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Mirages

 

- I - Annonciation

Je marchais sous l'œil cyclopéen d'un soleil immobile dans un désordre de pierres, de collines décharnées jusqu'à l'os, de buissons hérissés, desséchés par le vent, se traînant assoiffés, la nuque clouée au sol par l'astre brûlant là-haut. Parfois un arbre seul, famélique et sans force, cerné par des squelettes de chardons oubliés au pied de coulées rouges de sables figés en falaise comme une dégoulinade de boue pétrifiée. Parfois aussi des roches aux allures de clown - un trait rouge, un autre noir, une tache blanche. Ou était-ce là des peintures de guerre clamant l'irréductibilité de ces falaises hiératiques, leur amour farouche de la liberté, fût-ce au prix d'un isolement terrible? Autour de moi tout était exténué, dans les griffures d'acacias, dans une alternance de sables poussière rouille et gris d'ossuaire, dans l'assourdissement d'un vent entêté à me flairer en me goûtant de mille petits coups de sa langue froide. Je m'arrêtai, posai mon sac et sortis ma gourde. En me retournant pour un tour d'horizon je vis sur la paroi ouvrant le défilé un immense aigle de pierre gravé par le soleil et les eaux rageuses des rares orages. Son profil semblait une aigle romaine, l'enseigne de ses légions invincibles, l'insigne de sa puissance. J'entendis alors distinctement "ils étaient là" tout contre mon oreille. Je me retournai vivement. Il n'y avait là que des éboulis de pierres comme les ruines d'un naufrage de falaises d'où jaillissaient leurs masses marmoréennes. Là-haut, un cercle d'oiseaux noirs, les ailes déployées, tournoyaient dans l'azur immobile.

"Ils étaient là, reprit la voix, leur empire s'étendait sur d'immenses contrées et faisait trembler jusqu'aux confins du monde." Rageur, je m'écriai "où es-tu, montre-toi!" La voix reprit: "il ne reste d'eux que des cendres et quelques souvenirs comme les cendres du temps."

"Qui parle?" criai-je encore à pleins poumons. Un souffle de vent me renvoya l'écho et c'était come si le sable, les rocs, les buissons, le soleil et le vent, tous me sommaient de me présenter. Je compris. "Je suis Makhlouf, fils de David et de Zohra!" m'écriai-je et l'écho répercuta ma voix pour que tous entendent. J'attendis. Le vent m'inspecta par à­coups d'une haleine plus chaude. Puis le silence m'enveloppa, pendant que le sable grignotait mon ombre, grain à grain.

Plus tard un grand corbeau croassa et son ombre fraîche glissa sur moi. Je murmurai alors: "Je suis venu pour comprendre les origines, pour comprendre la fin, comprendre l'écoulement du grand sablier." Je m'assis dans le silence de pierre. Mon cœur battait calmement dans ma poitrine. J'attendais. Les ombres des crevasses et des ravines se déplaçaient lentement sur la falaise faisant naître des milliers de visages et de silhouettes qui disparaissaient après quelques minutes, laissant place à d'autres visages, d'autres silhouettes, d'autres regards éphémères. Au-dessus de moi un arbre sec me couvrait de ses bras minéraux. Brusquement dans un pépiement joyeux un oiseau fusa à me toucher et disparut dans le défilé.

J'attendais.

Le temps glissait. Dans la chaleur qui allait s'adoucissant je me laissai gagner par la torpeur.

J'attendais.

