Arrivés dans la nuit du 30 Octobre, nous nous sommes posés sous une nuit d’étoiles. Cette fois, nul volcan, ni alerte infondée ne purent nous interdire l’accès. Nos dix-sept chameaux baraquaient quelque part, tandis que les Touaregs gardaient le feu du thé.
Enfin nous étions là. Notre périple pouvait commencer.
Suivirent huit jours de marche, d’émerveillement, d’écriture. Empruntant la longue foulée de notre guide Rony, nous avons partagé son regard d’horizon. Le souffle mêlé de vent, l’esprit intimidé d’espace, nous avons fondu corps et ombre dans le silence des pierres. Nous sommes devenus le roulement des cailloux, le silence profond de la nuit, l’écriture des étoiles, pour n’entendre de cette diversité qu’un seul chant.
Le ciel s’est rapproché de nous, le sol s’est cambré sous l’appel. Points ténus à l’horizon, nous avons lié l’un à l’autre.
Chaque grain de sable est devenu seconde pour égrainer, à la gorge du sablier, un temps de couleur, de découverte et de profonde harmonie. Le soleil s’est levé, la lune s’est couchée. Nous étions du jour, nous étions de la nuit. Incrédules, nous découvrions un paysage ourlé de nos désirs. Nos rêves prenaient corps, notre mémoire gravait la falaise et nous lisions une langue inconnue qui murmurait à nos yeux l’histoire qu’il nous faudrait écrire.
Penchés sur nos cahiers, nous recopiions le don d’une pensée qu’un ciel tableau noir avait tracé pour nous. Le regard d’étincelles des Touaregs veillait.
Le vent porte nos voix. Bien au-delà de là.
Les mêmes à Paris
autour d'un succulent tajine et autres douceurs
ce vendredi 21 janvier 2011.
FRAGMENT de désert
animal minéral
La montagne est posée sur sa bosse, comme une coiffe,
L’animal épouse la nature,
Les pieds ancrés dans le sol,
La montagne l’enveloppe.
La roche genèse de la bête,
Ou l’animal modèle de la roche.
La roche est posée là
Telle une offrande offerte par les dieux
Striée par des griffes de géants
Tentant de la gravir pour la dompter.
Tels les hommes accrochant de leurs mains
L’encolure de la bête,
Enfonçant leurs ongles dans le poil ras,
Pour la faire plier, la monter et la soumettre.
(Assekrem, le 1 novembre 2010)
Fragments de femme
Je t'ai regardé mais je n'ai pas su te voir
Une étroite chambre obscure, seulement éclairée d’une lueur rouge.
Un cliché trempe dans un bain acide.
Penchée au-dessus, j’attends. Le temps d’un sablier.
Tout est sans forme encore.
Dissout dans une brume opaque.
Une tâche s’éclaire. Halot de lumière sur l’horizon crépusculaire.
Frêle ligne de partage, ourlée d’une ombre à paupière.
Proche obscur, lointain clair.
Le minuteur sonne la fin du bain. Je regarde l’image révélée.
La femme est absente.
La pierre est là, pourtant.
La pierre de lave où elle était assise, contemplant l’horizon.
Je dois passer au bain suivant, qui fixera ce paysage de désert au soir tombant, unique et éphémère.
Le papier d’argent épinglé sur une cordelette s’écoule goutte à goutte, dans le silence de la chambre noire.
Chaque cristal renvoie un fragment de son visage, de son corps.
L’image se rassemble lentement. Le temps d’un sablier.
Je la vois maintenant, en totalité.
Pleinement présente à l’instant
Ouverte comme l’horizon
Rassemblant au-delà toutes mes vaines tentatives
Franchissant la ligne impossible, évidant un ventre trop plein
d’un amour interdit, d’une mère lointaine, d’une robe d’enfant, d’un désir désincarné.
Non femme errante, jusqu’à elle, assise-là.
Une femme singulière. Proche. Je sens la chaleur de sa peau.
Ses grands yeux ourlés d’un fin trait de crayon noir me sourient.
Je me lève du vieux tabouret de bois. Décroche la photo.
Sors de la chambre noire, lentement.
Dans la main, un instant crépusculaire.
Dans le cœur, une femme à cœur ouvert.
Une femme singulière.
Françoise C.
