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Mongolie août

2015

Retour de Mongolie 
lien vers les photos http://aphanese.viabloga.com/news/mongolie-2015-2?




La danseuse bleue

Philippe Labat – août 2015

Tu as traversé le grand désert où le sable coule et sombre dans la nuit. Tes articulations souffrent, tes tendons sont secs et tes yeux brûlent. Au bord de la falaise, tu t’avances sur le fil tendu. Ton pied droit glisse et tu te rattrapes de tes doigts meurtris. Tu sais que tu vas lâcher prise et tu tombes, interminablement, vers ta mort dans ce gouffre. Tu t’y prépares et tu revois les cinq non-nommés qui hantent ton front. La grande forêt bleue te recueille dans ses bras et te dépose dans la steppe. Là, tu dois les affronter tous les deux, le guerrier du Sombre et celui du Sable, masqués d’os de bêtes. Tu ne veux pas choisir et tu n’as pas le choix. Votre combat t’enfante : tu es IUL.

Le néon bleu de l’hôtel Le Twelve clignota sur son petit-déjeuner. Peter avait encore fait ce même rêve. Mais qui avait rêvé, le trentenaire admiré ou l’un des membres de cette horde dissociée qui, en lui, se disputaient le pouvoir ? « Tout est là, devant toi. » Cette phrase tomba avec la cuillère dans son café. Il la répéta plusieurs fois. « Tout est là, devant toi. » Tu peux ruser ou esquiver, quelque chose en toi sait et te parle : tu joue faux ! Il ferma les yeux : il y avait pourtant cette possibilité ancienne qu’il avait déjà entrevue et goûtée, mais si loin…

Il sortit, il devait être à l’heure pour animer le comité de direction de cette boîte au logo ridicule ; ah, ils ne s’étaient pas foulés, les communicants, on aurait dit un crâne de chèvre. Où avait-il déjà vu ça ? Les masques des deux guerriers ! Et sur le capot d’un vieux camion russe, en photo dans le Lonely Planet sur la Mongolie ! Quelque chose se fraya un chemin en lui et émergea brusquement : il pila sur le trottoir et balança son portable dans la première poubelle.

Dans le Paris – Pékin – Oulan-Bator d’Air China le lendemain, il explora les visages ronds des Asiatiques indifférents. Sevré d’admiration, sa solitude lui parut étrangement légère.

« Le trapéziste volant est tombé amoureux de la steppe. » D’après le magazine, il était vraiment tombé, et après une longue convalescence il avait réinventé sa vie : Côme guidait les rares touristes à cheval dans la steppe. Peter le contacta dès son arrivée pour lui louer deux chevaux. « Mon gars, je ne sais pas ce que tu cherches, mais sache qu’ici la tendresse est aussi bien cachée que chez toi. Je t’emmène par la route jusqu’à Batkhaan, puis tu partiras vers l’ouest avec tes chevaux, tu ne te perdras pas. »

Dans le petit camion russe Uaz, Peter s’était assis dans le sens contraire de la marche. Les cinq autres passagers ne le regardaient pas et ne se nommèrent pas. Il remarqua leurs vêtements techniques neufs, achetés spécialement pour le trek. Seul le pantalon de sa voisine d’en face avait déjà voyagé : la fermeture éclair cassée laissait entrevoir un genou bronzé. Ceux de Côme le conducteur étaient maigres, sous un jean délavé ; maigres aussi le volant gris et les deux essuie-glaces, comme en méditation, main droite sur main gauche. Le regard de Peter s’élargit à travers la vitre latérale droite. Sur le bas côté, cinq veaux se pressaient l’un contre l’autre et le dernier le regarda. L’horizon circulaire renouvelait sans interruption une ligne de collines pointues. La fumée d’une yourte montait vers l’ouest. Tous les corps rebondirent quand le Uaz rentra sur une placette près d’un petit marché. Dans un pick-up, deux chevaux regardaient devant eux.

C’était le huitième soir, Peter entrava ses chevaux et accomplit calmement les gestes quotidiens nécessaires à sa vie : installer sa tente, se laver, s’abreuver, se nourrir, se soigner, se poser, s’endormir. Sans prévenir, la nuit précédente, la terreur était revenue. Et le jour, la vallée évasée l’avait bercé avec bienveillance et avait calmé ses pleurs.

Les fers cisaillent tes chevilles et le sel froid brûle tes écorchures. L’enfant en toi hurle de solitude, mais ton corps d’homme se débat, se révolte et respire. Tu dois tenir sans que ton âme ne grelotte. Ils sont deux et tournent autour de la tente. Tu entends leur souffle et leurs dents, tu ressens la faim des loups. Tu rampes doucement, le couteau à la main, et tu vois le pelage sable de l’un, l’échine sombre de l’autre. Un cri, un muscle arraché de ta jambe, la lame qui déchire, tu frappes, ils tirent, des chairs denses se cognent et roulent sur les pierres, du sang gicle sur tes yeux, une odeur ignoble. Le combat jusqu’à l’épuisement, jusqu’à leur fuite. Tu t’écroules, es-tu mort ?

Peter ouvrit les yeux dans ceux de la petite fille aux cheveux noirs. Deux petites barrettes roses les faisaient rebondir. Elle lui tendit un bol de lait chaud. Sous l’écran de télévision, le grand-père accroupi sur une jambe lui sourit sans intention. Face à l’autel bouddhiste, la porte orange découpait un rectangle de vallée et de troupeau. Peter se leva, et tout son corps cria de révolte. Mais il marcha sur le linoléum balayé et fit le tour de la yourte dodue qui l’avait recueillie.

Il y eut peu de mots et peu de gestes pendant ces quelques jours. Peter se levait, mangeait, buvait et dormait avec eux dans ce cercle bien ficelé. Comme un rituel, il restait de longues minutes allongé dans l’eau sinueuse de la rivière puis méditait sur la rive. Son cœur était chaud.

Ce matin pluvieux, il s’assit devant l’autel bouddhiste et observa l’empilement d’images pieuses, de photos et de statuettes hétéroclites. Et soudain, il les vit tous là, devant lui, la tribu des êtres partiels qui ne l’avaient pas quitté, mais qui le laissaient bizarrement en paix depuis la nuit des loups : l’inquiet, le dégoûté, l’absent, le nostalgique, l’intoxiqué du bien et du mal, le douloureux, le raisonneur obsédant, l’agité, le critique, l’acteur, le résigné, le cynique, le méchant, et celui qui se traînait ; mais aussi le sensuel, le tendre, le réaliste, le créateur, le perspicace, le courageux, le voyant, le clown blanc, le clown triste, le généreux, et celui qui savait voler. Peter leur sourit et les remercia d’être là tous ensemble. La grand-mère de la famille était derrière lui et lui donna un petit papier jauni couvert de caractères anciens, cela ressemblait à une phrase, comme celle qui, au-dessus de la porte de la yourte, intimait aux esprits mauvais de ne pas s’immiscer. La main tournée vers le ciel, elle lui montra fermement ses deux chevaux devant la porte, et Peter compris qu’il partait.

La rivière glissait vers l’arrière et Peter la remontait vers l’ouest. De grandes taches noires sur le sol vert suivaient les nuages qui les projetaient. Peter et ses bêtes grimpèrent le sentier poussiéreux et raciné dans les pins jusqu’à l’ermitage. En haut, des familles insouciantes buvaient l’eau de leurs gourdes. Les hommes exposaient leur ventre gras au soleil. Peter attacha ses chevaux au fil tendu entre les poteaux et gravit les rochers jusqu’au temple. Un vieux moine tout rétréci, à l’entrée, l’invita à pénétrer. Il faisait frais et la décoration de bois et de tissus colorés était désuète et naïve, comme si rien ne se prenait au sérieux. Au fond dans des vitrines sombres, des variantes de bouddhas patientaient en images. À gauche une lampe alimentée par une batterie d’automobile révélait l’étrange statue d’un dieu bleu courroucé, aux gros yeux méchants et au front garni de cinq crânes blancs, qui brandissait une arme d’os. Il avait déjà vu Yamaraja, le dieu de la mort, mais seul ; là il dansait, avec une femme bleue à la taille mince et aux formes généreuses. Elle aussi portait cinq crânes sur le front et elle riait. Tous deux se tenaient sur un animal monstrueux à gueule de taureau, bleu lui aussi, qui écrasait sous son ventre un corps plus blanc, allongé sur le dos. « Tout est là devant toi. » Il vit sa propre terreur et sa violence ; il vit son désir insatisfait ; il vit la joie de l’inaccessible danseuse bleue qui pouvait le rassurer ; il vit son énergie créatrice qui écrasait une angoisse qui n’était pas la sienne. Mais surtout il comprit qu’il ne connaîtrait jamais les cinq morts non-nommés qui avaient hanté les mémoires de ceux qui l’avaient engendré. Il sut qu’il ne pourrait jamais se séparer de leur présence, qu’il était aussi eux et qu’ils étaient LUI. Il sut même qu’il ne saurait jamais s’ils avaient vraiment existé.

Il repassa devant le vieux moine, qui fixa ses yeux brillants. Dans un anglais roulant, le vieux lui demanda comment il se sentait. Peter leva le pouce et remarqua au même instant les caractères anciens sur la couverture du livre posé à côté du moine. Sans réfléchir, il sortit de sa poche la phrase reçue dans la yourte et la lui tendit en soulevant ses sourcils, les deux mains ouvertes. Le vieux dit en anglais quelque chose comme « you also welcome the terror, and you create in the presence of joy », « tu accueilles aussi la terreur et tu crées en présence de la joie ». Le vieux moine fit signe à Peter de partir, du même geste que celui de la grand-mère, paume vers le haut.

Dans l’avion du retour, son voisin de droite badait un film de kung-fu dans lequel un petit homme jouissait du pouvoir de tenir à distance et de défoncer jusqu’à ce qu’un autre le tue. Sa voisine de gauche faisait défiler des selfies autosatisfaits sur son smartphone. Le journal parlait de terrorisme et d’une vague d’attentats en France… Le nouvel horizon circulaire serait donc bêtise, violence et narcissisme anesthésié.

Dans le wagon du RER, ton sac à dos entre les jambes, tu souris en pensant qu’avec un seul billet tu voyages avec toute ta horde intérieure. Désormais, aucun de ses membres ne perdra la face puisque tu n’es rien sans eux. Mais aucun n’imposera sa loi. Tu n’as pas de plan, pas de calendrier, pas de projet. Tu sais seulement que tu dois trouver la danseuse bleue. La vie est là devant toi, elle ne s’annonce pas si mal. Tu vois ton reflet dans la glace et tu trouves que ton visage amaigri est plus doux. Tu croises aussi les yeux durs de l’homme qui vient de rentrer dans la rame. Quand il écarte son blouson, tu vois sur son T-shirt le noir et le blanc du drapeau de Daesh et tu comptes les cinq grenades à sa ceinture. Il a la main sur la cinquième et il te regarde.

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Voyage en Uaz

 

On y entre par un marche pied. Deux marches sans empreinte visible de bottes soviétiques, mongoles, semelles de feutre ou escarpins de femmes. Une poignée usée fixée sur la porte arrière aide la main à prendre appui pour se hisser sur la première marche.  Large poignée empoignée par d’innombrables mains. A l’intérieur, l’odeur prend à la gorge. Gaz oil, animal, rouille. On se tasse on s’entasse dans les traces d’anciens passagers. Rires, insouciance du présent, vacances, assis sur le temps passé, quelque déchirure du cuir noir. Il démarre dans un bruit provoquant de mécanique rouillée, chiquenaude à l’oreille du voyageur des steppes soudain dubitatif à l’orée de la longue route à bord du rafiot. A l’arrière, un chien s’agite, posent ses pattes terreuses sur un pantalon immaculé, s’emmêle dans les lanières d’un sac qui ne sait plus où se mettre pour lui laisser le champ libre, quatre paires de pieds cherchent leur place, se tendent, se détendent, proches à se toucher, se questionnent sur leur taille, langues polies se délient dans la liesse du départ. Au cœur du chaos sonore que l’intérieur capitonné ne parvient à étouffer, silence tactile d’une main posée sur un volant minimaliste. Un cercle épuré, creux, déconcertant de simplicité. Disproportion de l’organe de conduite, si léger, si vide, et de la masse qu’il déplace, tonnes de fer, chair, os, bagages, vivres, tentes, bidons, carburant, roues, essieux…A côté, un visage encapuchonné, silencieux, fixe la route d’un regard détaché, un foulard vert, une manche de chemisier à petits carreaux parmes émergent d’une veste matelassée noire, une main halée s’abandonne sur un sac posé entre eux deux. La route se quitte, la steppe se gagne via une piste chaotique. Métamorphose de l’UAZ en cinéma multiplex où s’ouvre un paysage infini sur les vitres latérales poussiéreuses et le large pare brise muni d’un unique essuie glace, écrans que fixent douze paires d’yeux hypnotisés, proche d’un endormissement sans cesse différé par d’inattendus soubresauts. Les voix s’estompent, le chien s’endort. Toute matérialité à l’intérieur peu à peu gommée, happée par le rêve végétal, sauf la main sur le volant guidant avec calme et constance le véhicule sur le chemin accidenté. De temps à autre du fond du rêve émerge une parole, étonnement du dormeur, fulgurance dans la monotonie, soudain perçue comme une première fois, mouvement de l’ombre des nuages sur la steppe, vol de milan, courbes lointaines, soucoupes volantes posées sur l’aride tapis d’herbe rase, étranges cercles de pierres, bêtes poilues et cornues, chevaux accouplés au milieu de la piste, boitant emboités vers le bas-côté. A l’intérieur, un visage saisi se colle à la vitre, fine paroi le séparant  encore du monde de sensations qu’il pressent là, dans le défilé d’images, aspirant soudain à une rapide expulsion du vieil Uaz, revient sans volonté dans la léthargie du transport, savoure le flottement hors du temps dans le ventre de la steppe.