Sous mes paupières closes un kaléidoscope rouge, noir et jaune, blanc aussi se contorsionnait faisant naître mille formes évanescentes. Mon souffle devint aussi fin qu'un fil de soie. Imperceptiblement, les formes commencèrent à prendre des apparences qui semblaient familières. Imperceptiblement. Et soudain je vis une étoile s'embrasant brusquement comme un enfant poussant son premier cri, je reconnus des mers fossiles battant doucement le flanc de rivages disparus où somnolaient des bêtes


 

inconnues, je vis le surgissement de la forêt dans la poussière du temps, toucans boucans aras, atèles caïmans guépards, je vis le fleuve anaconda se tordant dans la selva sur son lit de brume verte, je vis des arbres enchaînés dans leur filet de lianes, je vis l'odeur des premières fleurs sauvages s'épanouissant comme un sexe douloureusement offert, je vis les chevaux écumants des conquistadors, ruisselants sous leur armure, rouges dans la fournaise, puants comme de vieux boucs, je vis l'odeur acide des fourmilières, je vis les chants guerriers, le râle des égorgés, je vis des chutes vertigineuses blanches de rage, je vis le rire des singes sous le déluge du ciel, je vis la vase et les marées, le soupir des cétacés, le vol nuptial des hirondelles, je vis la vie, je vis la mort, l'apaisement du soir et les stridulations assourdissantes de la nuit, je vis le lait s'écoulant du silence de la lune.

Mon cœur ruait comme un fou étouffant dans sa cage. J'ouvris des yeux hagards. Mon souffle était bleu nuit, mes pensées affolées comme papillon de nuit voyant trop de lumière et je tremblais de fièvre. Par respect ou par pudeur, le soleil se retira alors et un grand manteau d'étoiles fraîches enveloppa mes épaules.

Mon souffle s'apaisa.

Je m'endormis enfin.

- II - Révélation

Je m'éveillai entre aube et aurore dans cet instant fugace qui n'est ni jour ni nuit, mais qui est leur fusion, leur enfant bleu et souple comme du cuir très fin. Je levai les yeux vers l'arbre dont les branches se balançaient calmement dans les molles vagues du vent. A hauteur de son tronc, dans la paroi rugueuse où s'accrochaient ses racines, je vis, à moitié sorti de sa gangue de sables compactés de millions d'années, un galet. Un simple galet comme j'en avais rencontré des milliers, des millions avant lui. Un galet en tous points identique aux galets d'aujourd'hui, leur frère jumeau en somme et je pensai à ces mers fossiles entrevues la veille du temps de leur splendeur et ce galet je voulus le prendre, le caresser, le respirer, le goûter mais la falaise refusa de le laisser partir. Je renonçai à le dégager en creusant son pourtour, à violenter cette montagne qui, à son rythme, était en train d'enfanter.

Je me rassis et mangeais quelques dattes en contemplant son ovale presque parfait. J'attendais.

J'attendais toujours.

Une lueur éblouissante envahit les nues. Dans l'ombre du défilé, j'attendais encore. La fraîcheur de la nuit s'évapora graduellement et la lumière solaire qui chauffait les hauts plateaux descendit en glissade au fond du défilé. J'attendais.

Les échos caverneux d'un galop de sabots me firent lever les yeux. A quelques mètres de moi, en haut d'un éboulis de grès, un grand oryx sombre m'observait. Sa robe était superbe et ses longues cornes effilées comme des lames lui donnaient un port altier de roi. Immobile, il m'observait sans peur, face à face, les yeux dans les yeux. Je perçus je ne sais quoi d'intelligence dans ce regard franc. Cherchait-il à me dire quelque chose, cherchait-il à lire en moi?

Il se détourna enfin et disparut en quelques bonds.

J'attendais, j'attendais toujours.

Comme le soleil déclinait, les formes dessinées par l'ombre et le relief se remirent en mouvement sur la falaise, comme hier. Des silhouettes, des visages des regards réapparurent mais cette fois-ci devant mes yeux bouleversés je reconnus l'un d'eux.


