Il arrive que le vent d’ouest porte à mes oreilles quelques voix anciennes, le hennissement des chevaux, le crépitement du feu, le retour des guerres, la consécration du prince, le cri du messager, un battement d’ailles mais ce matin, seul le grondement du fleuve déversant dans la plaine le trop-plein de sa colère me parvenait. Il m’avait pris tout entier dès le lever du soleil et je restais là, les mains posées sur la balustrade du belvédère, les yeux plantés vers l’est, sur la tour de guet de l’ancien château, avec ce sentiment étrange que toute pensée m’avait quitté. Il fut un temps où je voyais surgir de la vieille tour de pierre des peuples entiers, les histoires qui ont nourri le pays et les inspirations de mon œuvre. Mais ce matin, une seule image obsède mes pupilles. C’est celle du visage de Louise qui semblait hier au soir comme lavé de tout chagrin, de toute peine. J’y voyais une paix inconnue qui troublait mon repos.
De quelles craintes mon trouble est-il chargé ? Nulle autre pensée, nulle autre image que cette Louise inconnue ne me viennent. Qui était donc cette Louise, tout à coup sereine, cette nouvelle Louise comme on dirait la nouvelle Héloïse ?
Hors de son tourment je me sentais sans vie. Nulle horde guerrière à l’horizon, plus de Gengis Kahn pour me dévaster comme une steppe. Je me voyais avec horreur devant une paisible rivière, la Vezère, peut-être, glissant, passif, sur les canoës de l’ennui. Je rêvais de bateau ivre, de quille éclatée et je ne pouvais même plus éprouver la colère du fleuve. Petit à petit s’éloignait la perspective d’un amour sanglant, guerrier, et mon corps fondait, privé de muscles et de nerfs. Je revoyais Louise, ivre de chagrin, aux larmes érigées comme des poignards et la pensée de l’assassiner commença à s’installer dans mon cœur.
Le vent d’ouest me souffla des scènes terribles de carnages sanglants. Les mains toujours posées sur la balustrade, le regard toujours planté vers l’est cette envie de tuer me submergea comme la vague noire recouvre au détour de la falaise abrupte le peu de sable resté sec. Mes mains blanches tombèrent le long de mon corps comme l’oiseau touché par la flèche du chasseur tombe pareil à la pierre lancée dans le vide où résonne la chute.
Et c’est tout mon corps qui se vida alors de son sang et fut pris par l’effroi quand je me vis penché au-dessus du visage blanc de Louise et que je compris que je l’avais alors imaginée morte, reposant dans un linceul prématuré et que je l’avais peut-être tué de mes pensées morbides.
Sandrine, Simone, Jean-François, Evelyne
Cambodge
11 août 2012