Ils ont dit que la guerre était loin. Qu’il fallait oublier le cri strident de la sirène. Mais la peur nous tenaillait au ventre. C’était tout près, certainement derrière cette maison en bordure de fleuve que le malheur était tombé. Le soldat approchait, il avait entendu la déflagration et pressait le pas pour arriver là où la fumée s’élevait. Elle montait dans le ciel comme elle le faisait depuis le début du monde. C’était la rencontre de l’éclair avec la terre, la passion amoureuse d’un bref instant.
Le soldat contourna la maison et vit le fleuve. Il avança près de la rive. Le fleuve fut d’un coup autour de lui, serpent lumineux sans ombre, gris déclinant sa palette métallique dans les ondes mouvantes. « Où aller ? » se demandait-il. Quittant le couvert des saules qui bordaient la rive il s’engagea entre deux massifs de framboisiers sauvages. Devant lui, derrière lui la fumée effilochait la brume, parfois haute, parfois rasant le sol. Elle était proche mais semblait si lointaine. Il suivit du regard le tracé du chemin de halage, son pied roula sur une pierre, il chercha un appui qui lui apporterait du réconfort. Le pas mal assuré il imagina la déflagration prochaine. Elle serait blanche et derrière elle ce serait des chants, des tambours guerriers foudroyants et devant elle ce serait un grand horizon de drapés noirs troués d’envols d’oiseaux carnassiers.
A travers la fumée du début du monde c’est une bulle qui éclata à la surface de l’eau et voici que parut une grenouille. Elle était minuscule, une couronne sur sa tête, cercle d’or auréolé de vapeur. Elle l’avait vu, elle le regarda étonnée, vaguement rieuse. Derrière elle non loin des framboisiers sauvages c’était tout un emportement de fraîcheur, des milliers de gouttes d’eau qui balançaient parmi les feuilles. Il y avait maintenant comme un peu de brise, ce qui rendit plus pressante encore l’odeur du fleuve. Des fragrances inconnues, légères, de la vapeur dans ces parfums dont les couleurs semblaient s’échapper. C’était une fumée encore, mais distillée dans une étrangeté ouatée alors que l’autre fumée s’élevait haute et claire dans la lumière au-dessus du fleuve. Le soldat regarda la minuscule grenouille qui posa à son côté sa petite couronne d’or toute auréolée de vapeur. Il se mit à genoux devant elle.
- Qu’est-ce-que c’est, lui demanda-t-il.
-Qu’est-ce que c’est quoi ?
-Cette fumée qui sort du fleuve.
La minuscule grenouille le regardait avec énervement.
-Elle ne sort pas du fleuve. Elle flotte au-dessus. C’est elle qui m’a amené jusqu’ici.
-Elle t’a amenée jusqu’ici !
- Oui. On l’appelle ‘’Véhicule du Roi des Crapauds’’. C’est là-bas de l’autre côté du fleuve que les fumerolles attendent les minuscules grenouilles. Elles nous font traverser le fleuve dans une effrayante détonation.
-Tu crains l’eau ! que tu préfères la survoler dans le fracas ?
- Oui.
De fait les fumerolles ne cessaient de jeter dans l’air des volutes plus lourdes, plus épaisses où les gris les plus soutenus prédominaient comme lorsque l’orage éclate les soirs d’été.
-Je suis née d’une étincelle dit la grenouille minuscule. Le Roi des Crapauds croassait au volant de sa bulle. Quand elle a éclaté, l’accident fut mortel. Le Roi en fut éjecté et en retombant dans une flaque d’eau il s’est noyé. Dès lors je n’ai pas appris à nager.
-Ecoute, dit le soldat je peux t’apprendre.
Elle le regarda avec intérêt. Les fumerolles fumaient toujours.
- Si tu veux, tu pourrais….
La sirène retentit, coupant sa phrase comme un obus coupe un corps en deux. Le soldat sur la rive chancela. Impuissant il vit la minuscule grenouille disparaître dans l’eau profonde et boueuse. Il s’écroula.
Cambodge
août 2012