 

C'était celui de ma grand-mère Messaoudah. Couverte de son haïk elle me souriait avec douceur. C'était elle, c'était bien elle, je la reconnus instantanément! Ma grand-mère que je n'avais connue autrement que vivant la douleur de l'exil, le cœur calciné par la mémoire, ayant versé tant de pleurs qu'elle s'était desséchée et n'était plus qu'une toute petite pomme toute fripée habitée par toute la douceur et la bonté du monde. Elle était là, face à moi, si réelle sur cet immense écran de pierre que je voulus l'appeler, lui parler, la prendre dans mes bras et que la douleur de son absence me secoua. Je vis alors à ses côtés un visage que je connaissais. C'était le mien, enfant. Une ombre s'en détacha qui était une main, ma main, et elle chemina jusqu'à la main de ma grand-mère. Alors, elle tourna son visage vers celui de l'enfant et un rayon solaire illumina son sourire. Mais les ombres continuant de glisser sur la paroi effacèrent leurs visages avant que j'aie eu le temps de réagir. Je tremblai sans pouvoir m'arrêter. Les ombres glissaient, glissaient imperceptiblement. Et là où auparavant se trouvait le visage de ma grand-mère, apparut celui de ma mère. Je la vis telle qu'elle était il y a si longtemps, pleurant doucement penchée sur son aiguille, tout à la nostalgie de sa demeure perdue dans ce monde si froid, si différent, où ils avaient trouvé refuge et tout au manque de sa maman à elle. Je l'entendis presque psalmodier "ay ima hnina", ay maman chérie, maman chérie. Gardienne des traditions envers et contre tout, garder le front haut, ne pas se dissoudre, c'était elle! "Le passé c'est le passé" essayait de raisonner mon père en y mettant plus de tristesse qu'il ne l'aurait voulu. Je le cherchai et le trouvai bientôt lui aussi parmi les ombres et il me regardait. Ses yeux m'observaient avec force comme s'ils voulaient me communiquer leur énergie. Une ombre se glissa près de lui et c'était celle de ma mère. Enlacés, ils me regardaient. La main de mon père s'ouvrit et un rayon de soleil éclaira le galet fossile qui s'y trouvait. Et, comme ma grand-mère avant eux, ils me sourirent d'un sourire de feu.

Et puis, ils disparurent.

J'eus beau scruter la paroi, ils n'étaient plus là. Leur ombre était retournée au monde des ombres.

Je tombai face contre sable que je mouillai de ma morve, de ma bave, de mes sanglots. Longtemps.

Longtemps.

Seul, dans ce désert.

Puis je reçus des gouttes sur mon cou comme si la montagne, elle aussi, s'était mise à pleurer. Je levai les yeux vers les nuages qui, maintenant, planaient sur les plateaux. La pluie commença de tomber plus drue et fraîche. J'offris ma face au ciel et son eau se mêla à mes larmes. Un court coup de tonnerre courut dans le ravin, répercuté de pierre en pierre, de sillon en crevasse, d'à-pic en ravine, de grotte en buisson, de branche en branche. Puis un autre coup de tonnerre, et un autre, lui succédèrent et la pluie tomba franchement, sans retenue, lavant le paysage de poussière et de sable.

Je compris alors ce que mon père et ma mère avaient voulu me dire.

Que le temps n'était pas que destruction, érosion, effritement, qu'il n'était pas qu'évanouissement, disparition ou effacement, non plus qu'oubli, ni seulement engloutissement et ensevelissement.

Mais qu'à l'image de ce galet poli de millénaires puis enfoui sous des dizaines de mètres de concrétions sableuses et oublié là pendant des millions d'années, de ce galet qui maintenant affleurait et revenait à la lumière, le temps était aussi naissance et renaissance.


 

Le lendemain sous le soleil, le désert était en fleurs.