Assekrem, Novembre 2010
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sur un air de désert
Je n'ai vu que ta démarche précise et légère
Tes gestes souples et ta tunique au vent
Je t'ai approché mais je n'ai pas su te parler
J'ai perdu la parole face à tes yeux pleins de sens
Mes mots se sont évanouis dans la clarté de ton regard
Je t'ai écouté mais je n'ai pas su te comprendre
Je n'ai entendu que ta dignité et celle de ton épouse
Là-bas, dans son attente
J'aurai voulu te toucher, te sentir
Comme on le fait avec un nouveau né pour se l'approprier
Je ne l'ai pas fait
Alors je suis allée voir tes enfants
Ils étaient là, venus de nulle part
On a joué avec des tétards
Et de nouveau
Je les ai regardés mais je n'ai pas su les voir
Je n'ai vu que leurs pieds mal chaussés, leurs lèvres creusées par l'aridité
Leurs yeux si grands. Leurs dents si blanches
Je les ai écoutés mais je n'ai pas su les comprendre
Je n'ai entendu que leur joie et leurs rires
Amère est la vie
A l'intérieur la machine sourde hurlait
De ne pouvoir ni écouter, ni parler, ni savoir
Au matin la tempête était tombée
J'avais renoncé à voir, à entendre, à comprendre
Temporairement. J’allais grandir d'abord. Et puis vieillir. Et partir doucement
Mes muscles s’étaient assouplis
J'ai eu envie de danser sur un air de désert
Je t'ai regardé : « Tu danses ? »
Chloé
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------
DE BOIS ET D'EAU
Chèche et djellaba blancs impeccables, il nous salue avec une joie sincère dans le couloir de l'aéroport, sans se départir jamais de son maintien de notable.
Et il sera bien vite celui-là. Comme il voit partir ses frères perdre leur âme dans ces pays de cocagne où tant d'eau coule sous les ponts, où les arbres se comptent par forets entières, il fait un autre rêve. Pour celui là, il tisse sa toile, entre des chameliers aussi coléreux et irascibles que leurs chameaux, des chauffeurs de 4x4 aussi fiables que leurs guimbardes hors d'age, des fonctionnaires aussi pauvres que corrompus. Il a su trouver des guides à demi magiciens qui font briller les gazelles à l'horizon et font sortir des sous les pierres un lapin. Il a su convaincre ou contraindre les potentats locaux de lui laisser sa place.
Tout cela pour nous offrir, occidentaux riches et repus, ce retour aux temps anciens, celui où l'eau est rare et précieuse et l'ombre d'un arbre un don de dieu.
Où a-t-il trouvé l'énergie de combattre chaque matin l'arbitraire des impondérables, les bêtes malades, le mauvais temps, les moteurs récalcitrants, les collègues lâcheurs, les puits vides, les nuages islandais ? Ces rêves étaient-ils plus forts, plus grands, plus crédibles qu'il les ait suivis avec tant d'obstination ? Est-ce par narcissisme, par vanité, par cupidité ? Ou par fidélité à la fierté de son peuple, à la beauté de son pays ? Ou juste pour n'être plus jamais le grouillot de la caravane ?
Je lui serre la main, et je vois que l'âge l'a rattrapé, qu'il ne voit plus clair, que son dos s'affaisse sous le poids des années. Il ne lui reste qu'une dernière tâche, la plus difficile : léguer sans détruire, lâcher la barre et laisser le navire à ses fils, vivre ses dernières années heureux à contempler son œuvre.
E.A.
PIERRE
Sur le ventre du ciel, les restes du chaos,
les entrailles de la terre et ses boyaux de magma,
son sang incandescent, ses tremblements de chair,
le souffle nauséeux de ses nuées ardentes,
éructements putrides de sa peau éruptive.
Je ne suis là que de passage,
entre deux colères telluriques,
entre deux océans de laves.
Dans l'entre deux,
dans l'antre des dieux.
L'AUTRE
Sur le mur de pierre de l’ermitage de l’Assekrem, un tableau d’environ 40 cm sur 50 est accroché, détail insolite dans ce cadre austère. Oubliant le coucher du soleil que tout le groupe est allé voir, je m’approche.
Sur la toile, une femme, jeune, palette de couleurs et pinceau en main, présente au spectateur le tableau qu’elle vient d’achever. Elle y a peint une randonneuse, d’un âge déjà certain, assise en tailleur sur un tapis touareg, près d’une théière dont le ventre lustré reflète vaguement son image. Près d’elle, un verre de thé à moitié vide, un feu de brindilles presque éteint et, curieusement, une mâchoire de chameau blanchie sous le soleil. Au loin, derrière la tente touareg, on aperçoit une caravane qui semble égrener le temps qui passe. A côté de la toile, sur la table, devant le peintre, un verre de vin à moitié plein, une bougie presque consumée, des fleurs qui fanent dans un vase, un sablier qui égrène le temps qui passe, et, curieusement, un crâne. A l’arrière-plan, près d’une fenêtre, un rideau de velours rouge crée l’illusion d’une scène de théâtre.