Françoise C

 

 
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Ode à la Yourte

 

Elle nait d’un frottement

De l’homme avec la terre

Un froissement de l’air

Frisson de l’épiderme

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

Elle nait d’un crissement

Trace dans l’atmosphère

Un cri de délivrance

Lointaine réminiscence

D’une sphère étoilée

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

Elle nait d’une dissonance

Sonores hennissements

Chaos bêlant de croches

Indifférents encore

A l’ombre de la basse

Vol planant du rapace

Elevé dans les airs

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

Elle nait divisée

Toute à l’horizontale

Fragments inachevés

Dans l’herbe tendre, grasse

Que balaie nonchalants

La crinière d’un cheval

Et l’urgat en cavale

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

Lentement elle prend forme

Onde régulière

Pénètre votre oreille

D’une hypnotique veille

Vous attire doucement

Dans sa rondeur suprême

Déviant votre route

Et vos cœurs en déroute

Jusqu’à sa porte ouverte

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

Vous voici sur le seuil

De le ronde immortelle

Que votre cœur aspire

A rejoindre en son cœur

Que votre corps franchit

Incliné vers la terre

Tout hésitant encore

Dans un pas de pudeur

Lent mouvement circulaire

Patiente installation

Du geste séculaire

 

A l’acmé de l’hiver

Et de son onde claire

Voici qu’elle vous appelle

En son lieu réchauffeur

Vertical élevé

Par son ciel entrouvert

Françoise C

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Des larmes de mille ans

C’est un tableau que je ne connais pas, une capitale à la campagne, des barrières non plantées, un océan de terre piqueté de taches rondes et blanches. Des pistes se dessinent… serpentines. Je vole. Mongolie vue des airs.

Les ailes plaquées contre le cops, j’amorce un franc piqué vers l’ouverture circulaire d’une des taches blanches, dôme en vérité. Une vrille, je pénètre dans un espace clos. Mes pattes touchent le sol, mes ailes se déploient au centre exact du cercle. Mille scintillements se disputent l’orangé qui se mêle au bleu, le jaune au rouge. Au sud une porte, à l’ouest un lit qui appelle au rêve le voyageur de passage, au nord deux moulins à prières tournent sans discontinuer tandis qu’à  l’est  des jarres  emplies de lait diffusent une odeur âcre. Et toujours le bleu du ciel. Il se découpe sur le toit de la yourte comme sur le toit du monde au  travers du " toono ".

Mille scintillements toujours comme mille ans au temps du temps d’avant bien avant ce temps présent. Pas une plume de mon corps ne frémit. Mes ailes déployées ne peuvent se refermer et venir se coucher sur mon corps. Seuls mes yeux, perçants, roulent dans leurs orbites. Ils voient la peur tournoyer sur le dôme. Aucune prise dont elle ne puisse se saisir. Je la repousse et j’attends.

L’onde arrive lentement, sournoisement du tréfonds des entrailles de la Terre. Énergie vieille de mille ans, bien avant ce temps présent. Son courant lumineux transperce mon corps de la pointe des serres jusqu’à la dernière plume de ma tête. Mes yeux ne voient plus tant la lumière est irradiante et mes ailes se figent dans la position de la croix. Arrive le temps où l’onde quitte mon corps et c’est une étoile filante qui file vers le ciel. Au centre de l’espace circulaire je sombre en inconscience un temps que je ne peux nommer.

Je me réveille.

La lune pleine et claire éclaire le lieu où je gis. Devant mes yeux meurtris, deux mains s’agitent avec frénésie. Mes articulations crissent les secondes des siècles écoulés. Une seconde, puis une autre, encore une, des millions, des milliards, des centaines de milliards de secondes. Mal dans mon corps. Je veux me dresser sur mes pattes pour prendre de la hauteur, mais je ne suis plus celui d’avant, celui  d’il y a mille ans, ce temps d’avant lorsque Oundra ma mère me vit et ne me regarda plus. Les secondes coulent le long de mes pattes devenues jambes et se répandent autour de moi. Elles  m’étouffent,  je les crache. Elles m’empêchent d’avancer,  je les écrase.

Je comprends. Je suis l’un de ceux d’en bas, l’un de ceux que je voyais d’en haut.

Je suis un Homme.

Il est un homme et ce qu’il voit autour de lui dans l’espace circulaire est sale, pisseux, nauséabond. Il veut quitter cet endroit, le fuir. C’est le temps présent maintenant, non le temps du temps d’avant bien avant le temps présent.

C’est aujourd’hui.

- « Où est l’eau dans laquelle je me baignais ? Où est l’horizon ? La porte, ouvrir la porte. Le sud, vers le Sud ! »

Il sort de la yourte, sort de l’espace circulaire. Un cheval, ses yeux. Ce cheval sera ses ailes.                                                                            

Il galopera vers le sud, le désert immense, les dunes, le sable, les loups qui hurlent la nuit, le vent violent, impitoyable. Personne ne croisera sa route.   
                       
           
Il galopera vers l’ouest. Les hautes montagnes lui barreront l’horizon. L’altitude le plongera dans un vertige proche de la mort. Les aigles essaieront de lui crever les yeux.                                                                                                                                             

Il galopera vers le nord. Les Tsatanes l’accueilleront. Il se reposera sous le tipi millénaire. Il parlera pour la première fois. Mangera de la viande cuite. Dormira au pied de l’arbre aux esprits, près du grand feu. S’apaisera… un peu.  


Il galopera vers l’est, vers le soleil levant sans jamais l’atteindre. La fatigue l’envahira. Il s’arrêtera dans un galop finissant de lassitude. Son cheval se couchera  dans la steppe. Il lui fermera les yeux, les seuls yeux qui l’aient jamais regardé autant de temps.

 

-« Mon cheval, mes ailes, tu étais les yeux de ma mère, tu reposes sur la terre, je te laisse ici. Celle que je cherche n’y est pas. Ni à l’est, ni au nord, ni à l’ouest, ni au sud. Retourner au centre du cercle, lieu d’un oiseau devenu homme. »

 

Il fit le long voyage à pied sans boire ni manger. Il remonta le temps du temps d’avant bien avant ce temps présent. Mille ans le séparaient du temps de sa naissance. À mesure qu’il se rapprochait du point exact du centre du cercle, une vision s’imposait. Celle d’une femme à la glaise arrachée, le regard porté haut comme celui de l’oiseau, un front dégagé comme le sien  maintenant qu’il est Homme, une dentelle sur le cœur, ensanglantée. Elle gratte la terre, ses mains sont puissantes. Elle voudrait être homme, être le mort, dans la tombe prendre sa place et s’endormir mille ans. 

Il voit alors sa mère, il voit Oundra. Elle pleure des larmes de mille ans, le milan qu’il était. Ligne brisée, lignée de femmes brisée. Il est lui venu au monde sans la fente entre les jambes pour engendrer à son tour une femme à venir .

 

– « Tu devais mourir du regard non porté  à ta naissance, mais ton père scintillement de l’éclair lumière transformée ne put s’y résoudre. Milan, tu es devenu pendant mille ans. Est-ce le temps nécessaire à la sagesse ? L’homme n’enfante pas, il tue. Tueras-tu à ton tour maintenant que tu es là au temps présent ? 

- Oundra ma mère, Milan je fus dans l’azur, puis Homme gisant répugnant au sein de la yourte, et maintenant fils près de vous, présent à la terre, aux océans, à la lune et aux étoiles. Que puis-je vous promettre ? Rien. Au temps du temps à venir bien après ce temps présent dans mille ans nous saurons. »


Simonne 10/08/15 Mongolie

                                                                                                                    

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Ecriture poétique

 

L’air est saturé d’un silence brutal.

De loin en loin s’élèvent de vagues vapeurs invisibles

Où se dessinent les silhouettes absentes

De ceux qui m’accompagnent fantomatiques,

Et sans cesse s’évanouissent.

De ses doigts durs et noueux le manque creuse

En moi un vertige de solitude

Me laissant déserte hantée de présences virtuelles.

Piste aride.

Le vent qui survole l’erg assèche mes yeux.

Cœur s’affole, jets de sang chaud

Tambourinent à mes tympans isolés du monde.

Le souffle devient minime et mes jambes pleurent

De douleur

De ces pas enchaînés sans plus savoir pourquoi.

 

Nous sommes si loin de nous

Que le vide désiré et maudit

S’étire à perte de vie.

 

                                                                 Sylvette  06.08.2015


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Mélusia

 

 

« Schéma connu, assène Enrique. Tu vois toujours les complications, le noir. Tu interprètes les situations… Ton père ne voulait pas t’exclure, Mélusia. Il s’agissait de discuter entre hommes de l’avenir de l’hacienda. »

Je tourne vivement les talons tandis qu’il lance encore « c’est cela, fuis, c’est ce que tu fais de mieux ! »

Fuir, oui, changer de vie. Quitter ce mari qui ne me comprend plus, qui ne sait pas me consoler. Qu’est-il devenu le jeune homme intelligent, drôle et attentionné dont je suis tombée amoureuse il y a quinze ans ? Quelque chose aujourd’hui insiste, un doute, une hésitation douloureuse. De quoi ai-je envie ? Quel est ce manque si fort ? Dans les larmes qui brouillent ma vue s’esquissent de vagues silhouettes d’absents, des paysages flous qui sans cesse s’évanouissent. Cœur s’affole, jets de sang chaud tambourinent à mes oreilles. Souffle minime. J’ai peur. Peur de quitter confort, habitudes, identité. Peur panique de perdre plus que je ne gagnerai à prendre ma liberté. Je vais avoir quarante ans. Le temps m’est compté.

 

Dans la nuit, je rêve d’une silhouette sombre que je ne peux identifier. J’entends ces mots « Creuse l’ombre, au nid de la poudre d’étoiles repose ta liberté. »

Au matin, j’annonce à ma mère, Magda, mon départ pour la Mongolie, lui murmure ma nostalgie de ce pays où je suis née, où j’ai vécu mes dix premières années, les plus heureuses.

« Ma fille, me dit-elle tendrement, je comprends. Pars, prends soin de toi et reviens-moi. Je vais te donner l’adresse de Gerel, la fille de l’amie que j’avais à Oulan Bator. Mais avant je dois te révéler un secret, il est temps maintenant : De tes ancêtres, tu as reçu deux dons. Le premier que nous partageons, ce sont ces rêves prémonitoires qu’il faut tenter de décrypter. Le deuxième, je ne l’ai pas vérifié, ce n’est peut-être qu’une légende. On m’a raconté qu’en des temps très anciens, aux temps où les Dieux étaient tout-puissants, ils avaient attribué des pouvoirs magiques à des animaux. La Reine des araignées, Morgalia la géante se nommait-elle, par une nuit sans lune, mordit une femme amoureuse qui avait osé détruire sa toile pour libérer l’homme qu’elle aimait, pris au piège. Morgalia inscrivit ainsi dans les gènes de cette femme la particularité suivante : toutes les filles de sa descendance pourraient tisser un fil de soie immatériel très résistant, et cela, une seule fois dans leur vie, au cours d’une nuit totalement obscure. Ton père est un descendant de cette femme courageuse. »

 

Le lendemain, je laisse ce court message à Enrique : « Nous sommes si loin de nous… je ne peux vivre absente à tes côtés. Je préfère partir. »

Dans le Transmongolien, je relis l’histoire de ce vaste pays vers lequel je m’enfuis, et celle aussi du héros Gengis Khan. Je réapprends des rudiments de langue mongole que j’ai parlée quand j’étais petite fille et oubliée. Les jours et les paysages défilent devant mes yeux vides. Des kilomètres de montagnes, plaines, mers, rivières, villages et villes inconnues. Plus je m’éloigne, mieux je respire. Mais un tourment me visite souvent. Un visage d’enfant apparaît dans mes songes, des yeux noirs, il rit aux éclats et murmure « baiser promis. » Puis une ombre m’emporte dans ses bras.