- III - Traversée

J'avais repris ma route dans cette terre d'ombre et de sel, de vent et de lumière, au milieu de buissons verdoyants, de fleurs minuscules, blanches ou mauves, qui témoignaient de la force irrésistible de la vie. Des insectes sortaient de leurs repères cachés, libellules ou papillons voletaient de flaque en fleur pour se gorger d'eau ou de miel. Les couleurs des falaises avaient pris mille teintes d'ocre d'une douceur divine et des odeurs inconnues s'exhalaient de la terre et des plantes comme une respiration. Où allais-je maintenant? Je n'aurais su le dire, mais je marchais. La révélation que j'avais eue la veille m'avait ouvert en grand l'espace du temps. Le futur n'était plus pour moi cette glissade sombre au fond d'un puits, il était devenu une vaste contrée inconnue pleine de promesses. Etait-ce vers elle que me dirigeaient mes pas? Et pourtant, malgré ce renouveau, une colère m'habitait que je contemplais étonné, une énergie rageuse qui, brisant les digues l'étouffant jusqu'alors, grondait dans mon souffle, se précipitait dans mes muscles et bouillonnait sous mon crâne.

Je marchais.

Je marchais avec assurance sur un chemin que je découvrais à chaque pas, et pourtant familier. Aucune hésitation ne me ralentissait. J'allais. Je devais épuiser ce grondement en moi.

Je traversai des plaines, des gorges encaissées, longeai des à-pics vertigineux à toucher les aigles, escaladai d'un côté pour redescendre de l'autre le long d'éboulis qui roulaient sous mes pieds puis m'enfonçai de nouveau dans des vallons de sable. J'allais, je marchais. Derrière moi le contour de mes traces s'adoucissait au vent et puis s'évaporait. J'étais dans une ivresse de marche en avant.

Le soleil était à son zénith lorsque je me reposai au pied d'un grand acacia. Parmi les cailloux près de moi une longue procession de fourmis s'affairait, insouciante de ma présence attentive. Lorsque l'une de la ligne montante rencontrait une autre de la ligne descendante elles se congratulaient par caresse d'antennes et reprenaient leur route. Dans la brise je croyais presque entendre ces caresses comme un léger frottement sur un papier de soie. Longtemps, j'observai leur manège.

Puis le vent forcit brutalement. D'abord par bourrasques, puis par longues vagues puissantes. Je dénoyautai une datte en offrande aux fourmis et me levai. Il était temps que je reprenne ma route.

Le vent souleva la poussière et le sable, et bientôt le ciel perdit sa profondeur d'azur, s'obscurcit et transforma le monde en un théâtre d'ombres.

J'avançais, aveuglé par le sable qui fouettait mes yeux, crissait sous mes paupières, crissait à mes oreilles, crissait sous mes dents. J'avançais, crâne contre le vent, épaules en avant. J'avançais, trébuchant, titubant, mais j'avançais. Parfois, je profitais de la protection d'une anfractuosité, de l'auvent d'une grotte pour me restaurer de quelques dattes et me désaltérer d'une gorgée de ma gourde. Puis reprenais ma route.

Autour de moi le vent tourbillonnait soulevant des colonnes de sable qui léchaient le sol de manière hésitante, s'entortillant en tous sens dans un gémissement. Parfois l'épais de l'air s'amincissait en un point, laissant voir fugacement le contour sombre d'un


 

mamelon. L'air était devenu froid et le sable bouchant le ciel lui donnait une lumière étrangement orangée. Le monde tremblait et poussait une interminable plainte en se débattant en tous sens comme le ferait un rêveur de cauchemar.

J'allais, j'avançais, encore et encore, je marchais, montant, descendant, prenant tantôt à droite et tantôt sur ma gauche selon ce qui s'ouvrait devant moi. Tournais-je en rond? Je n'aurais pu le dire ni m'en apercevoir, mes traces étaient comblées par la tempête sitôt creusées dans le sable. Pourtant, nulle inquiétude dans ce tumulte qui secouait le monde. Je n'étais habité que par cette ivresse de marche portée au paroxysme par la folie du vent et par la rage douloureuse qui gonflait en moi, libérée du couvercle tombal qui l'écrasait auparavant. Des gouttes perlant au bord de mes paupières étaient chassées sur mes joues par les tourbillons de l'air et s'y chargeaient en sable avant de s'évaporer laissant derrière elles des traînées comme des chemins de terre qui labouraient ma face.

