petite sœur. Ils le couvraient d’attention, quand ils avaient le temps entre leur travail et les corvées domestiques, mais ça n’était pas pareil. Non, ça n’était pas pareil. Des cauchemars il en avait quand il était petit, la nuit était le royaume de monstres informes qui glissaient sans bruit sous son lit, ils y grouillaient de manière écœurante, épouvanté il s’escrimait pendant de longues minutes la bouche ouverte sans pouvoir émettre un son et puis, délivrance suprême, il arrivait à dire maman d’abord faiblement puis cela prenait de la force et elle venait, allumait la lampe de chevet avec des paroles rassurantes et restait avec lui, caressant son front jusqu’à ce qu’il se rendorme en lui chantant tout bas une chanson douce et c’était souvent « Besa me ». Il s’en souvient maintenant. Il aimait quand elle chantait ça parce qu’elle y mettait beaucoup d’émotion, sans en comprendre les paroles il sentait que cette douce chanson était pleine d’amour et ça coulait en lui tout chaud et ses yeux redevenaient lourds.

Une nuit il s’était éveillé, affolé. Un moment il crut que les monstres s’attaquaient à eux parce que des bruits comme des cris étouffés venaient de leur chambre. Il restait paralysé dans son lit quand petit à petit il comprit qu’ils se disputaient à voix basse. Sa mère pleurait avec des mots durs et la voix gênée de son père faisait comme une basse, un grondement continu qui tentait de la rassurer sans y parvenir. Au bout d’un instant il appela« maman ! » et le silence fut brusque et si pur qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Puis sa mère parut avec une drôle de voix « tu ne dors pas mon chéri, tu as fait un cauchemar ? », une drôle de voix tremblante et mouillée, pendant qu’elle chantait doucement. Il s’était endormi avec une inquiétude au cœur.

Il se rappelle la suite des paroles maintenant, ça lui revient. « Besa me, besa me mucho / como si fuera esta noche la ultima vez / besa me, besa me mucho / que tengo miedo perder te, perder te despues. » L’amour et la perte, la perte sublimant l’amour. Combien de fois étant gosse avait-il fantasmé sa propre mort pour se délecter douloureusement des pleurs et des regrets de son père et de sa mère autour de sa fraîche dépouille ?

Ils se sont demandé une fois si cette armoire n’était pas trop vieille, s’il ne valait pas mieux la remplacer par une autre plus récente, plus solide et plus élégante. C’était peu de temps après cette dispute nocturne. La question avait été au centre des discussions pendant toute une semaine. Le bois avait commencé de s’arrondir, les jointures commençaient à jouer, la couleur avait depuis longtemps passé. Mais quelle autre armoire pouvait avoir cette taille idéale, ce volume si bien pensé, cet agencement intérieur si justement équilibré ? Et comment se débarrasser de cette vieille chose ? Elle avait certainement été assemblée dans la pièce-même par le menuisier car elle ne pouvait passer ni la porte ni la fenêtre. Il aurait fallu la casser ici-même car elle était maintenant invendable. Hache, billot, un corps brisé en mille buchettes, son air si triste quand elle imaginait cela.

-     Elle a vieilli, disait-elle, mais qu’importe puisqu’elle remplit bien sa tâche, mieux qu’une autre. Et puis, c’est vrai il faut s’aider de l’épaule pour la fermer et pour l’ouvrir mais ça n’est pas un effort tout de même, une fois qu’on le sait ça se fait tout seul.

-     Et l’escabeau ? Tu vas te rompre l’échine un jour.

-     Le petit m’aidera, et elle lui avait jeté un regard si fort qu’il s’était empressé d’acquiescer. Tu vois, pourquoi faire des folies qu’on pourrait regretter puisque nous avons tout ce qu’il nous faut ?

Le père avait fini par céder après avoir recherché, sans succès, une remplaçante à la hauteur. Et ce soir-là elle avait chantonné doucement en surveillant l’alignement des draps pliés de frais qu’il mettait à la base de la pile – toujours prendre les draps du dessus pour changer la literie, et les draps sales, une fois lavés et repassés, les mettre à la base de la pile et pour cela, sortir la pile de draps, placer les nouveaux sur l’étagère et remettre la pile au-dessus, bien à l’aplomb, sans oublier de glisser un beau savon parfumé entre leurs plis.

Des disputes ils en eurent d’autres mais la plus homérique fut quand il avait quinze ans. Ils parlaient à voix basse dans leur chambre et leurs paroles lui restaient incompréhensibles mais pas la colère rentrée qui perçait dans leurs voix. Au matin le père avait pris une chambre d’hôtel. Lui, pendant les quelques jours qui suivirent, avait ressenti pour la première fois de sa vie la griserie de la liberté, seul avec elle, avec cette délicieuse ambigüité d’être tout à la fois son fils et le seul homme restant de la famille. Puis le père était revenu au bout d’une semaine en tentant de garder la tête haute et l’avait regardé avec une curiosité inquiète. Il avait eu honte de la déception qu’il avait ressentie à ce moment-là.

Comme il a le mal d’elle ! Il voudrait de nouveau sentir sa douceur, cette odeur de propre et de savon qu’elle dégageait, même ces dernières années quand il enlaçait son corps amenuisé et qu’elle protestait en riant qu’il lui faisait mal. Comme cet été où, enfant, il s’était blotti contre elle quand la table au jardin était passée à l’ombre et que, le ventre plein, il s’était senti gagné par la torpeur pendant que la voix sa mère s’engourdissait contre son oreille. Il regarde l’armoire maintenant, assis sur le lit, les photos éparpillées sur la couverture, le poème dans la main, l’enveloppe avec la mèche de cheveux sur les genoux, la petite pile des petits draps au pied du lit sur la droite et les boites à chapeau avec la canne sur la tablette à gauche. Il la regarde cette armoire et elle le regarde et il se rappelle qu’il avait eu du mal,petit, à se défaire d’une faute d’orthographe : il écrivait larmoire sans apostrophe. C’est elle qui est encore là devant lui, avec son parfum, sa douceur, sa voix, elle qui, les bras ouverts, lui offre une part de son intimité en le prenant à témoin de sa vulnérabilité mais aussi de sa force et sa présence envahit tout l’espace et ils se regardent, deux vies muettes, deux vies complices, deux vies liées pour l’éternité d’un lien si fort qu’il se remet à trembler.

Il ne sait pas encore comment mais il sait maintenant qu’il ne laissera aucune hache, jamais, s’approcher d’elle.


Marc.B
Cap Blanc - Lot
Novembre 2016

 

 

 

 



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