 

Les paysages changent, s’évasent, verdissent, s’arrondissent. Le bruit du train régulier, circulaire, berce mes jours et mes nuits. Mes pensées s’enchaînent, fluides, sans contrôle. Je flotte. Je me sens loin. Les voix des passagers se mêlent, quelques éclats de rire émergent brièvement, puis un silence inerte s’impose pendant un long moment. On ouvre les fenêtres, l’air circule, les têtes des passagères sont toute échevelées.

Des maisons aux toits de tôle, multicolores comme des sucreries posées le long d’une étroite route grise m’émeuvent. Des chiens noirs errent, se rencontrent, se reniflent. Des véhicules gris ou kaki soulèvent derrière eux une traînée de poussière ocre. La steppe s’étale, tapis vert piqué ça et là de deux ou trois bonbonnières de toile blanche d’où s’élève un peu de fumée. Des troupeaux paissent en liberté. Quelques chevaux avancent lentement sur un chemin de terre sableuse. Pas de course endiablée jusqu’à ce que surgisse un cavalier dressé sur ses étriers, qui pousse le groupe au galop. Les crinières flottent telles des bannières.Je ferme les yeux pour mieux entendre le son sourd des sabots tambourinant sur la terre. Cela résonne loin dans ma mémoire, rythme mon cœur. Et deux larmes perlent mes cils lorsque j’ouvre les paupières.

 

 

A la gare d’Oulan Bator m’attend Gerel, brune, la peau cuivrée. Elle tient un rectangle de carton où est écrit mon prénom. J’avance, la trouve belle. Sourires échangés, déjà complices.

Une yourte est dressée dans un enclos. Je vais vivre là quelques jours, accueillie. Le soir, étendues sur nos banquettes de part et d’autre du poêle chaud, nous parlons à voix basses.

-       Raconte-moi comment tes parents sont venus en Mongolie, me demande Gerel.

-       C’est une histoire d’amour qui les a amenés ici, un amour condamné par le père de ma mère qui ne voulait pas d’un gendre qu’il trouvait indigne. Mes grands-parents étaient riches, propriétaires d’une grande hacienda en Espagne. Ils élevaient des chevaux de race. Ils choisissaient les meilleurs étalons et juments, pour obtenir des poulains plus beaux, plus résistants et rapides.

-       Bizarre… on ne fait pas ça ici. Les nomades ont des troupeaux, ils font confiance à la nature. C’est la loi de la steppe.

-       Mon père était un simple employé. Mon grand-père aurait voulu que sa fille épouse un homme de même rang, pour lui succéder je suppose. C’est ce que j’ai fait moi d’ailleurs, et regarde où j’en suis !

-       Tu n’es pas bien là ?

-       Si, mais je suis triste, je cherche quelque chose, sans savoir vraiment quoi. Mes parents se sont enfuis quand leur amour a été découvert. Ils ont parcouru des milliers de kilomètres, à cheval. Quand ils ont atteint ces steppes immenses cernées de montagnes bleutées qui jamais

-       ne se dressent en barrière infranchissable, ils ont su qu’ils étaient arrivés.

-       Je sais qu’ils ont vécu ici, plusieurs années. Certains se souviennent d’eux.

-       Ils m’ont raconté et je souviens de certaines choses. Ils avaient des chevaux, ils voulaient faire de l’élevage et de la sélection comme ils savaient. Je crois qu’on ne leur a pas facilité la vie… ils se sont fait voler, mon père a dû se battre même.

-       La vie est dure ici. C’est le climat, la terre, le ciel et le vent qui veulent ça. Et l’histoire aussi peut-être bien. Il faut gagner sa place, et la tenir. Mais les Mongols sont très solidaires, tu verras, et ils ont le sens de l’hospitalité.

-       J’étais heureuse moi ici. Je m’en souviens. J’adorais la vie au grand air, les chevaux, les baignades dans la rivière l’été, les rires. Il me semble que je jouais toute la journée, que je n’avais peur de rien.

-       Mélusia, il faut dormir. Demain, on part en balade, à cheval. Un ami nous attend près d’Orkon.

-       Qui ? Je le connais ?

-       Dors, c’est une surprise… me dit Gerel dans un sourire.

 

De nouveau un songe dans mon sommeil, clair. Un garçon immobile, plus grand que moi, m’ouvre les bras. Je cours vers lui.

C’est un long chemin qui mène de soi à l’autre. Au réveil, je me souviens. Et je sais que je suis venue chercher quelqu’un. Mon ami d’enfance, mon compagnon de jeu, mon prince immobile. Mosaïque de sensations, rires, roulés-boulés sur les pentes verdoyantes, éclaboussures, secrets chuchotés à l’oreille, frissons dans le cou, rires encore, bagues d’herbes tressées, terriers de soukis inondés pour capturer les doux petits animaux, osselets, courses à perte de souffle « le dernier arrivé a un gage ! » Une émotion puissante monte de mon ventre à ma gorge, mes yeux s’inondent d’un coup. Ça ruisselle fort sur mes joues comme quand j’étais petite. Et puis ça s’arrête d’un coup.

 

Toute la matinée,nous chevauchons côte à côte, Gerel et moi, deux fourmis traversant la steppe embrassée dans un cercle protecteur de montagnes, qui semble ne jamais devoir disparaître. Le vent gorgé de soleil cuit mes joues. Je souris à Gerel. Les ailes étendues, plumes écartées à l’extrémité, des rapaces attentifs survolent le paysage. Le ciel est au-dessus de nous, immense toile bleu uni où sont juste posés des boules de ouate blanche.

Deux yourtes, un petit camion bleu, quelques ustensiles épars… Une femme nous accueille. Nous attachons nos chevaux et entrons. L’odeur âcre, un peu écoeurante du lait chaud me saute aux narines. Je la reconnais, la salive afflue à ma bouche.La femme nous sourit, prend Gerel par les épaules, nous fait asseoir. Elle remplit déjà d’airag un petit bol, disposant des morceaux de fromage ornés de motifs framboise, on dirait des biscuits. C’est bon. Je ferme les paupières et ma mémoire s’ouvre sous les rayons de bois peint de la yourte. Espace clos, sein rond, maternel, chaud. Mon esprit divague. Pelotonnéedans les bras de cette femme, je me sens bercée, je l’entends fredonner… Le bruit des pas de quelqu’un qui approche me ramène à la réalité. L’homme courbe la tête sous la poutre basse pour franchir le seuil. Il est chaussé de bottes de cuir noir et porte un long manteau de feutre bleu canard, fermé au col par deux petits grelots de cuivre doré. Quand il se redresse, mon cœur suspend ses battements… Le temps ne compte plus. Je fixe la cicatrice en étoile, haut sur son front, là où la peau avait éclaté sous le choc de la pierre. Il a un grand sourire. Ses yeux noirs plongent dans les miens. Kaïdu, l’ami de mon enfance mongole, que j’avais enfoui dans ma mémoire sous un voile aveugle, est là devant moi. Mon cœur se remet à battre, trop vite, trop fort. Je me lève et lui tends la main, intimidée. Nous buvons airag et chiminaré, grignotons des carrés de fromage. Chacun donne des nouvelles. Kaïdu s’est marié, a eu deux enfants. Sa fille de vingt ans vit ici avec son bébé et son mari. Son fils est soldat. Il est veuf… je rougis intérieurement. C’est mon prince oublié, le prince de mon cœur encore jeune. 

Quand le soir tombe, nous sortons marcher et parler, lui et moi. Le ciel est au-dessus de nous, immense toile noir uni où sont piqués des milliards de points scintillants. La voie lactée toute de poudre d’étoiles tisse un long voile nuptial. Je donne à Kaïdu le baiser qu’il attend, celui que je lui avais promis en le quittant, déchirée. C’est notre première fois. Chaleur de nos souffles mêlés, douceur inconnue de nos peaux nues. Il me serre dans ses bras, m’emporte loin de tout et je murmure des flots de mots d’amour à son oreille. Nos corps respirent longtemps au même rythme. Et nos rires font enfin s’évanouir toutes les ombres.

 

Voilà six mois que je vis ici, en Mongolie, le temps de la steppe. Kaïdu et moi avons commencé l’installation d’une ferme équestre où héberger des voyageurs à qui nous  louons des chevaux.

Au printemps 1990, nous sommes à Oulan Bator lorsqu’éclatent des manifestations. Les citoyens réclament des élections, veulent l’indépendance de la Mongolie. Il fait un froid de loup. XXXX ???

Quelques mois plus tard, les Russes, que mes parents avaient fuis il y a trente ans, abandonnent la Mongolie, la privant de ressources alimentaires. Pendant plusieurs jours le pays est privé d’électricité, pour défaut de paiement. C’est alors que mon père m’apparaît en songe. Très affaibli, il se traîne sur une route au bout de laquelle se dresse une silhouette sans visage.

 

 

 

 

 

Nuit sans lune, épais voile nuageux qui masque les étoiles, l’obscurité est totale.

-       Mon doux, mon tendre, je dois partir. Je veux revoir mon père, recevoir son pardon. Le temps lui est compté.

-       Je ne veux pas te perdre encore une fois ma princesse…

Kaïdu et moi ne formons qu’un seul corps, affamés et fougueux.

-       Je t’aime tant Kaïdu ! Nous ne serons pas séparés, je vais tisser entre nous un fil invisible et résistant. J’ai ce pouvoir.

-       Pourvu que le Destin ne fasse pas cliqueter ses ciseaux, soupire Kaïdu.

 

Le lendemain, un grand oiseau d’acier m’emporte dans les airs. Dans son sillage, immatériel, mon fil soyeux s’étire. Mon prince immobile sent sa douceur au creux de sa main. A mon poignet, tintent deux grelots de cuivre doré.

 

 

                                                                                       Sylvette Labat  09.08.2015

 

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Cérémonie

 

« Salomé/Louis » dit la pancarte tenue par un mongol dans le hall des arrivées de l’aéroport Gengis Khan à Oulan Baator. Les passagers en provenance de la correspondance de Berlin débouchent bientôt dans la chaleur de juillet. L’homme scrute chaque visage lorsque Louis sort enfin. Ils se reconnaissent et se font de grands gestes. Ils se serrent la main dans un sourire.

-          Sambano Louis.

-          Sambano Setsen. Une pancarte ! Etait-ce vraiment nécessaire ?

-          C’est Gerel qui a insisté. Elle m’a dit « c’était il y a cinq ans, on ne sait jamais, une pancarte c’est plus sûr. » Mais où est Salomé ? Je ne la vois pas.

-          Elle n’est pas avec moi.

-          Tu es venu seul ?

-          Oui.

-          Ah. C’est pour cela que tu ne restes que quelques jours ?

-          Oui. J’ai mes bagages. Ton 4x4 est devant ?

-          Oui, dans le parking. On y va ?

Le 4x4 de Setsen est un vieux UAZ à l’allure de combi VW. Louis y place son sac à dos et monte devant à côté de Setsen. Ils arrivent bientôt à Oulan Baator puis se dirigent vers Gatchuurt, petit village de banlieue.

-          Quel temps va-t-il faire ?

-          Il fera beau, ne t’inquiètes pas. Peut-être quelques orages de chaleur, mais dans l’ensemble on aura eu un beau mois de juillet.

-          Sur Oulan Baator ou sur Karakorum ?

-          Sur tout le centre de la Mongolie.

 

Leur maison est récente mais avec un confort minimal. Elle est entourée d’une palissade de planches inégales comme celles de toutes les maisons qu’ils ont croisées. Gerel est sur le seuil, souriante, pour l’accueillir. Louis s’approche et pose son sac et ils se donnent l’accolade.

-          Bonjour Louis.

-          Sambano ektchai.

Gerel rit de cette marque de respect affectueux.

-          Vous avez fait bon voyage ?

-          Oui, merci.

-          Mais, Salomé n’est pas avec toi ?

Louis s’écarte et reprend son sac.

-          Non. Il n’y a que moi.

-          Comme c’est dommage, cela m’aurait fait plaisir de la revoir. Mais entre, entre.

Pendant que Gerel lui montre sa chambre, elle lui dit tout le plaisir qu’elle et Setsen ont eu il y a cinq ans à les guider dans la steppe pour un voyage de découverte qu’il n’a pas oublié. Louis retient inextremis une brusque envie de la serrer dans ses bras. Il en tremble un peu mais elle ne le remarque pas.

Setsen entre dans la chambre.

-          Nous serons six en tout : toi, nous deux et trois autres que je vais te présenter dès que tu seras prêt. Le dîner sera servi dans quinze minutes. Ca te va ?

-          C’est parfait.