Lorsque la nuit tomba, le vent disparut aussi brusquement qu'il s'était levé. Dans le silence revenu plus rien ne bougea que le sable en suspens qui retombait avec une lenteur de neige. Epuisé, je jetai mon sac sous une grande table de pierre et m'y glissai. Bientôt, je sombrai dans le sommeil à l'abri de cet ensevelissement lunaire.

Le lendemain je fus frappé à mon réveil par la clarté du ciel. Il était d'un bleu d'une pureté et d'une profondeur douloureuses. Tout le paysage pourtant était recouvert d'une couche sableuse comme d'un grand drap de cendres.

Je secouai énergiquement mon corps et mes vêtements pour les libérer du sable incrusté dans chacun de leurs plis. Je mouillai un mouchoir pour nettoyer mes yeux, mon cou et mes oreilles et, pour finir, mon front et mes joues. Il me revint chargé d'une glaise brique. Je le roulai en boule au fond de ma poche. Je levai mon visage vers le soleil. Il semblait tout observer, impassiblement.

Je repris lentement ma route dans le silence lumineux de ce monde immobile. Pas un souffle d'air. Pas le moindre son. Pas le moindre oiseau ni la moindre fourmi. Des plantes comme des coraux morts. Seul le froissement étouffé de mes pas dans le sable.

Plus tard au débouché d'une gorge, dans une plaine oblongue vibrant à mes pieds, je la vis.

Cette ville inconnue, blanche sous le soleil, c'était donc vers elle que j'allais.

- IV - Retour

Je n'aurais su dire pourquoi mais cette ville que je voyais pour la première fois, je la connaissais. Je la découvrais mais elle m'était pourtant familière. Et en la découvrant je ressentis une émotion intense, comme Ulysse découvrant enfin les rivages d'Ithaque après une si longue absence. C'était cela qui vibrait en moi: l'émotion puissante d'un retour inespéré.

Le cœur en sursauts je descendis le surplomb et pénétrai dans la ville par une belle artère. Les maisons étaient propres et blanches sous le ciel bleu. Des rangées de cyprès étendaient leur ombrage de verdure contre l'éblouissement de midi. Aucune auto dans ces rues, mais quelques ânes gris perle attendant placidement. Des jardins fleuris flanquaient les maisons de bouquets d'arc-en-ciel. J'entendis des échanges de voix claires par les fenêtres ouvertes et quelques aboiements de chiens dans la douceur de l'air, mais ne croisai personne.


 

J'étais de retour, de retour, et c'était une ivresse! Je fermai les yeux et gonflai mes poumons. Je retins cet air pur un instant comme on retient un moment de bonheur, et j'exhalai lentement, le plus lentement possible, le visage relevé. J'ouvris les yeux sur la dentelle d'ombre des arbres qui bruissaient dans le balancement de la brise. Je me remis en marche mais sans hâte maintenant. Je pris bientôt une rue transversale qui sinuait doucement au milieu des maisons comme l'eut fait une calme rivière.

Au détour d'une courbe, une belle jeune femme brune dans son jardin leva la tête à mon passage et son visage s'illumina. "Makhlouf? C'est toi? C'est bien toi? Nous nous demandions tous où tu étais parti et te voilà enfin! Entre vite!" Elle ouvrit bien vite la barrière de bois blanc en appelant vers la maison, et tout en riant me serra dans ses bras. Ce fut rapidement un tumulte autour de moi. Un homme accourut qui me prit aux épaules, une femme plus âgée s'empara de ma main, leur regard clair et chaud me pressait de questions, une fillette sautillait en riant aux éclats, un petit chien jappait, bondissant en tous sens. Je ne savais quoi répondre et bafouillai je ne sais quoi sans que cela les perturbât le moins du monde.

Tout cela était-il bien réel? Je ressentais un soulagement puissant surgissant du plus profond. J'étais de retour. Oui, j'étais enfin de retour. Contre toute attente, ma vie allait pouvoir maintenant commencer.