Intriguée par cette grossière imitation des tableaux de Vanités du XVIIème siècle, je retire mes lunettes pour mieux scruter, de tout près, le visage du peintre sur la toile.
Une voix jeune interrompt ma contemplation.
- Mais oui, vous avez deviné ! Le visage du peintre et celui de la randonneuse se ressemblent beaucoup, n’est-ce pas ? Le peintre, sur le tableau, c’est moi ! J’ai 22 ans et j’imagine que, dans quarante ans, j’aurai envie de revenir ici. Oui, je sais, ce n’est pas très réussi. Mais le frère espagnol à qui j’ai offert cette toile ne connaît probablement rien à la peinture hollandaise. Il a trouvé cela original et l’a accroché ici.
Je la regarde : la jeune femme qui se tient à mes côtés, a bien les traits du peintre du tableau. Elle a les longs cheveux très frisés, les yeux bleus et les taches de rousseur que j’avais à 22 ans.
- Ce n’est certes pas un chef-d’œuvre, continue-t-elle. En fait, vous savez, je m’intéresse à l’art, mais je ne suis pas du tout peintre. Mon domaine, c’est plutôt la littérature. Avez-vous vu ? Sur la table, devant le peintre, à côté de la tasse de thé, reconnaissez-vous cette petite forme, me demande-t-elle avec un sourire complice.
Je joue le jeu.
- La petite madeleine, bien sûr ! Vous n’avez pourtant pas encore l’âge des souvJe suis rentrée à paris. Je n’étais plus la même. J’avais désormais une œuvre à construire, une vie à saisir et juste le temps qu’il fallait, le temps de vivre et d’être heureuse, le temps de m’emparer des mots, mots de la vie, mots du rêve, mots du désir, désir des mots, désir de vivre, mots capables de défier le temps.
Marie-Françoise.Renirs ni des regrets.
- Oh ! Vous savez, l’aventure, la jeunesse … Vous connaissez la phrase de Nizan : « J’ai vingt ans, et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » C’est le début d’Aden Arabie : Paul Nizan a vingt ans. A peine reçu à Normale sup, il quitte tout pour aller sur les traces de Rimbaud jusqu’à Aden. Son voyage n’est que déception, désillusion. L’aventure n’existe plus. Pas de poésie non plus au bout du voyage de Rimbaud. Pour moi, c’est un peu la même chose. Je suis venue vivre ici, à Annaba plus exactement. Si vous saviez ! Il n’y a guère de place pour l’art et la culture dans ce pays. Annaba autrefois, c’était la ville de Saint-Augustin. Les Romains l’appelaient Hippone. Il reste un forum, le soubassement et les colonnes d’un temple de Jupiter, un théâtre, mais les ruines sont pillées. Les enfants volent les sesterces et les lampes à huile pour les vendre. Les statues de marbre disparaissent dans les coffres des voitures de voyageurs sans scrupules. Et c’est la même chose à Tipasa, ou Tébessa. Sans compter la corruption croissante et les inégalités qui se creusent. Elles sont loin, les grandes idées de l’Indépendance !
Je ne peux m’empêcher de renchérir :
- Le sort du peuple algérien ne s’est guère amélioré après les années 70. L’arabisation a progressé, le FIS a failli être élu, un coup d’Etat l’a arrêté, et puis il y a eu des attentats, un tremblement de terre …
- De toute façon, me coupe-t-elle, nous rentrons en France dans quelques mois. Là bas, nous aurons des enfants … Je leur lirai des histoires, des contes, des poèmes …
- Oui, vous dites cela aujourd’hui, mais vous serez bien heureuse ensuite d’avoir des filles scientifiques. C’est tout de même plus facile pour s’intégrer et réussir que la littérature.
La jeune femme ne semble pas m’entendre. Elle va reprendre, une fois en France, ses projets littéraires : créer une revue, écrire, de la poésie surtout, ou encore avoir une grande librairie, lumineuse, où les livres, superposés tels des pierres blanches, construiront une incroyable cathédrale.