-          Alors à tout de suite.

 

Resté seul, Louis laisse son regard couler sur ce lit, sur ces meubles, ces murs, ces bibelots, les mêmes qu’il y a cinq ans. Il pose son sac sur le lit et il l’ouvre et il est devant le sac ouvert. Il en sort enfin une chemise propre, un pantalon léger, et des linges de corps de rechange qu’il empile à côté. Il prend ensuite une serviette, un gant et un savon. Il se retourne lentement et il s’assoit sur le lit, ses affaires de toilette en main, les coudes sur les genoux. Il contemple on ne sait quoi au-delà des carreaux. Puis il se tourne vers la petite pile de linge. Il se lève et il la prend aussi et il sort. Sur le palier se trouve l’unique salle de bain de la maison.

 

Rafraîchi et vêtu de propre, il se rend sur la terrasse en bois où la table est dressée. Setsen se lève.

-          Approche Louis, tu t’assois où tu veux. Je te présente Séverine, son époux Gaëtan et sa sœur Virginie. Ils chevaucheront avec nous.

 

«     Ma douce Salomé, mon amour,

Je suis arrivé à Oulan Baator aujourd’hui. J’ai retrouvé Gerel et Setsen. L’âge ne semble pas les diminuer, au contraire, ils sont toujours aussi robustes. Leurs traits sont encore plus doux, le croiras-tu, à un point qui m’a presque tiré des larmes. Il y a tant de souvenirs dans leurs gestes et leur voix. Eux aussi regrettent ton absence.

Au dîner j’ai fait la connaissance d’un trio de belges (ils viennent de Namur) dont un couple très amoureux qui m’a fait penser à nous il y a cinq ans. Ils viennent, m’ont-ils dit, pour laisser galoper leurs rires sans rien qui les entrave. J’ai trouvé cette phrase très belle.

Nous partirons demain pour le campement de chevaux.

Tu me manques terriblement.

Je t’aime.

Louis. »

 

Le lendemain, il est levé tôt. Il a très mal dormi, mille souvenirs de cette chambre ne cessant de partir à l’assaut de sa conscience épuisée par 16 heures de voyage ininterrompu. Sur la terrasse il retrouve Setsen et Gerel qui finissent de dresser la table du petit-déjeuner.

-          As-tu bien dormi ?

-          Pas assez, Gerel, ça doit être le décalage horaire.

-          Et Salomé, comment va-t-elle ? Tu ne nous as rien dit.

Louis se sert une tasse de café.

-          Elle va bien ? insiste Setsen.

-          Elle m’a demandé de vous embrasser tous les deux.

-          Alors, qu’attends-tu ? dit Gerel en souriant.

Louis entre dans le cercle de ses bras et lui donne un baiser retentissant sur la joue. Gerel rit. Il se tourne vers Setsen qui s’est approché dans un sourire et lui donne une accolade d’une pudeur plus virile.

-          Tu l’embrasseras aussi de notre part, d’accord ?

Il sourit.

-          Bonjour, vous avez bien dormi ? Nous on a dormi comme des loirs. C’est d’un calme incroyable ici. Ca va être des vacances formidables.

C’est Virginie, puis Gaëtan et Séverine.

-          A quelle heure partons-nous ?

Setsen fait une moue pensive en regardant sa montre.

-          Disons dans une heure, ça vous va ?

-          Il faut que je me dépêche alors, je suis loin d’être prête.

Et Virginie s’assoit en s’emparant de la cafetière.

 

Setsen est au volant, Gerel à ses côtés de l’autre côté de la loge du moteur qui fait comme un gros bulbe entre eux. L’intérieur est parfumé au gasoil, les banquettes reposent sur des armatures de fer et sont recouvertes de filets de nylon d’un rouge passé. Les portières ne se sont ouvertes qu’au prix d’un grincement sonore et ce n’est qu’en les claquant avec fermeté qu’on a pu les fermer. Si le Uaz était un homme on dirait qu’il est buriné, couvert de rides et de cicatrices, mais solide comme un roc. Tout y est rafistolé, ressoudé dans un gris usé, mais tout tient sans frémir. On s’y sent protégé comme dans les bras d’un grand-père.

Ils prennent les mauvaises routes de terre et d’asphalte rongé menant à Oulan Baator qu’ils doivent traverser pour se diriger ensuite vers l’Ouest. Ils roulent en cahotant sous une déroulade de nuages dont la lumière écrase dans une gamme du nacre au gris acier. Ils traversent une plaine entourée de collines basses sur une terre trouée d’ornières gorgées de l’eau de la courte averse de la nuit. Le 4x4 tangue, tangue et tangue encore, mais avance. Ils retrouvent un goudron plus récent à l’approche de la ville qu’ils traversent encombrée de terre sale, de pierres, de gravats, de poussière, de détritus, d’épaves, de buissons épuisés, parcourue d’énormes canalisations aériennes qui, parfois, plongent brusquement dans le sol comme de gigantesques vers fouisseurs. Des ouvriers casqués s’affairent sur ses rues, ses grues, ses constructions. Est-ce une ville, un monstrueux chantier, ou un immense terrain vague planté de yourtes sales et de tours HLM ? Quand on en sort enfin c’est avec soulagement, et si vite qu’on se demande si on n’a pas fait un mauvais rêve.Et c’est tout de suite les plaines, l’espace infini des plaines qu’aucune barrière, aucune forêt n’arrête, rien que de l’herbe rase et des broussaillesémeraude ondulant vers l’horizon. Le ciel s’approfondit de bleu. Il y flotte des boules de nuages éclatants qui se chauffent au soleil tandis que leur ombre tachetée glisse sur les courbes des collines et que de grands rapaces déployés dérivent au gré du vent. Le 4x4 sautille comme un cabri sur les froncements de la route goudronnée, usée et rapiécée en de multiples endroits. Dans l’habitacle c’est un désordre de sacs à dos, de vestes polaires, de chapeaux, ça somnole, ça rit, ça s’interpelle, les cheveux galopant au vent des fenêtres ouvertes sur la steppe. Louis de son côté laisse son regard se perdre sur la plaine.

 

Au soir, on établit le campement au bord d’un cours d’eau. Trois heures plus tôt le 4x4 a quitté la route pour une piste de mauvaise terre et de grosses pierres qui ont fait danser le Uaz. Après avoir passé un col et une douce gorge, le véhicule est entré dans une large plaine aux bords évasés se rejoignant au fond où coule une rivière.

Pendant que chacun dresse, rapidement sa tente, Setsen sort un réchaud à gaz et le cale pour Gerel. Elle sort des provisions et entreprend la préparation du repas.

-          Tu reconnais l’endroit ? demande Setsen.

-          Oui. Nous nous étions baignés ici malgré l’orage qui menaçait.

-          C’est vrai, je l’avais oublié.

Gerel se concentre sur sa tâche.

-          Ce sera prêt dans vingt minutes. Vous pouvez aller vous promener un moment ou prendre un apéritif. J’ai de la vodka si vous voulez.

-          Non, merci. La vodka c’est plutôt un digestif pour moi. Je vais me balader. Qui vient avec moi ?

-          On arrive Virginie.

Gaëtan aide Séverine à se lever.

 

«     Ma douce Salomé, mon amour,

Nous campons au bord de cette rivière qui se jette dans l’Orkhon, la première où nous nous étions baignés. Tu t’en souviens, rien ne nous avait arrêtés, ni les gras nuages blancs qui noircissaient à vue d’œil, ni les crottins qui flottaient dans le courant et qu’on déviait de leur course en riant. Je ne t’avais jamais vue emplie d’une énergie si lumineuse et puissante que je ne pouvais définir que par un seul mot : la joie. Une joie pure, sans ride, sans ombre. C’est ce soir-là que tu m’as raconté l’histoire (ou bien est-ce la légende) de ta famille, tu t’en souviens ? Cela va peut-être t’étonner, mais je me rappelle chaque mot que tu as prononcé ce soir-là. En t’écoutant je me suis senti si petit ! J’avais devant moi une princesse, une vraie, pas une de ces princesses de carton-pâte des cours royales d’Europe, non, une vraie princesse des mille et une nuits. Et cette princesse m’aimait ! C’est ton ancêtre Mardokhaï que tu avais évoqué après nous être séchés sous de grandes serviettes, tes longues mèches de cheveux encore lourdes d’humidité. J’ai encore en mémoire ta voix rêveuse quand tu m’as décrit la route de la soie que suivaient ses nombreuses caravanes. Partant de Chine elle longeait par le sud les sables arides du désert de Gobi sur des chameaux laineux et hautains venus de Bactriane avant de contourner la solitude minérale du Taklamakan pour rejoindre Samarcande et Nishapur. Puis elle longeait la mer des Khazars pour rallier Téhéran et Bagdad, et de là, Palmyre puis Antioche ou Trébizonde. Alors, par mer ou par terre, la route gagnait Byzance puis se dispersait dans cette Europe encore embourbée dans le Moyen Age. Ces caravanes représentaient une telle aubaine de richesse et de butin que les brigandages étaient courants. Pour s’en protéger elles s’assuraient une escorte nombreuse en voyageant de concert.  Mais, avais-tu dit, Mardokhaï, lui, jouissait d’une protection plus puissante. Il était né au moment où Ögödei, fils de Gengis Khan, montait sur le trône. L’immense empire mongol contrôlait alors la quasi-totalité de la route. Lors d’une halte au caravansérail de Turfan, il rencontra Oyunbileg. C’était la fille d’un puissant prince mongol venue assister au mariage de sa cousine. Mardokhaï s’était présenté au lieu des réjouissances qui se déroulaient aux portes de  la ville pour offrir des présents aux jeunes épousés comme marquede remerciement au prince pour sa protection. C’est là, pendant que les lutteurs faisaient assaut de puissance et les cavaliers d’intrépidité et d’adresse qu’il croisa Oyunbileg. Elle était vêtue d’une robe de laine multicolore aux motifs délicats, tenue par une fine ceinture d’or ciselé. Tombant sur sa poitrine, ses lourds cheveux d’une lumière de nuit groupés en deux épaisses nattes tenues par des bracelets d’argent encadraient un visage d’une douceur de fleur. Mardokhaï devant cette apparition avait dû bomber un peu le torse, redresser un peu plus son physique large et élancé. Tu as ri d’un rire joyeux en précisant, l’index levé « il devait rester trois jours, il resta trois semaines ». Leurs noces eurent lieu à Karakorum, la capitale de l’empire qu’avait fondée Ögödei trente ans auparavant, aux pieds des monts Khangaï au bord du fleuve Orkhon. Un an plus tard, sous une lune silencieuse et fraîche, Oyunbileg donnait naissance à une petite fille qu’elle nomma Sarantsatsral, « lumière de lune », première d’une longue lignée qui aboutirait à toi. On était maintenant sous le règne de Khubilaï khan. Mardokhaï rencontra-t-il Marco Polo, arpentant comme lui les routes de l’empire ? Je me souviens que tu as souri à cette question. Peut-être ne m’as-tu pas tout dit. Tu vois, je n’ai rien oublié. Rien.

Cette nuit le ciel est la pureté même. Le grand semeur a jeté une pleine poignée d’étoiles de l’horizon à l’horizon, c’est une traîne magnifique, je voudrais tant que tu la voies à mes côtés.

Je t’aime.

Louis. »

 

C’est la fraîcheur qui les réveille au matin. Ils passent leur tête par la fermeture de la tente au même moment. Gerel et les belges éclatent de rire. Il ne leur faut pas plus de 45 minutes pour prendre leur petit-déjeuner et lever le camp.

 

Encore une heure de route dans l’air rafraîchi par la nuit et ils s’arrêtent à côté d’une yourte. Une jeune femme est sortie à l’approche du 4x4. Elle sourit, puis Gerel et elle se reconnaissent dans de grandes exclamations. Elle les invite à entrer. Un à un ils courbent la tête et lèvent bien haut le pied pour traverser le cadre de bois rouge de la porte ouverte au sud. La yourte leur offre son cercle chaleureux lové autour du fourneau trônant en son centre. Par une ouverture aménagée au-dessus dans la toile pour le tuyau de fonte un peu de fumée s’échappe. Un rond de soleil en profite pour entreprendre de tracer un chemin circulaire à l’exact opposé de sa ronde céleste. Que pourrait bien faire le vent mauvais contre tant de rondeur ? avait chuchoté Salomé à son oreille en souriant. Ici, pas de chambres cachées par des portes fermées, passé le seuil tout est là, offert au regard, le linoléum recouvrant le sol de terre, les tapis rougeoyants réchauffant l’habit de feutre de la yourte, l’éventail de solives de bois peint de pourpre et d’or, les banquettes-lits à l’est et à l’ouest, l’autel de prière au nord face à la porte, et les photos, les souvenirs, les médailles posés sur le placard, les commodes et les caisses disposés dans les endroits laissés libres au pourtour. Les belges s’assoient sur la banquette de gauche recouverte d’un petit tapis pour plus de confort et se montrent à voix basse cet intérieur étrange. Leur hôtesse emplit un plein bol d’airag qu’elle présente à Setsen. Il en boit une gorgée et fait passer à la ronde. Gaëtan est méfiant.