Plus tard, cette amie qui m'avait reconnu s'approcha de moi, me dit avec douceur "elle t'attend, tu sais, elle est si heureuse de te revoir", et proposa de me mener. J'acceptai.

Nous cheminâmes dans la ville sans ressentir le besoin de parler. Comment savoir ce qui se passait en moi? Trouble et sérénité, paix et impatience, stupeur et renaissance, c'était une agitation calme, une quiétude bouillonnante. Sans la regarder ni la toucher (je ne savais même pas son prénom!) je sentais physiquement cet espace qu'elle occupait à mes côtés. Nous marchions ainsi comme deux amis d'enfance qui se disent tout et plus encore en seulement respirant le même air.

Nous approchâmes d'une maison, blanche elle aussi, avec des volets ouverts de bois bleu. Elle avait un petit jardin ombragé qui courait sur le devant et n'était enceinte d'aucune barrière. Sa porte était d'un bois blond, brillant de cire chaude. Comme nous en approchions, cette porte s'ouvrit et ma grand-mère Messaoudah parut. Vêtue de sa longue robe fleurie et coiffée de son haïk, elle me souriait avec émotion. "Mon fils", murmura-t-elle dans un cri comme je me jetai dans ses bras. Je couvris son front et ses yeux de baisers, ses joues aussi, en répétant sans fin "grand-mère, grand-mère". Et comme je l'enlaçais si fort, je vis qu'elle était aussi et David et Zohra, ce petit corps que je serrai dans mes bras était tout à la fois ma grand-mère, mon père et ma mère et je reconnus leurs accents à chacun dans ses protestations émues. Je la serrai plus fort. "Mon fils, mon fils" me dirent d'une seule voix ces trois êtres chers, et il y avait tant d'amour dans ces mots!

Après un long moment de caresses, de soupirs et d'amour, de mots tendres aussi, ma grand-mère se recula un peu pour mieux trouver mes yeux et me dit "je voulais te voir pour te donner ceci" et je vis qu'elle tenait dans la main droite un long chèche de soie d'un bleu de nuit. Elle me le tendit. Lorsque je le pris je vis, brodé sur sa frange en lettres d'or "Este nove si truvio devit". Je la regardai, incrédule. D'un ton calme et avec un regard qu'elle voulait rassurant elle dit "il le faut mon fils, il le faut". "Mais..." leur répondis-je, suppliant. "Aller mon fils, aller, n'aies pas peur, il le faut" insistèrent-ils. Je me jetai de nouveau dans leurs bras en balançant nos corps doucement. Malgré mes larmes je sus qu'il n'y avait pas d'autres choix.


 

- V - Départ

Une fois arrivé au haut du promontoire surplombant la plaine je m'arrêtai. Autour de moi le soir prenait des teintes d'ocre fauve. Mes traces du matin étaient encore là mais la nature avait secoué son linceul de sable. Je me retournai et vis que là-bas la ville avait disparu. Je contemplai le paysage majestueux qui m'entourait. Je pris une profonde inspiration et jetai un dernier regard sur la plaine où j'avais retrouvé pour une dernière fois ceux que j'aimais et je pleurai en silence. Où étaient-ils maintenant? Je murmurai "je vous aime". Et puis je le hurlai à la face du désert dans un accès de rage impuissante et de peine, et je mordis ma lèvre. Je séchai mes yeux du talon de ma main. Dans la droite je tenais encore le chèche couleur de nuit d'orient. Sur sa frange les lettres d'or avaient repris leur place. Elles disaient: "Vis, trouves-toi et deviens".

Je m'arrachai enfin à ma douleur et, tremblant encore un peu, tournai définitivement le dos à la plaine. Je fis face à ce monde qui maintenant n'était plus vide, ni étranger ou hostile mais habité de leur présence.

Je fis un premier pas hésitant. Puis un second plus ferme.

Et bientôt je marchais, le chèche autour du cou comme un collier d'amour.


  


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