Sa voix me laisse songeuse. Brusquement, je revois une salle d’étude, haute de plafond. Tout le fond de la salle est tapissé d’une vaste bibliothèque. C’est là que les enfants de la garderie attendent, après la classe, que leurs parents viennent les chercher. Je me souviens. Mon père passait me prendre après son travail, pas avant 19 h. J’étais toujours la dernière à quitter l’école, puis le collège. J’ai lu tous les livres de cette salle où s’accrochaient en fresques étranges les ombres du crépuscule. Il y avait là les romans des sœurs Brontë ou d’Elisabeth Goudge, les nouvelles de Katherine Mansfield, les livres de Jack London et de Dumas, Autant en emporte le vent, et tant d’autres. Dans la voiture qui me ramenait enfin à la maison, mon père, soucieux, se taisait. Tassée dans mon coin, je rêvais de châteaux perdus dans la lande où, d’un donjon écarté, parvenaient les hurlements d’une jeune femme devenue folle, folle d’un impossible amour. Je revivais les aventures passionnées de Scarlett O’hara, j’imaginais les rideaux de velours vert avec lesquels elle confectionnait une étonnante robe de bal. Tout au long de la route, se dressait devant moi un défilé de femmes amoureuses, de châteaux hantés, d’aventuriers solitaires, et puis des mots, des bribes de vers appris par cœur à l’âge où je rêvais, comme Rimbaud, de « me baigner dans le Poème de la Mer, infusé d’astres et lactescent », des rêves de mots à écrire, des mots de rêve, des rêves de vie, des mots à vivre.
Je relève la tête. Je suis seule devant le tableau. A qui ai-je parlé ? Brusquement, les derniers rayons du soleil qui se couche, tombent par la petite fenêtre de l’Ermitage et éclairent une partie du tableau qui m’avait échappé. Au fond, sur la gauche, je remarque une minuscule tache jaune. C’est le mur d’une petite maison que l’on aperçoit par la fenêtre de l’atelier du peintre. Une brusque douleur me déchire la poitrine, irradie dans l’épaule. Ma gorge se noue. Le petit pan de mur jaune ! Et moi qui aurais tant voulu, comme Bergotte, mourir sous le choc d’une intense émotion artistique devant une œuvre totale, un livre magistral, voilà que je m’écroulais – de honte peut-être ou de désespoir – devant le hideux et présomptueux coloriage d’une gamine de 22 ans !
Mes amis m’ont relevée, ranimée, soignée, et m’ont dit qu’il n’y avait jamais eu de tableau sur les murs de l’ermitage.
Je suis rentrée à paris. Je n’étais plus la même. J’avais désormais une œuvre à construire, une vie à saisir et juste le temps qu’il fallait, le temps de vivre et d’être heureuse, le temps de m’emparer des mots, mots de la vie, mots du rêve, mots du désir, désir des mots, désir de vivre, mots capables de défier le temps.
M’arrive-t-il parfois encore de m’émouvoir du miracle de l’eau courant sur l’évier ?
Ani-mots
Venus de nulle part et y allant de même, par des chemins détournés et improbables, il y a là d’étranges étrangers, qui font halte sous l’acacia.
Chemin faisant, ils croisent d’étranges ménageries, comme dans un monde infini mais soudain aplati, en forme de nappe, offrant au rêve de chacun biches, canards, faisans et grands roseaux.
Mais d’où sort, d’où vient cet imprévu lapin, cet étrange bipède au bord de la route ? La caravane passe, les chiens, s’il y en avait, aboieraient, mais le lapin, lui, se cache vite fait.
Qui sont donc ces étranges étrangers, même pas targui, qui se targuent de faire comme les hommes d’ici, nomadisant dans ce no man’s land où ils croisent partout d’étranges animaux, caressant les sauterelles, domptant les mantes qui se pointent à l’heure du thé, sans peur de sautiller sur les biches et les faisans ?
Ils admirent les gazelles loin dans le lointain, – non je te dis que ce sont des ânes ! – et tant bien que mal domptant divers maux à défaut de gazelles, ils méditent sur les bienfaits de la frugalité, rêvent sur d’évanescentes girafes conservées au grès des temps et des vents, se souviennent qu’il est plus difficile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille que… soupirent en découvrant qu’il s’agit en fait seulement d’une aiguille d’acacia quelque peu menaçante…
Mais quel mal vous ai-je donc fait, j’en vois qui continuent d’aligner des mots dans leur tête ? Sont-ce mes mots qui vous font mal à la tête ? et d’ailleurs j’en vois aussi, bailleurs et assis en tailleur, dont l’esprit est reparti ailleurs …
…reparti sur ce chemin venu de nulle part et y allant de même, où, chemin faisant, ils croisent d’étranges ménageries…
Ah ! Non, celle-là, je vous l’ai déjà racontée, il faut que je m’arrête.