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          Du lait de jument fermenté. C’est notre rafraîchissement national, c’est très bon, il faut que tu goûtes, explique Gerel pendant que Setsen parle avec la femme dans leur langue de vent.

Les belges prennent le bol avec un air à la fois inquiet et curieux. Louis ferme les yeux en avalant sa première gorgée depuis cinq ans.

-          Tamra est parti à l’aube mener son troupeau à la pâture, il ne va pas tarder, traduit Setsen.

Sur le poêle au centre bout à petit feu une énorme marmite de lait que la maîtresse de maison fait mousser à la manière des touareg le thé, en en prélevant un peu à l’aide d’une casserole et en le reversant le bras levé bien haut. Puis elle fait passer parmi ses invités une assiette de fromage sec de yack au goût acide. Un vieil homme à la face lunaire percéede petits yeux noirs ôte ses bottes sur le seuil, entre et va s’assoir à même le linoleum au fond de la yourte. La femme lui tend un bol d’airag. C’est le père de Tamra, explique Setsen. L’homme échange quelques mots avec sa bru et sourit aux étrangers et sirote son breuvage à petites gorgées. Louis se tait. La femme est un peu plus ronde, le bébé qu’elle tenait dans ses bras est devenu cet enfant intimidé par ces visiteurs.

Une tête à la peau cuivrée coiffée d’un chapeau de feutre ressemblant à un chapeau tyrolien sans plume apparait à la porte et un mongol en tee-shirt sale dans la force de l’âge entre comme eux auparavant tête courbée, genou levé, sans retirer ses bottes. Un épais caftan de feutre bleu entoure sa taille de ses bras vides noués sur son nombril. Setsen et Gerel le saluent pendant qu’il s’assoit lourdement à côté du vieil homme. La dame lui tend un plein bol d’airag. Il émane de lui une fierté douce et brûlante. C’est Tamra, explique Louis à voix basse aux belges. L’homme sort une cigarette et l’allume, puis déguste sa boisson en parlant avec Setsen.

 

«     Ma Salomé, mon doux amour,

Ce matin nous avons pris les chevaux chez Tamra, tu te souviens certainement de lui. Sa yourte est posée au même endroit à cette boucle du fleuve. L’Orkhon murmure aussi secrètement, rien n’a changé, rien ne semble jamais changer sous ce ciel bleu, tu reconnaîtrais tout au premier regard. Seuls les hommes sentent le poids du temps. Tamra ne m’a pas reconnu, mais comment aurait-il pu en être autrement ? C’est toi surtout qui lui avais parlé dans ton mongol érudit qui n’avait cessé de l’étonner. Son fils a grandi, sa femme s’est arrondie (en attend-elle un autre ?), son père s’est parcheminé un peu plus. Mais tout est resté si semblable que je n’aurais pas été plus surpris que cela de te voir enjamber le seuil de cette yourte pour t’assoir à mes côtés. Je l’espérais même secrètement. Vois-tu comme je me perds en ton absence ?

Setsen m’a donné un cheval gris, robuste et inépuisable -mais y a-t-il un seul cheval mongol qui n’ait pas ces qualités ? Les belges ont poussé des cris d’apache quand nous nous sommes élancés et nous sommes partis au grand galop jusqu’au soir. Cela fait deux mois que la saison a commencé, que ses chevaux galopent quasi quotidiennement, et Setsen dit que leur forme va encore progresser. C’est Gerel qui a conduit le UAZ avec nos affaires, les tentes et le ravitaillement jusqu’au bivouac. Setsen nous a guidés à cheval, mais le trajet n’est pas compliqué, il suffit maintenant de remonter l’Orkhon, n’est-ce pas ? Demain ils inverseront leur rôle. Je crois surtout que ces deux-là sont fous de chevaux et d’espace, qu’ils n’en seront jamais rassasiés.

Nous avons galopé, les pieds bien à l’aise dans ces larges étriers mongols, dans une ivresse de vent et de crinières. J’aurais voulu décrocher les nuages pour en faire une bannière échevelée comme au temps de Khubilaï khan, d’un blanc aussi éclatant que le noir de tes cheveux. Ton rire, tes cris de joie sur cet alezan faisaient vibrer la lumière, c’était une hallucination délicieuse qui m’écrasait le cœur. Tu te souviens de ces troupeaux de moutons s’écartant vivement en dandinant du croupion tout en gardantleur truffe collée au sol ? Ils étaient toujours là, avec les yacks, les vaches, les chèvres et les chevaux. Je les ai reconnus - eux aussi j’en suis sûr - et leurs bêlements m’ont interrogé sur toi.

Nous approchons de Karakorum, nous y serons dans deux jours. Seulement deux jours. Je ne veux pas y penser. Je t’aime tant !

Louis. »

 

C’est d’une bergerie vide à flanc de vallée où Gerel les a rejoints après un appel de Setsen que Louis a écrit. Un violent orage les a surpris en fin de journée et ils s’y sont réfugiés. Ils ont vu tout d’abord des nuées sombres déborder des collines sur leur droite comme d’un vase trop plein. Puis des colonnes de poussières ont glissé vers eux sur les pentes en se tordant comme un drap qu’on essore dans la noirceur qui gagnait. Le vent les observait encore de loin et le silence étouffait les sabots des chevaux. Soudain il fut sur eux avec tumulte et moins de cinq minutes plus tard les nuages crevaient leur lourde panse. Ils n’eurent que le temps de se réfugier dans cette bergerie.

Avant de se sécher il fallut s’occuper des chevaux – ôter mors, selle et couverture, les sécher, les étriller - pendant qu’ils crottaient sans retenue. Les belges riaient comme des garnements. Louis sourit en se remémorant Virginie brossant son cheval et s’interrompant pour gronder l’orifice anal que la queue relevée découvrait d’un « c’est pas un peu fini ? ». Le cheval avait tourné la tête vers elle de l’air de l’innocent qui cherche à comprendre. Setsen avait ensuite offert une tournée générale de vodka pour se réchauffer. Louis avait décliné l’offre. « Je dois avoir un peu de chiminari quelque part si tu préfères » lui avait glissé Gerel à l’oreille. Non, cet alcool de lait ne lui allait pas non plus. Les alcools forts le faisaient plutôt frissonner et il voulait garder la tête claire.

Ils avaient mangé sous un ciel vespéral apaisé et comme lavé à grande eau. De l’herbe rase montait une fraîcheur mouillée. Après manger, les belges dans leur veste polaire avaient écouté en silence, assis sur leurs pliants dans la pénombre, la voix claire de Gerel qui chantait doucement une chanson d’amour en lavant la vaisselle sous l’œil attendri de Setsen qui faisait chauffer de l’eau. Louis écrivait.

 

Plus tard tout le monde s’est couché, Setsen et Gerel dans le Uaz, les belges sous la tente. Louis ne peut pas dormir. Il reste accoudé à la barrière du corral frontant la bergerie, un pied reposant sur la barre inférieure. Il regarde. Devant lui une steppe sombre et blafarde baignée d’une pleine lune froide et d’étoiles qui tremblent. Au fond la noirceur d’un bois et l’ombre des collines. Au loin, des aboiements de chiens qui se défient à des lieues de distance et parfois un cheval qui souffle derrière lui dans la bergerie. Et bientôt, plus rien que le silence et le vent des pensées qui arrivent par vagues.

 

« Louis, es-tu réveillé ? Le petit-déjeuner est prêt. Aller, mon amour, lève-toi, ou faut-il que je te croque tout entier ? » Salomé approche en riant son visage de sa nuque. Il sent son souffle sur sa joue, sa main sur sa main comme elle se serre contre son dos et l’embrasse dans le cou. « Louis, aller, debout, Karakorum est encore loin. » Il ouvre un œil. Gerel est accroupie à l’ouverture de la tente. « Dépêche-toi, on t’attend pour manger. »

 

Ils lèvent le camp très tôt car la journée s’annonce chaude et à cette altitude le soleil d’été est sec et brûle rapidement. C’est Setsen qui conduit aujourd’hui et Gerel qui chevauche avec l’aisance d’une amazone mongole. Ils galopent dans la plaine, ralentissant pour passer au pas les courtes gorges que le fleuve s’est taillé au milieu dequelques collines rases qui encombrent la plaine, dénudant un chaos de rochers à fleur de terre. Pas une ombre sauf quelques bosquets de loin en loin sur la rive. Des chiens de prairie fusent dans leur trou à leur approche, de larges rapaces font des grands cercles dans le ciel, le bout de leurs ailes comme des doigts de plume. Gerel leur fait faire parfois un large écart pour éviter les terrains inondables où les troupeaux ont pataugé au printemps laissant à l’été une terre défoncée trouée d’ornières profondes et dures cachées sous les herbes.

A mi-journée ils font halte au bord du fleuve sous le couvert d’un bosquet. Son ombre est bleue et le cours d’eau chantesur son lit de galets dans la torpeur de midi. Ils laissent les chevaux boire et se baignent à leur amont dans l’eau éblouissante et glacée. Les galets sont ronds et durs et huileux sous leurs pieds. A certains endroits de longues chevelures d’algues y sont accrochées et s’allongent dans le courant formant un épais tapis d’une douceur tiède qui arrache des petits cris de bonheur à Virginie.

-          Quel pied, elle soupire à l’adresse de Louis, en se laissant flotter.

Louis se relève et sort de l’eau.

-          Tu sors déjà ?

Il lui fait oui de la tête avec un sourire, ramasse sa serviette et se sèche vigoureusement puis s’éloigne vers le couvert. Elle le regarde un instant et se retourne vers Gaëtan qui barbote un peu plus loin avec Séverine et se jette vers eux, prétendant leur faire peur en poussant des cris sauvages et en les arrosant de grandes giclées d’eau.

Setsen a posé la grande table pliante à l’ombre des arbres. Il finit d’ouvrir les dernières conserves de poisson fumé, cornichons, thon, poivrons pendant que le riz cuit.

-          Ca sera prêt dans cinq minutes, il dit à Louis.

Louis s’éloigne dans le bosquet où il se change et s’assoit sur une souche. D’une échancrure des arbres il voit Gerel, les pieds dans le courant, qui presse les chevaux, leur chanfrein trempé luisant d’eau, pour les ramener sous le couvert de la rive. En entrant dans le bosquet, les chevaux se séparent devant Louis comme les deux bras d’une coulée. Son cheval s’arrête à sa hauteur et le regarde calmement puis tourne son encolure droit devant et reprend sa marche en soufflant dans ses naseaux. Gerel est juste derrière eux et lui sourit.

-          Ils avaient très soif, elle dit.

Et elle se tait et le regarde et son sourire se charge d’une ombre pensive. Louis ne dit rien. Gerel tourne la tête et tend le cou.

-          Setsen me fait signe, je crois que c’est prêt. Allons-y Louis.

Il se relève et Gerel reprend sa marche quand il l’a rejointe.

Le repas se passe en joyeuses plaisanteries, Séverine et Virginie, leur serviette de bain autour de la taille, se relayant pour taquiner Gaëtan avec une complicité éprouvée. Après le dessert de conserves de fruits au sirop Séverine insiste pour aider à la vaisselle et Setsen se laisse convaincre et tout le monde s’y met. Quand tout est rangé ils s’installent confortablement autour de la table pour un thé ou un café.

Gaëtan étire ses bras bien haut en s’allongeant sur sa chaise pliante, les jambes légèrement écartées. Il plisse des yeux en fixant un point au-delà de l’ombre et tend l’index vers lui.

-          Encore un crâne. J’en rapporterais bien un avec moi, je trouve ça très beau.

-          Tu as le choix tu sais, dit Séverine, les crânes ça n’est pas ce qui manque ici. Mais je ne te conseille pas les crânes de chevaux, ils sont assez lourds. Prends plutôt un crâne de mouton. Pour la douane c’est plus facile.

-          Ou de yack, je t’assure que ce n’est pas encombrant du tout.

-          Surtout avec les cornes !

-          Arrêtez, sérieux, je ne blague pas, vous ne trouvez pas ça beau ?

-          Mais enfin mon cœur on n’est pas venues jusqu’ici pour admirer des crânes ou des squelettes.

-          A l’ombre tiède sous ce ciel bleu au bord d’une rivière limpide dans ce pays pratiquement vierge.

-          Arrêtez, je vous parle esthétique et vous me répondez… philosophie.

-          Gaëtan ou l’esthétique mortuaire !

-          Le crâne ou la beauté cachée de l’être !

