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Bourdon

Le vieil homme parlait d’une voix faible, le regard perdu loin à l’intérieur de ses souvenirs.

Vêtu d’une longue cape, il était assis au soleil sous son chapeau à larges bords, les mains posées sur un gros bâton ferré.

Il racontait le premier pèlerinage qu’il avait fait jadis vers Compostelle. Ce n’était pas pour expier une quelconque faute ou demander une faveur à Saint Jacques. C’était un homme tranquille et sa vie se déroulait calmement au rythme de la terre et des saisons.

Un jour le maitre l’avait fait venir pour lui demander d’effectuer à sa place un pèlerinage de pénitence. L’évêque était d’accord et le service était bien payé.

Il était parti après les moissons, vêtu de la pèlerine et du chapeau, besace à l’épaule, le bourdon en main pour se défendre des chiens errants.

Après avoir cheminé quelques jours sur les routes de Bourgogne, il était arrivé aux abords de Vézelay.

La région était belle. Les collines du Morvan s’arrondissaient doucement, piquetées ici et là de troupeaux de vaches blanches et grasses. Sur les coteaux, des rangs de vigne s’alignaient sagement, sous les caresses du soleil.

Il était trop tard pour finir la route ce soir-là. Il avait passé la nuit dans un bourg proche de la Basilique, dans une maison tenue par des hospitaliers qui accueillaient les pèlerins.

Serrés autour du feu qui chauffait la salle commune, ils avaient partagé une omelette aux champignons, et quelques fruits des bois glanés en chemin.

Un homme racontait, les yeux brillants, ces histoires qu’on se transmet aux veillées. Il disait que la Bourgogne abrite en son sein une créature surnaturelle et immense, une sorte de serpent merveilleux et ondulant qui donne à la région cette vibration particulière, cette respiration secrète. Gardienne du seuil entre l’humain et le divin, entre terre et ciel, la Vouivre déroulait son épine dorsale sur les sommets de toutes ces petites collines.

Ainsi, à en croire cet homme, il avait cheminé la journée durant sur le dos de la Vouivre, glissant parfois sur les pierres plates de ses écailles, respirant son odeur de sous-bois, buvant l’eau de ses fontaines, sentant son souffle tiède au détour d’un chemin.

Le lendemain, il faisait encore nuit lorsqu’il avait repris sa marche vers la Basilique. Dans le jour naissant, il dépassait les belles maisons cossues, construites avec de larges pierres blanches, rangées avec soin et persévérance, organisées en rangs successifs sur des hauteurs impressionnantes. Il se dégageait de ces bâtisses une tranquille assurance, une solidité à l’épreuve du temps, une promesse de tiédeur à l’abri de leurs murs.

Puis le soleil avait paru à l’est. Il avait levé les yeux vers le vaisseau de pierre et de lumière, portant sa majesté simplement, semblant ignorer les regards et les soupirs qui montaient vers lui depuis des siècles.

La Basilique se laissait caresser des yeux, faisant admirer ses proportions harmonieuses. Des maisons aux toits rosés, serrées autour d’elle, dévalaient le haut de la crête. La route déroulait son ruban poudreux, serpentant le long du coteau, semblant hésiter à quitter les champs et les vergers pour monter vers le géant.

Enfin, au détour d’une ruelle, il s’était trouvé face au fronton de la Basilique.

Malgré la foule assez dense qui se pressait sur la place, il était resté quelques instants la tête levée vers les statues. Puis, avant d’entrer dans le coeur du sanctuaire, il avait voulu faire le tour de l’édifice pour observer les têtes grimaçantes des gargouilles.

Il était enfin entré dans la nef, fasciné par la grâce de ses proportions, l’élégance des pierres taillées, la magie de ses jeux de lumière. Il était resté longtemps à l’abri de ses voûtes, à savourer la paix du lieu, à s’emplir du mystère qui émanait de tout l’édifice, comme à l’écart du monde.

Le lendemain, il avait repris son bâton de pèlerin.

Bercé par le bruit de ses souliers, il réalisait soudain qu’il se trouvait exactement à l’endroit où l’attendait sa vie, où elle prenait enfin du sens: sur La Route. Il regardait tout autour de lui, comme apaisé, posant sur les collines, les villages et les champs un regard presque tendre. Comme elle était loin son ancienne existence, comme le monde avait grandi et embelli sous ses pas! Depuis son départ, il avait aimé chaque chemin, chaque averse, chaque effort, chaque halte, chaque lieu magique ou sacré. La Vouivre était là, lovée sous ses pieds, force vive et secrète.

A cet instant, il avait décidé de la suite : il passerait sa vie en chemin, pèlerin perpétuel, parcourant la route des lieux saints pour le compte de pénitents délégant leur repentir.

Pour tout bagage il emportait son chapeau, sa cape, sa besace, et le bourdon déjà poli par sa main, soutien, défense et guide, comme le sceptre d’un roi.

Vézelay, septembre 2012


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