Claude
--------------------------------------------------------------------------------
Je t'attendais
C’était un jour de novembre en fin d’après-midi. Nous avions depuis le matin traversé des paysages où le silence jouait l’alliance de la sérénité avec nos pas. Chaque pierre, chaque fleur du désert en nos cœurs transportés, semblaient les gardiennes d’un monde inviolé. Quand le campement pour la nuit fut installé nous décidâmes que notre groupe (nous étions douze) partirait à l’ascension de la dernière montée protégeant des assauts touristiques, l’ermitage du Père De Foucauld. Mes compagnons de voyage firent halte chez le moine catalan, je parvins donc seule au lieu consacré. Il y avait bien quelques pèlerins mais devant la table d’orientation, pétrifiés ils ressemblaient à des brebis égarées. Je les ignorais et pénétrais dans l’ermitage, non sans être quelque peu intimidée. Je fus tout d’abord éblouie par la pénombre qui régnait à l’intérieur, puis j’aperçu comme suspendu derrière un voile d’eau trois capes couleur de sable. Je les touchais respectueusement.
Mon corps à cet instant me quitta comme happé par une force venue des profondeurs de l’ermitage lorsque mon regard s’arrêta brutalement sur une clef d’argent encadrée par deux visages de femme. Je me noyais dans la contemplation de cet ouvrage quand mon corps retrouva sa silhouette et que retentit un :
‘’ Je t’attendais vieille bourrique’’.
Etait-ce ce moine à la verve débridé ?
‘’Je t’attendais vieille bourrique’’.
Mes genoux me lâchèrent. Dos au mur je glissais et m’affalais sur le seul minuscule banc de l’ermitage. Souffle glacé dans les veines, je vis se matérialiser sur l’autel de Charles une frétillante demoiselle aux yeux rieurs et facétieux. Je restais pétrifiée même si je glissais vers un passé où savoir rimait avec découverte et connaissance avec surprise.
‘’ Tout ce temps vieille bourrique ! Pourquoi ne pas être venue il y a huit ans ?’’
Ma cervelle en surchauffe cherchait désespérément une issue de secours mais n’existait qu’une entrée qui était aussi la sortie. Comment savait-elle que je pouvais et ne suis pas venue ? Elle me prit au détour de mes réflexions pour m’entrainer là où elle voulait. Je ne fis pas résistance, curieuse finalement de cette expérience.
Serais-tu moi qui suis moi et moi qui est toi ? Lui demandais-je.
Elle rit de bon cœur, me dit son contentement de m’avoir suivit depuis la première fois où je vins ici il a vingt-huit ans déjà. Elle rit de son ignorance de l’époque. Le père de Foucauld ? Et sa mère alors ? Depuis elle apprit. Elle sait maintenant. C’est ainsi que les surprises laissent place au souvenir. Elle rit encore.
‘’J’ai aimé te suivre vieille bourrique, tu me plais bien. Tes rencontres, nos voyages, les langues étrangères que tu as apprises, tes pas légers sur la plage de sable blanc, la musique cette nuit où il faisait si chaud, tes mains noires de cambouis que j’avais peine à rendre blanches, tes pas de côté qui te font marcher encore sur la troisième piste, la vie que tu as donnée, tes peines aussi, les plus légères comme les plus profondes, la lumière que tu apprivoises, les couleurs qui te charment. J’aime quand tu laisses le temps filer, je le laisse filer avec toi. Tu as bonifié vieille bourrique en avançant. Qu’en pense l’homme qui vit avec toi ?’’ Je lui dis avec sourire en coin qu’elle devait le savoir puisque nous n’étions qu’une.
‘’Et toi jeunette. Ce lieu est-il si majestueux que tu y sois restée ?’’
Je ne me souviens pas de ce qu’elle me répondit mais en écho ces mots
Vas où tu as aimé être un jour
Vas et tu m’y trouveras
Prends cette clef d’argent Belle Dame
Vas, ne t’arrêtes pas…
Je relevai les paupières, les onze arrivaient.
-------------------------------------------------------------------------------------------------------
MUES AU DESERT
C’est la nuit, encore, avant le petit jour. Je suis dans un boyau. Je marche dans un boyau de lumière. Devant moi, derrière moi, des pas chargés de sommeil soulèvent une poussière sèche dans laquelle roulent des pierres grises. Nous montons par des lacets réguliers dans une traînée lumineuse de rêves nocturnes encore en éveil. Lucioles de l’aube, nous sommes silence.
Le boyau se resserre. L’ombre est puissante, jusqu’à m’engloutir. La veille ressurgit. C’était la fin du jour, encore, avant la tombée de la pénombre. L’obscurité grignotait les lueurs dorées et roses, réduisant autour de moi le cône de la journée à une lueur de plus en plus faible.
C’est alors, que mon corps a décidé de s’absorber. Sans me laisser le choix, je m’avalai, d’un coup d’un seul, sans m’y reprendre à deux fois, sans même le temps de la pensée, sans le moindre frisson d’effroi. Je me retrouvai à l’intérieur, propulsée dans un magma visqueux et froid dans lequel je respirais par hoquets profonds et saccadés, la gorge serrée.
Je voulus ouvrir mon cœur.