-          Révélée par le néant !

Les deux sœurs éclatent de rire sous le sourire amusé de Gerel et de Setsen.

-          C’est bon de vous entendre rire, même en parlant de la mort, dit Setsen, c’est comme ça que nous l’abordons ici.

-          Vous trouvez la mort amusante ?

-          Je n’irai pas jusque là. Mais pourquoi se couvrir la tête de cendres ? L’âme n’est-elle pas plus libre après l’enterrement céleste ?

-          L’enterrement céleste ?

-          Oui.

Setsen se tourne vers Séverine et cherche ses mots en laissant son regard papillonner autour d’elle.

-          Imagine ce pays, en hiver huit mois sur douze, une terre gelée dure comme la pierre, et presque rien pour faire un bûcher. Que fais-tu de tes morts ?

Séverine hoche la tête, Gaëtan plisse les yeux, personne ne répond.

-          Tu les confies à la nature.

Setsen écarte les mains dans un geste d’évidence.

-          Notre tradition est de les allonger nus sur la terre nue et de laisser les loups, les vautours, les renards, les fourmis faire leur œuvre. Au Tibet ils vont même plus loin. Ils débitent le corps du défunt et le brisent en morceaux pour faciliter sa consommation par les vautours. L’enterrement céleste c’est dans le ventre des oiseaux qu’il se fait. Et tout cela dans le rire et la bonne humeur pour que l’âme parte en paix et sans regret, car une fois les chairs dispersées l’âme est libérée.

Il se penche en avant et pose son gobelet sur la table.

-          Les cimetières n’ont été introduits que récemment par les occidentaux. L’enterrement céleste remonte bien plus loin, plus loin que l’époque de Gengis Khan, c’est une très vieille tradition. C’est ainsi qu’ont été enterrés tous les mongols depuis aussi loin que porte la mémoire des hommes. C’est ainsi que toutes ces âmes libérées galopent encore dans les plaines. Je les sens tout autour de nous, il faut me croire, elles nous entourent et nous écoutent.

-          Arrête Setsen, tu vas nous faire peur.

Virginie frissonne, son sourire inquiet.

-          Il ne faut pas, répond Gerel en posant une main sur le bras de Virginie, le corps n’est qu’un vaisseau pour l’âme, ce sont les biens matériels, leur convoitise qui rendent méchant. Libérée de sa prison corporelle, n’ayant plus de contingence matérielle, l’âme retourne à sa bienveillance originelle.

Elle se tourne vers le fleuve et lève les yeux vers l’horizon.

-          Un jour peut-être, comme nous, vous sentirez leur présence amicale autour de vous et vous ne serez plus seuls dans la plaine.

Ils ont tous le visage tourné au-delà de l’ombre, vers l’horizon qui blanchit sous le soleil brûlant.  Louis, un peu en retrait, se lève sans bruit et son visage est fermé et il prend sa selle et s’éloigne sous les arbres et une tache de lumière comme une main glisse sur son épaule. Il pose la selle près des chevaux et il se couchesur la terre dure et il appuie sa tête sur la selle et il fixe les frondaisons qui se balancent, libres, à son aplomb dans le bleu et la lumière. La brise lui apporte le murmure de l’eau et l’odeur épicée des bêtes. Il presse ses yeux clos et son cheval s’approche, l’encolure basse, et le flaire. Louis lève la main et, son chanfrein dans le creux du coude, le gratte doucement entre les yeux. Le cheval se laisse faire un instantpuis se redresse, surveillant les alentours, sa longue queue fouettant ses flancs.

 

«    Salomé, ma Salomé, mon amour,

Aujourd’hui un soleil aveuglant a fait trembler la plaine et nous a forcés à une longue halte à l’ombre des arbres pour ménager les chevaux.

Je n’en peux plus de ton absence, elle finira par m’étouffer. Quand donc te reverrai-je ? Demain nous serons à Karakorum. J’avais tant de choses à te dire et il reste si peu de temps. Le sablier vide ses derniers grains.

Je t’aime à la folie.

Louis. »

 

Karakorum est loin devant eux, marqueterie fine striant la plaine, qui ondule dans l’air chaud de l’après-midi. Ils ont dû pousser les chevaux aujourd’hui et limiter la halte du déjeuner pour arriver à temps. Setsen veut leur faire visiter le monastère d’Erdene Zuu, seul vrai monument historique de ce bourg de nomades qui n’a jamais pu sacrifier à la mode urbaine des constructions en pierre.

La veille Louis n’a touché qu’à peine à sa nourriture et s’est rapidement retiré sous sa tente et personne n’a osé lui poser de questions. Sa nuit s’est agitée entre insomnie, rêves et cauchemars. Il s’est levé au point glacé de l’aube dans la sombrepâleur mouillée du monde. Seul le fleuve chuchotait à cette heure précieuse, les chiens même dormaient encore. Il a marché lentement le long de l’eau dans l’herbe encore noire qui craquait sous ses pieds et le bas de son pantalons’est trempé de roséefroide. Pendant que la nuit reculait devant la lente inondation de l’aube il a gravi la butte encore bleue surplombant leur petit campement de tentes et de chevaux et s’est accroupi tout en haut.

Il a attendu.

Dans un silence cosmique un soleil frissonnant a émergé lentement des collines pour lui seulement.

Il a pleuré. Sans bruit.

Quelques instants plus tard Setsen est sorti de sa tente et s’est étiré et s’est retourné pour répondre à Gerel et sa voix lui est parvenue comme faite de minuscules éclats dans l’air cristallin. La tête de Gerel a surgi de la tente, tendue vers Setsen, et Setsen s’est baissé vers elle et leurs lèvres se sont touchées. Setsen s’est tourné vers le 4x4 et il y a marché et il en a sorti le réchaud. La tête de Gerel avait disparu dans la tente.

 

Karakorum est proche maintenant, alignements de parcelles identiques entourées de grossières palissades de bois traçant des parallèles de rues au sol de terre nue. Ils voient, loin sur leur gauche, une petite file de camions comme de gros insectes silencieux qui se traînent dans un nuage de poussière et de fumée sale. Ils poussent leurs chevaux à faire un grand détour pour éviter les terrains au nord de la bourgade encore gorgés de l’eau du printemps et, après avoir traversé une route courant sur un remblai, ils retrouvent une terre plate et sablonneuse retenue par une herbe pauvre et rare. Entre eux et le bourg, écrasé de soleil, l’immense carré de hauts murs blancs du monastère d’Erdene Zuu renforcés des flèches noires de ses 108 stuppas.

 

Gerel et Setsen ont été étonnés quand ils leur a dit tout à l’heure devant la tente qu’il devait y aller, et y aller seul, mais ils n’ont rien dit d’autre que nous t’attendrons pendant que les belges un peu plus loin tentaient de coincer une grande canette de bière dans le lit du fleuve pour la rafraîchir. Plus tôt, en fin d’après-midi, ils sont arrivés à temps pour visiterle monastère. Setsen est resté dans le UAZ auquel ils avaient attaché les chevaux. Devant l’entrée un alignement de minuscules échoppes en bois vendaient des souvenirs et, pour quelques tugriks, des touristes se faisaient photographier, souriant craintivement, un grand aigle au regard dur posé sur leur poignet protégé d’un gant épais. Louis avait attendu en arpentant lentement le vaste terrain clos du monastère, insensible à la brûlure du soleil.

Ils avaient dîné dans un restaurant le long de l’avenue Erdene, la seule rue asphaltée du bourg. Louis ne se souvient plus de ce qu’il a mangé ni même s’il a mangé, il se souvient seulement d’éclats de voix et de rires et du regard de Gerel posé sur lui. Plus tard ils avaient établi leur campement au sud de la ville dans un champ bordant l’eau au pied d’une petite colline rase fermant la haute vallée de l’Orkhon et l’isolant du monde, ne laissant libre qu’un étroit passage pour la rivière. Son cheval l’avait regardé s’éloignervers la butteet il l’avait entendu hennir doucement dans son dos.

 

Il est au pied de la colline. Il lève les yeux et les ferme en soufflant.

Le poids de cette tristesse en lui.

Ilfait un pas et puis un autre et commence à monter et l’énorme œil rouge du soleil descend dans un bourdonnement incandescent sur la solitude du ciel. Posé tout en haut, le monument à l’empiredu grand Khan, grand ovoo de pierre dans un cercle de hauts murs ouverts sur le vent, contemple sa progression. C’est vers lui qu’il monte, c’est vers elle. Il entend sa voix qui coule sur la pente, comme un mince filet d’eau claire. Regarde Loulou, elle dit tout contre son oreille du haut de la colline, cette vallée n’a pas changé depuis Mardokhaïet Oyunbileg. Car elle l’appelait parfois Loulou. C’est bête, hein, c’est si bête ces petits mots, c’est si risible,si ridicule, ça se garde caché dans un repli de cœur et de mémoire pour ne pas les salir. Ses joues coulent, il monte vers le monument qui tremble dans le ciel. La tête sur son épaule elle murmure du haut de cette colline, face à cette vallée, je suis avec Mardokhaïet Oyunbileg, enlacés ils se confient leurs rêves, ils se prennent la main et ils rient, ici le temps n’a pas de prise. Et elle s’était tue en lui serrant la main, le regard tourné vers la vallée, occupée à écouter les rires et les rêves d’Oyunbileg et de Mardokhaïet elle avait souri et puis fermé les yeux, et elle avait serré sa main plus fort. Alors il s’était penché et avait baisé sa bouche, longuement, et respiré son souffle, et quand il s’était reculé elle avait ouvert les yeux et une larme avait coulé sur son sourire.

Il essuie ses joues. Ce versant est maintenant plongé dans une pénombre claire, le monument là-haut est irisé d’une lumière cuivrée. Ici, le temps n’a pas de prise.Il est environné de silence. Elle est avec lui etsa main est dans la sienne avec leurs doigts entremêlés et elle se tourne vers lui et sourit de cet air un peu nigaud que donne le bonheur et ils montent tous les deux et ses pieds glissent un peu sur la pente et soulèvent un peu de poussière et font rouler des cailloux dans le silence bleuté de l’ubac. Un petit nuage doréflotte au-dessus de lui, là-haut,dans la lumière. Après qu’ils s’étaient assis sur les marches du monument accédant à l’ovoo elle avait attiré doucement son visage contre le sien avec une main contre sa nuque et avait caressé ses lèvres avec ses lèvres, bouche entrouverte et souffle chaud, et il avait cru l’entendre murmurer amour toujours en continuant de caresser ses lèvres avec ses lèvres mais si bas qu’il n’en était pas sûr et il avait senti sa langue explorer de sa pointe l’intérieur de ses lèvres à lui et il l’avait laissé faire et il avait fermé les yeux et elle s’était écartée un peu au bout d’un instant, un tout petit peu, et l’avait regardé avec ce sourire dans ses yeux et il l’avait enlacée et serrée dans ses bras et son cœur battait comme un fou.

Il est arrivé tout en haut et ses jambes flageolent dans la brise sommitale. Un grand oiseau glisse silencieusement très haut devant lui et s’éloigne vers la plaine et ce n’est plus qu’un petit point là-bas qui s’embrase sans un bruit dans le soleil posé sur l’horizon.

Salomé, il dit, et il s’arrête là, incapable de prononcer un autre mot et ses yeux se plissent dans l’incendie du soir. Il monte les quelques marches accédant à l’ovoo et dans sa main il tient des feuillets recouverts d’une écriture minuscule comme un murmure et il s’approche de l’ovoo et il glisse ses lettres entre les pierres au milieu des offrandes de billets et les feuillets agitent leur blancheur dans la brise rougissante et son ombre est couchée de tout son long à leur pied et s’étire lentement. Il se tourne enfin. Dans le petit froissement d’ailes d’oiseau blessé des feuillets derrière lui il descend les marches de ce côté et de la poche intérieure de sa veste il sort un petit sac de soie bleue et il l’ouvre. Il en sort avec douceur ce qu’il contient, des cheveux, une queue de cheval noire comme une lumière de lune qui s’enflamme dans le soleil ras et il la sort et il passe doucement la paume sur elle et la porte à sa joue, la tête légèrement penchée de côté et il ferme les yeux et les cheveux dansent doucement dans la brise et lui caressent le cou.

Voilà, il y est, il a promis, il est là, c’était sa dernière promesse et elle lui avait souri de son dernier sourire et, après, il avait baisé sa main, baisé son front, glacé déjà, glacé depuis plusieurs jours et qui n’en finirait plus désormais de se glacer encore. Il dénoue avec délicatesse le ruban qui tient les cheveux et il s’approche du versant de la colline, là où elle tombe presqu’en à-pic dans la vallée et il contemple la vallée un instant et puis il lance bien haut ses mains comme s’il lançait une colombe et, des gargouillis dans la voix, il dit Va et les cheveux s’envolent dans le vent et se dispersent et disparaissent et il tombe à genoux et le soleil sombre dans le silence.

 

 Marc.B

La Baie juillet

Mt-St-Michel 2015

  
http://aphanese.viabloga.com/news/mt-st-michel-2015 (lien vers photos)

https://www.dropbox.com/s/82320bg6hdwjr79/Mont%20St-Michel%202015.mp4?dl=0  (lien vers la vidéo)  


 

 Le Mont St Michel,

12 juillet 2015

 
Jean,

si tu savais avec quelle joie les enfants t’attendent ! Nous aussi d’ailleurs, même si nous sommes bien préoccupés ces dernières semaines. Enfin…

Ici, c’est l’été, je veux dire, c’est la saison estivale, la saison des vacances qui s’est installée avec son flot de touristes bruyants et fatigants. Il est dit qu’on ne pourra jamais profiter ici du calme et de la beauté sous le ciel bleu d’été. Seule, la froidure grise et humide de l’automne apporte un peu de sérénité sur le Mont. Et pourtant, nous aimerions tant goûter un peu à la paix, voir le calme flux et reflux des marées éblouir une baie odorante dans le tremblement d’un air gonflé de soleil de de sel.  Mais cela n’est pas pour nous. Les voitures, les cars de touristes sont partout avec leurs klaxons, leurs pétarades, leurs fumées, leurs cargaisons qu’ils déversent partout et n’importe où, nous n’y pouvons rien changer.

La bêtise des hommes…

Des vaguelettes de vent tiède font frémir le cerisier ? J’ai posé dans son ombre la petite table pour t’écrire. Le temps des cerises est passé, les oiseaux ont tout mangé. Il y a un mois, l’herbe au pied de l’arbre était encore tout ensanglanté des fruits gâtés. Elle est maintenant roussie par cette canicule qui nous étouffe. A la voir ainsi, on se demande si elle va repousser, si tout reverdira un jour. Quelques mauvaises herbes profitent de l’aubaine. Je n’arrive pas à me résoudre à les arracher, j’aurais dû agir il y a longtemps. Mais cette chaleur m’a brûlé moi aussi. Je me sens las. Je pourrais me changer les idées, arpenter le littoral avec Colette et les enfants comme nous le faisions si souvent, mais je préfère rester au jardin contempler au ciel l’éclat blanc des mouettes et le trait des hirondelles. Cette torpeur m’irrite, il faudra bien que j’en sorte !

Et toi mon frère, comment te portes-tu ? J’ai hâte de te voir. Les enfants et Colette insistent pour passer avec moi te chercher à la gare. La voiture est petite, mais c’est égal. Nous nous serrerons. On peut tenir à cinq, tous ensemble. Après tout, c’est ainsi que nous étions partis visiter les volcans d’Auvergne l’an dernier avec Jocelyn.

Nous t’attendons tous avec impatience. Je t’embrasse.

Bernard.

L’arrivée de Jean

 

Rien n’a changé, si ce n’est la couleur des volets de la maison : du vert, ils sont passés au bleu, afin de rappeler le bleu de la mer sans doute.

Il y a si longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans cette maison ; je reconnais à peine les enfants : ils ont tant grandi ! Eux voulaient malgré tout venir chercher l’oncle à la gare. Ils sont vifs et beaux. Leur mère a vieilli : elle est marquée par les signes de la douleur. Son mari, mon frère, a perdu la vitalité qui l’habitait avant que tout ne change.

-       Viens, installe-toi dans cette chambre.

Tout a été préparé minutieusement pour mon arrivée. Pourtant, je sens que le cœur et la joie des retrouvailles ne sont pas au rendez-vous. Bernard est ailleurs et les yeux de Colette se voilent des larmes trop longtemps retenues. Elle veut malgré tout tenir sa place de femme qui aime recevoir.

-       Si tu veux utiliser la salle de bain après ce long voyage en train et sous cette chaleur

Merci, mais vraiment ça ira. Posons-nous dans votre magnifique jardin et bavardons si vous le voulez bien. 

Les enfants tournent autour de la table. Ils sont intrigués de découvrir l’oncle d’Angleterre tant attendu.

-       On est content de te recevoir, me dit Bernard. Raconte-nous ce que tu deviens depuis tout ce temps.

Je ne sais quoi lui répondre. Ma vie s’est écoulée avec quelques transformations, certes, mais rien d’extraordinaire. J’aimerai pouvoir leur apporter le réconfort qui leur manque. Nous sommes réunis autour de la table. La vue sur le Mont St Michel est d’une beauté incroyable. Je le retrouve, intact lui aussi avec sa flèche qui semble vouloir transpercer le ciel. Le vent vient perturber mes pensées nostalgiques du temps où tout était plus facile et fluide.

-       Moi aussi je suis heureux de vous retrouver. Les enfants ont bien changé. Matthieu te ressemble Bernard, quant à Sarah, elle a le regard vif de sa mère.

 

Depuis que je vis en Angleterre, tout s’est précipité pour moi : j’ai rencontré la femme de ma vie, j’ai réussi mes examens professionnels et je découvre de jour en jour les joies de la vie insulaire. Tout cela est finalement très banal. Il faudra que vous veniez me rendre visite un jour.

A cet instant, je fus saisi par l’atmosphère qui se dégageait autour de cette table. Je venais à peine d’arriver et ma proposition fut reçue comme une offre incompréhensible. Le trouble s’était installé. J’ai vu les visages atterrés et les regards effrayés. J’ai senti alors la terre se dérober sous mes pieds et j’ai vu au loin le jouet de l’absent, de l’enfant disparu, de Jocelyn. J’ai compris alors que l’heure n’était pas celle des projets de voyage.

 

Le premier dîner

 

-       Nous allons pouvoir passer à table.

 

-       Ah ! Avec plaisir, j’ai très envie de faire honneur à ta cuisine, et puis j’ai très faim après ce long voyage. Les trains, ce n’est plus ce que c’était : les plats sous plastiques n’ouvrent pas l’appétit.

 

-       Je suis ravi que ce soit toi qui prépare le repas pour ce premier soir que nous partageons ensemble. Je me souviens que tu aimais apprendre les recettes de cuisine et que tu les transformais à ta sauce. Tu étais un vrai chimiste ! Alors, que vas-tu nous concocter ce soir ?

 

-       J’ai pensé à des petites brochettes marinées dans le citron accompagnées d’une ratatouille faite avec les légumes du jardin. Ce n’est évidemment pas moi qui ai porté une attention particulière aux semis de notre petit potager. Gratter, retourner la terre n’est vraiment pas ma passion. La jardinière de la maison, avec qui je partage ma vie, adore prendre soins des plantes qu’elle pique et sème dans la terre.

 

-       Ça va être un vrai régal !

 

-       Puis-je vous aider à dresser la table ? Je laisse le cuisinier à ses fourneaux. Je crois qu’il n’aime pas être dérangé lorsqu’il est devant ses casseroles. C’est le souvenir que j’en ai gardé lorsque nous étions enfant. A moins qu’avec toi il ait changé ?

 

-       Ah non, je ne l’ai pas transformé. Depuis que nous vivons ensemble, cela fait maintenant 15 ans, je n’ai pas souvent eu le loisir d’utiliser la cuisine, mais je dois avouer que cette situation ne me déplait pas. J’ai bien assez à faire avec mon métier et le travail de la maison.

 

-       Oui, viens donc nous aider à disposer la table. Nos petits assistants vont se joindre à nous. Nous nous installerons dehors, n’est-ce pas ? Il fait si beau !

 

-       Je mets le couteau à droite ou à gauche de l’assiette ?

 

-       Mais je te l’ai déjà dit plusieurs fois : à droite le couteau, à droite !

 

-       Et j’apporte combien d’assiettes ?

 

-       Compte combien nous serons : d’habitude nous sommes 4, plus notre invité d’honneur ce soir, cela fait 5.

 

-       Toi qui es plus grand, peux-tu aller à la cuisine voir où en est la préparation ? Demande au cuisinier si nous pouvons commencer à nous installer.

 

-       Le cuisinier se mettra ici, moi, en tant que maîtresse de maison, j’aurai besoin de me déplacer et j’aimerai m’assoir ici, et l’invité sera entre vous deux.

 

-       Tout est prêt ! Qui vient m’aider à apporter les plats, l’eau, le vin et le pain ?

 

-       Vous voulez bien aller chercher l’eau et le pain ? Moi je rapporte le vin.

 

-       Ecoute, je te reconnais bien là dans cette manière que tu as de cuisiner et d’accueillir tes convives. Merci, ton plat est vraiment excellent. Merci aussi à la maîtresse de maison qui a cultivé ces légumes aux saveurs divines.

 

-       Je suis très touché de votre accueil chaleureux, surtout en ce moment où vous sortez à peine d’une épreuve douloureuse. Nous n’en avons pas parlé. Plus tard peut-être, oui plus tard. Ne ternissons pas cette complicité retrouvée.

 

La promenade

 

-       Je propose que demain nous nous promenions dehors : l’air est si doux ces temps-ci. Et puis Jean, il y a si longtemps que tu n’es pas venu nous rendre visite. Tu retrouveras la belle campagne sauvage qui longe la baie. Qu’en penses-tu Bernard ?

 

-       Oui, c’est une belle idée. Les enfants, vous nous accompagnerez n’est-ce pas ?

Le lendemain, au moment où toute la maisonnée s’apprête à partir avec pique-nique dans chaque sac, Sarah reste introuvable. Sarah, la petite dernière qui était toujours joyeuse et prête pour toutes les plus incroyables escapades, entraînant ses frères aînés avec qui elle se surpassait pour inventer des jeux audacieux.

Depuis mon arrivée, je l’avais trouvé changée : elle restait toujours une petite fille vive et dynamique. Pourtant, quelque chose s’était éteinte en elle. Elle s’était cachée. L’idée d’aller se promener en famille lui était tout simplement impossible. C’est dans la chambre de Jocelyn que ses parents l’ont retrouvée. Petite fille déterminée, elle voulait rester jouer là, car les promenades en famille étaient d’un grand ennui, affirmait-elle.

Je ne sais comment Colette et Bernard ont réussi à la convaincre, mais nous avons commencé notre promenade comme prévue la veille.

Nous prenons le sentier qui longe la baie : le Mont Saint Michel et sa flèche bien dressée dans le ciel nous guide. Bernard, Colette et les enfants marchent d’un pas lent mais assuré. Je les regarde et repense à la scène du départ. Qu’est-il donc arrivé à Sarah  pour qu’elle se réfugie dans la chambre de son frère disparu ? Que nous a-t-elle dit à cet instant ? Je la vois de nouveau rire et s’agiter avec Matthieu. Mon frère semble sortir de sa torpeur. Il est auprès de Colette et se parlent. Je suis loin d’eux et je n’arrive pas à entrer dans leur univers. Pourquoi ai-je accepté leur invitation ? Qu’attendent-ils de moi ?

L’étroitesse du chemin nous amène à être en file indienne. Je ferme la marche et les laisse avancer. Les roseaux me chatouillent les bras : ils me sortent de mon état de rêverie et de questionnements. Et cette flèche du Mont toujours là, à sa place, comme une mise en garde de ce qui pourrait arriver.

Je regarde Sarah au loin : petite tête blonde qui ouvre la marche. Je ne peux pas m’empêcher de penser que mon arrivée est en lien avec son refus de venir se balader avec nous. Qu’est-ce que je suis pour elle ? Un oncle qu’elle a peu connu et qui a surgit hier comme un fantôme qui reviendrait. Je cherche… Mes pensées se précisent et s’éclairent. La ressemblance que nous avons Jocelyn et moi a été sans doute perçue par Sarah.

Il faudrait que je lui parle, que nous ayons une conversation tous les deux.

J’ai le regard, les yeux, les expressions de l’enfant disparu, mais je ne suis pas lui. L’accident stupide. En une fraction de seconde, tout bascule : l’enfant est là, puis il n’est plus. Sarah avait 2 frères, puis elle n’en a plus qu’un. Ils étaient d’ordinaire 5 à table, ils ne sont désormais plus que quatre. Comment ne pas demander combien d’assiettes faut-il mettre pour le repas ? Comment ne pas avoir envie de fuir la promenade qui est censée rassembler la famille ? Et l’absent, on l’emmène avec nous ?

Je dois vraiment parler à Sarah.

Le chemin s’élargit, la marée est à son heure la plus haute et nous pouvons patauger. La lumière inonde l’étendue d’eau et j’ai soudainement envie de courir, de réveiller mon corps tout envahi et paralysé par la scène du matin. Les couleurs changeantes de la mer vert émeraude, bleu puis gris me raniment. 

Oui, je parlerai à Sarah le moment venu.