Je trouvai porte close.
Un écriteau : « J’ai déjà tout donné. »
Réserves de survie entamées dans ce jardin de pierres.
Clignotement rouge des urgences. Une valve battait d’un bruit rouillé de désert, comme la porte d’un saloon avant un duel poussiéreux et gluant.
Aveuglée, j’avalai la nouvelle qui formait déjà une boule de salive épaisse et épineuse.
Je décidai de remettre à plus tard l’exploration forcée.
Je me doutais de quelque chose, mais pas à ce point.
Mon propre cœur m’était fermé.
Je descendis dans les profondeurs, plonger mes mains dans les entrailles, y puiser l’encre de mes pages. Tout était mouvant, sans amarre, glissant et impalpable.
Je trouvai tout de même un pont, jeté entre les deux reins.
Je m’y suspendis, prenant de la hauteur.
De là, je vis une lueur de caverne aux parois roses et tendres, une terre aux échos du passé rendue à sa virginité. Je m’y lovai un instant, tâtant de mes doigts fébriles les gravures de mémoires, pleurant et louant l’absence de quelque graine de beauté.
Anesthésiée, je remontai soudain le fil de mes pensées lointaines qui me propulsèrent au sommet. Sur le plateau volcanique, des gouffres, des cratères. Je pus lire le panneau indicateur comme un épitaphe sur la pierre : « Ci-gisent les surgissements de ton inconscient. » J’entendis les orgues sourdes monter lentement, d’abord lointaines, devenir plus aiguës. Je vis la faille s’ouvrir à mes pieds. Je vis la feinte. Je me jouai de moi.
Le narthex m’avait libéré, j’étais au cœur de la nef. Les orgues et le chant explosèrent.
Les yeux clos, je m’expulsai par mes orbites humectées.
C’était la veille. Devant moi surgissait l’Assekrem, irréel et suspendu, dans le chœur éclatant de la dernière lumière du jour. Reflet dans le miroir. Premier jet.
***
C’est le jour, encore, bien avant le déclin du soleil. Je marche sur un plateau de pierres et d’ombres minuscules, dans un silence monumental. De tous les côtés, des colonnes de grès rose et ocre s’abreuvent de lumière. Je cherche du regard les autres, ceux du boyau. Leurs corps, étoiles de notre caravane s’éparpillent à pas lents et profonds. Je me retourne, au loin, il me semble encore voir sa silhouette. Sous mes yeux, son visage ressurgit devant moi.
C’était le matin, encore, juste avant le soleil zénithal. Sur les bords d’un oued, j’ai été attirée par des formes en mouvement mêlées aux pierres. Je me dirigeai vers elles. Sur le sol, à mes pieds, une flèche tracée dans le sable. Je regardai autour de moi. Plus rien que ce signe, rien d’autre. Je m’avançai. Les formes devinrent des silhouettes, les silhouettes des visages. Des enfants accroupis tapaient des instruments de fer sur des rocs chaotiques. De leurs pointeaux acérés ils faisaient un chant, espaçant leurs frappes pour les faire se rencontrer. Une fois encore, je tournai sur moi-même. Autour, rien d’autre. Je m’approchai encore, de l’autre côté de l’oued. Un panneau cloué à un acacia : « Bibliothèque du désert ».
J’entrai entre deux rochers. De l’autre côté, des piles de livres, des étagères de roches, des tapis colorés sur le sol de sable et, au milieu du cirque, un fauteuil à bascule.
Le visage du fauteuil se tourna vers moi. Il me sourit, les yeux cinglants et illuminés, un doigt tendu vers le ciel, comme on s’arrête, stupéfait et émerveillé, avant de tourner une page. La vieille femme me fit signe d’approcher.
Elle lisait un recueil de poèmes de William Blake, celui qui me rappelle aux gravures de Jérôme Bosch, celui qui dit l’adieu. Entre les pages, une photo de moi, devant l’Assekrem, la veille. Je vacillai, avec dans la bouche, une odeur acide. Je relevai les yeux. Le visage à bascule se fit malicieux. Je le vis me voir et m’aspirer. C’était la vieille qui m’avait avalée.
Elle se leva, dans le mouvement lent du fauteuil. Assommée, je la suivis, sans un mot, sans savoir, je la suivis. Elle dit : « Les enfants viennent ici, des campements, graver le désert. Ici, on enterre les hommes à côté de leur maison. » Elle me montra la place de sa sépulture prochaine. D’un bâton sec et noueux, elle gratta sur le sol quelques cailloux, les pris dans sa main, les éparpilla à ses pieds.
Quand je relevai les yeux, je la vis. Sur une chaise d’enfant en paille, une fillette blonde regardait passer, au loin, une caravane nomade, une caravane d’hommes et de chameaux.
- Et cette fillette, elle ne va pas avec les autres ?
- Ne la reconnais-tu pas ? Elle rêve. Elle vient ici pour rêver.
- Si elle rêve, alors, nous sommes son rêve.
Devant moi la faille, profonde.
- Je peux lui parler ?
- Non, elle t’a vu. Cela suffit. Elle sait.
Alors, mes yeux virent la vieille femme. Je savais.
Elle me tendit un livre. Sur la couverture blanche, une lettre unique aux couleurs ocre, une lettre de sable, sifflante et familière. Elle tremblait de ses longs doigts précis et tâchés d’encre, au creux du majeur. Elle dit qu’elle se souvenait de moi. Sur la première page, un hommage à Borges, à J.L. E., à Y. D.. Puis, des pages immaculées.
A mes pieds, le Livre de Sable. Je me baissai pour le ramasser.
Je l’ouvris, un titre m’apparut : L’Autre.
Quand je me relevai, j’étais seule, avec, entre mes doigts, des grains de sable, dans le cœur la musique des outils des enfants gravant le désert.
C’est le soir, encore, juste avant que la nuit ne s’installe. Je grave, à la lumière du feu, de petits écriteaux, que je lirai plus tard.
Sandrine B. Assekrem, 5 novembre 2010
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Instantannés
Et j’observe ce chameau, délicatement posé sur ses quatre pattes. Sa marche souple et digne le conduit, presque silencieux, face à l’acacia toutes épines dressées. Multitudes de fines dagues pointées, sûres de leur invincibilité, armure impénétrable. De son regard tranquille l’animal semble esquisser un sourire, délicatement son long cou s’incline et sa tête vient effleurer la branche orgueilleuse. Merveille de la vie, insolente et obstinée, cette gueule si fine, comme soulignée d’un trait de crayon, sans hésiter, plonge sans retenue dans l’arbre acéré, avec délice et grande application, mâchouille et mastique ces pauvres épines qui paraissent sur cette langue implacable, bien inoffensives.
La trace file entre les pierres éparpillées là, semées par une main gigantesque. La trace file et grimpe doucement vers le sommet du plateau. En suspend, d’abord interdit, l’œil s’arrête, puis aspiré par la plaine soudain dévoilée, la vision se fait vertigineuse et je vacille sur mes jambes. Je cherche des mots qui laisseraient dans ce cahier une empreinte, un repère ou désignation. Vaine réflexion, comment dire ce lieu ?
Alors, dans un sourire, comme s’il avait senti, l’homme bleu de ce désert étend la main, paume allongée vers l’infini, il dit :
Ici, c’est ventre du ciel.
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
Toi le Touareg
Je suis là dans le désert de l’Assekrem, je marche et découvre cet endroit avec ces cailloux, ces roches, ces montagnes. Quand le lieu me semble hostile, la vie surgit : une gazelle par ci, un âne par-là, une petite fleur cachée sous une pierre… Et puis il y a ce touareg qui n’est rien pour moi. Il est semblable à tous les autres. Je le vois se déplacer, regarder si tout le groupe est au complet, vérifier s’il n’y a pas un dernier retardataire qui s’est perdu au bout d’un chemin…
Lorsque je marche près de lui, une sensation étrange me parvient. Je n’arrive pas à la définir, à la nommer. Je le vois nettoyer ce lieu, brûler les sacs plastiques qui sont accrochés aux épines d’acacias. Il doit aimer son désert pour en prendre autant soin. Au fil des jours, je découvre sa délicatesse pour disposer le long ruban de tissu sur nos têtes, qui nous protègera du soleil.
J’avance sur ses pas, je le suis. J’aime son allure, élancée, fière, droite, légère et pourtant assurée. Il me rappelle un évènement vécu. J’ai cette image qui me revient, mais oui, c’est ça : je suis sur ses épaules, je suis malade, j’ai 5 ans et nous sommes en juillet. Le soleil est au zénith. Nous sommes en pleine campagne et la fièvre m’empêche d’avancer…
Ce touareg qui nous guide à la même allure que l’homme qui m’a portée lorsque j’étais enfant. Ils ont la même démarche, la même légèreté, la même assurance dans leurs pas. L’un me porte, l’autre me montre le chemin. Ce dernier connaît le désert, sa beauté et ses dangers, c’est sûr. Il y a dans le regard de ce touareg une bienveillance. A mon arrivée dans ce lieu, je n’avais pas remarqué se yeux lumineux, profonds et expressifs qui parlent sans mots, sans discours inutiles. Aujourd’hui, il n’est plus le même pour moi, il ne ressemble plus à ses compagnons. Sa tunique bleue qui vole au vent lui donne une noblesse que ne n’ai pas repérée chez ses amis.
Ici, je pourrai être malade, je sais que je me sentirai en sécurité.
CHANTAL.F Assekrem, 04 novembre 2010
-----------------------------------------------------------------------------------------
LA TRACE
Presque invisible, un chemin serpente.
Une trace, plutôt, que l’on devine à la concentration moindre des pierres.
Pierres chassées par les pieds de ces milliers d’hommes qui, une génération après l’autre, ont traversé ce plateau, au pas lent de qui sait la route longue, difficile, incertaine.
Une trace, donc, qui relie le vide, se perd à chaque extrémité et disparaît de la vue.
Malgré la trace, le pas bute, le caillou aux arêtes aiguës fuit la semelle.
L’homme est là, sur ce plateau comme sur un autel, offert à l’immensité.
Le ciel pâle, la pierre fragmentée dont le temps se mesure non en jours
mais en milliers d’années.
Et lui, là, avec son compte à rebours d’où tombe chaque matin une journée.
Et devant lui, la trace qui sinue, vers laquelle il se dirige instinctivement.
A son tour, mettre son pas dans celui des hommes passés ici.
A son tour laisser la pierre, le ciel et le vent le posséder tout entier
et peut-être le rendre à la trace.
Le chèche
Acte I
Je suis cueillie par trois silhouettes juste après le contrôle des bagages à l’aéroport. Silhouettes droites dans les pâles djellabas, couronnées du chèche qui ne laisse voir que des yeux brillants, attentifs. Visages cachés, corps cachés et pourtant une présence inégalable.
Un voile de silence les entoure. C’est l’irruption d’un monde dans un autre, d’un rêve dans mon rêve. Je suis saisie, émue, intimidée. Muette.
Acte II
Touareg, homme debout, démarche régulière, souple, gestes précis, tout donne l’impression d’une mesure au long des siècles établie face à la démesure qui te cerne.
Images. Derrière lesquelles des vies se déroulent.
Monde hermétique. Comme le monde de l’adulte aux yeux de l’enfant. Monde mystérieux, incompréhensible à lui qui n’a pas le code. Enchaînement de gestes destinés au maintien de la vie et dont je ne perçois que l’écume.
Acte III
L’immense silhouette s’accroupit. Position traditionnelle où l’homme se met au niveau de la terre. Pas d’intermédiaire, à moitié assis, à moitié debout. Pas d’accessoire. Équilibre parfait. Que nous avons perdu, nous, Occidentaux.
Pour vivre ici, pas de place à l’improvisation, pas d’espace pour le gâchis, l’incomplet, le hasardeux.
Culture façonnée par le vent et le soleil, l’aridité et l’immensité. Coutumes patiemment transmises au rythme du pas qui traverse le désert, scandées au gré des haltes quand sur le feu vite allumé l’eau transportée par bidons entiers se met à chanter et que les hommes se rassemblent, les mains serrées autour du verre brûlant de thé.
Acte IV
Des dromadaires. Des hommes. Que des hommes. Et nous, comme des enfants. Les hommes nous emmènent d’étape en étape. Les hommes nous nourrissent. L’un tend l’eau si l’on arrive avec sa gourde. L’autre se renseigne s’il nous voit chercher quelque chose.
De quel bois ces hommes sont-ils donc faits ? Je ne les vois que dans ces circonstances si particulières, vestiges de ce qui fut leur vie, de ce qui les a façonnés. Ils sont là pour nous. Nous sommes là grâce à eux.
Je me laisse vivre. Je me laisse porter. Les repères s’effacent.
Acte V
Roni, notre guide, s’approche et m’enlève des mains le chèche avec lequel je me débats. Et en une succession de gestes délicats, précis, m’entoure la tête d’azur. Où suis-je ? Qui est cet homme qui me materne ?
Je me sens comme une petite fille.
Les mains qui m’habillaient alors étaient des mains de femme. Mains qui m’ont lavée, nourrie. Ont pris soin de moi. Tes mains, ma mère.
Mais c’est à toi que je pense, mon père. Qui avait choisi le ciel pour voler et non cette terre aride dans laquelle tes racines ne pouvaient s’épanouir. Le rêve de voler t’est peut-être venu, enfant, en regardant ce ciel étoilé. Tu as mis à le réaliser ta passion, ta volonté, ta ténacité. Tu as su prendre les chemins qu’il fallait prendre. Franchir les étapes. Pas à pas.
Tu m’as apporté le rêve, l’horizon, le voyage.
Les mains drapent le coton bleu.
Le chèche est mis.
Restent mes yeux.