L’air est encore frais, le soleil est loin d’être à son zénith. Je saute et danse, je m’approche de mon frère, de sa femme qui sont en pleine conversation, ainsi que des enfants. J’éclabousse Sarah et Matthieu. C’est si bon ! Ils semblent étonnés de ma soudaine apparition auprès d’eux. Moi, je suis surpris par mon changement d’état. Les enfants me regardent ébahis : enfin l’oncle revient à la vie ! Ils ont envie de jouer avec moi. Sarah prend évidemment l’initiative de m’envoyer de l’eau avec ses pieds, mais Matthieu n’est pas le dernier à la suivre. Nous n’avons pas pris de bains et pourtant nous sommes trempés ! Nos vêtements sont comme une deuxième peau sur nos corps tout rafraîchis. Nous nous posons au soleil le temps de sécher un peu. La marée commence à peine à descendre : les roches noires se dévoilent petit à petit. Un autre décor est entrain de se mettre en place. J’entends Colette prononcer le mot de naissance. Je crois comprendre que mon frère et sa femme s’apprêtent pour un heureux évènement à venir. Sans me le dire, je l’ai su. La vie après la mort, pour continuer…

Je n’oublie pas qu’il me faudra tout de même parler à Sarah comme je me le suis promis.

 

Sarah et Jean

 

La fin de la balade se précise, nous sommes sur le chemin du retour. Bernard ne m’a rien annoncé. Une autre vie va s’organiser dans cette famille. J’ai été témoin de bribes de conversation. Peut-être m’en parlera-t-il demain ou après demain. Peu importe. Je sais.

Je suis préoccupé : quelque chose me retient. Je me souviens de la petite Sarah qui ne voulait pas participer à la promenade. Son indépendance et sa détermination m’ont bouleversé. Etre si jeune et connaître déjà la douleur de la disparition d’un frère. Je ne sais comment ses parents l’ont convaincue de venir avec nous. Je la vois au fond du jardin, radieuse et vive, avec des moments d’absences où elle semble ne plus être là, où elle s’extrait du monde. Ce contraste m’impressionne. Je m’approche d’elle :

-       Sarah… ?

Elle semble revenir de loin, de très loin et me regarde avec étonnement.

-       Ben dis donc, tu étais où ?

 

-       Je ne sais pas tonton, je ne veux pas savoir. C’était bien la promenade, enfin la fin parce qu’au début tu n’étais pas avec nous. Toi aussi tu étais loin !

 

-       Bien vu dis donc !

 

-          Ca m’a bien plu de t’arroser avec la mer. Papa n’aime pas jouer comme ça avec nous. Il veut jamais être mouillé. Avec toi, c’était trop rigolo ! Tu devrais venir plus souvent. D’ailleurs, pourquoi on te voit si peu ?

 

-       Tu sais Sarah, j’habite loin…

 

-          Moi aussi j’ai aimé me faire éclabousser par toi et ton frère. Nous aurions raté ce moment si tu étais restée à la maison ce matin. Heureusement que tes parents ont fini par te décider. Mais dis-moi, que s’est-il passé ce matin Sarah ?

 

-          Tu es différent de papa toi. Je peux te parler. Avec papa, c’est impossible : il devient tout triste avec les yeux qui tombent et la bouche à l’envers. Voilà, quand maman a proposé qu’on aille se promener au bord de la mer, ça m’a d’abord mise en joie, puis ce matin, je me suis souvenue que c’était la première fois que nous allions retourner faire cette promenade sans Jocelyn. Tu te rappelles de lui, c’était mon grand frère. Il est mort. Papa dit que Jocelyn te ressemblait comme 2 gouttes d’eau. Moi je ne sais pas. Je cherche Jocelyn, je te regarde, je ne le trouve pas. C’est avec lui que je voulais me promener ce matin, pas avec toi. Alors je suis allée me cacher dans sa chambre.

 

Pourquoi il t’a invité chez nous papa ?

 

-          Il avait envie que l’on soit réunis sans doute. Je ne sais pas Sarah. J’ai accepté son invitation, ça faisait longtemps que je ne vous avais vus tous les 4. Ca me faisait plaisir.

 

C’est la première fois que je passe du temps avec vous. J’ai partagé cette magnifique balade. Tu m’as aspergé toute l’eau de la mer. Avec toi, je suis redevenu enfant.

 

Oui, Jocelyn me ressemblai. On me l’a toujours dit : les expressions, la forme du visage, le sourire, le regard, la démarche. C’est comme ça Sarah, personne n’y pourra rien changer. Je ne suis pourtant pas Jocelyn.

 

Ton père est triste lorsqu’on prononce le nom de Jocelyn, toi aussi tu as le droit d’être peinée.

 

Souviens-toi de lui comme celui qui a été ton premier guide dans les jeux que vous avez partagés. Et Matthieu, tu ne me parles pas de lui ?

 

-       Matthieu, il est différent de Jocelyn, comme toi, tu n’es pas comme papa. Matthieu, c’est un rêveur et un solitaire : il aime lire, jouer son piano. Il a de temps en temps des copains qui viennent à la maison, mais je n’ai pas le droit d’être avec lui pendant ces moments. Je l’aime bien Matthieu, mais c’est plus pareil sans Jocelyn. Et puis tu sais l’accident de Jocelyn, je l’ai vu. Oh et puis non, je ne peux pas t’en parler… On s’amusait tellement tous les deux !

La petite Sarah avait les larmes qui lui montaient aux yeux. Manifestement, elle avait été le témoin de quelque chose.

-       Sarah, tu…

 

-       Dis tonton, tu restes longtemps avec nous ?

 

 

 Chantal
Le Mont St Michel, 12 juillet au 18 juillet 2015

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La Baie

 

 

Notre père avait ceci de bien : il  ne nous parlait pas. J’ai donc dû l’imaginer, le deviner, le guetter, établir des hypothèses et interpréter sans fin avec l’interdiction de le déranger parce que ça l’aurait dérangé, disait  sa femme. Il m’a expliqué tardivement que c’était sa conception de la liberté, du moins ce qu’il pensait avoir à transmettre de mieux, et la seule chose qu’il voulait nous dire. Grâce à lui je suis donc  devenue infiniment libre.

Ma mère, elle, était folle comme la plupart des mères, et baignait dans une stupeur brutale. Dévorée d’ambition, elle avait bien l’intention que je comble ses derniers espoirs en faisant d’elle une véritable bourgeoise lettrée, cultivée et riche. Un vrai petit animal à montrer en exemple de sa propre vanité.

Pour convaincre de la valeur de quelqu’un elle avait ce mot: «  Il est ex-ce-ssive-ment gentil.» Elle-même l’était : une tendre peu dégourdie, violente et rebelle à tout.

 

Tiens, une tétanie.

Puis je passai la grille et entamai un autre jeu de hasard, très amusant, seule.

J’effeuillais une marguerite dans le jardin de Séraphine,  que j’entendais s’affairer dans la cuisine. De ma sœur aînée je revoyais le regard fragile, tremblant, et gracieux, et son corps bancal d’oisillon inquiet.

    Tu es là, Nina ! Viens donc m’embrasser.

L’éternelle moustache joviale de Robert me tira de ma rêverie trop solennelle et il m’emmena dans son vertige quatre à quatre en me prévenant :

    Elle va encore plus mal qu’il y a 3 mois. Bientôt elle sera aussi vide qu’une feuille blanche.

Nous n’avons plus parlé jusqu’au diner. La chambre à l’étage donnait sur le champ de blés réguliers semblant taillés comme une frange d’enfant le jour de sa communion. Cette année là ma mère m’avait déguisé en petite princesse de contes de fée, robe blanche et bleu, rubans, cheveux lissés, frange bien taillée. Mon institutrice était venue, toujours douce et élégante, elle sauvait le tableau avec ses yeux vivants, et notre grand-mère était ravie dans un visage enfantin tourné au ciel. Les autres avaient surtout bien mangé. Le menu inscrit sur un tissus soyeux bleu ciel fut intégré aux triomphants albums de photo familiales.

    Les tranches, vous les voulez fines ou normales ?

    Fines !

    Fines et deux pour ma Nina…qui a fait tout ce chemin…

    Des haricots ?

     Tu sais Paris n’est pas si loin…

    Ah. Tu n’es plus à Berlin ?

    Tu te rappelles quand on était venu ? c’était quand déjà ?

    88, juste avant la chute.

    La chute ?

    Du mur de Berlin, Séraphine. Tiens, donne ton assiette.

    Ah oui, bien sûr.

    Et Franz, des nouvelles ? tu le vois encore ?

    Effondré lui aussi. Il a été très bien…Tu sais, les allemands en ont soupé de la reconstruction…

    Et toi, toujours table rase, Nina ?

    On allait chaque jour jusqu’au mur, comme pour vérifier. On a gardé toutes nos cartes municipales, les tickets  de transports, les adhésions aux associations et puis…Non, j’ai tout mis dans une boîte.

    Je vais faire du café.

    Je prends deux sucres.

    Ah bon.

 

    …Joli hein ?

    Superbe massif, oui.

     Elle s’occupe très bien du jardin, c’est son plaisir.

    Cette couleur…

    Bleu cobalt c’était marqué.

    On parlait de tes hortensias.

    Ah ! Bleu cobalt, c’était marqué.

    Assieds toi Séraphine, tu n’es pas la servante du château…

    « La servante du château », je la chantais…

    Ricet Barrier. On savait faire des chansons. Du lait ?

    Merci.

 

Pas question de déroger à la tradition : nous traverserions la baie à pied comme chaque été. La nuit fut courte et à 9 heures, nos pique-nique emballés, nous contemplions la baie à marée basse et son ouverture grand-angle. Fins prêts, silencieusement heureux de nous retrouver encore là, dans ce petit désert peut être, mais comme toujours, notre rituel estival inchangé. Nous regardions le mont, ce monde occulte dont notre père paraissait si absorbé, qui avait l’air tellement plus important que nous et qui nous annulait. L’absence avait rempli nos vies comme une tricheuse.

Quand le cri bref perça, j’étais en tête de cortège et Séraphine au loin s’enlisait dans les sables mouvants passivement, sans une protestation, sans tenter de se dégager. Elle était minuscule, parsemée de cheveux blancs, et s’enfonçait dans la terre sans ciller, passivement. Elle ne vit pas nos mains tendues, elle balbutiait des mots incompréhensibles le regard fixe perdu au loin, ailleurs, et brusquement s’arracha de la vase en s’ allongeant d’abord : elle savait très bien comment faire, on le savait tous depuis l’enfance.

On savait les rituels, on savait les absences, on savait les cris muets, on savait les chimères, les fictions silencieuses, on savait que le père détenait des secrets qu’il ne dirait qu’après sa mort, on savait que la mère ne touchait plus le sol, sauf dans son autorité, on savait que tout nous échappait , qu’il fallait fuir ou s’enliser en silence comme lui.

Séraphine était restée. Moi, j’avais fui en quête de rationalité, d’idéaux, de construction, de pragmatisme. J’avais nié mes origines, et échoué. Il me restait une boîte pleines de promesses déçues, d’illusions, d’hypocrisies, de trahisons, de dénis, de tracas et de renégats.

Il nous restait un mot d’excuse pour vivre sans perfection dans un paysage parfait. L’amour aurait dû élever dans nos âmes un espoir immortel.

Nous avons repris le chemin, fait demi-tour, chacun solitaire et secret.

Je regardais ce chien joyeux qui sautait dans le gué, s’ébrouait et nous accompagnait en jouant, jeune, joyeux et vivant. J’avais peut être à réécrire l’histoire. Et je fermais la marche.

Elodie G

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« Chère Patricia,

C’est aujourd’hui le temps, j’imagine, qui me permet de t’écrire. Le temps qui nous sépare de notre dernière rencontre, le temps qui nous sépare des origines. Ce temps qui, je l’espère, te permettra de me lire.

J’ai vu hier, dans la veine d’un bois, un œil ouvrir une brèche. Lilli, assise sur le rebord de la petite terrasse, ses paumes en léger appui sur le sol de béton, laissait jouer dans l’herbe déjà fraîche, ses pieds nus et dorés de l’été. Elle m’a appelée auprès d’elle, d’une voix lointaine et profonde, à peine murmurée, comme on susurre parfois la nuit le nom des absents et c’est à sa manière douce et prudente, un peu inquiète aussi, mais sans voile ni tremblement, qu’elle m’a annoncé ta venue prochaine. Sur le panneau de bois brut adossé au puits, laissant à mon tour la voûte de mes pieds s’émouvoir d’un frémissement soudain, je voyais s’adoucir, à la lumière du soir tombant, les figures immobiles que des veines centenaires laissaient paraître. Serions-nous ainsi vouées à nous muer en écorces, qui au fil des années, se figeraient sous la sève de nos larmes, attendant qu’un ultime rayon de lumière vienne nous délivrer à l’aube de notre nuit ?

Sans doute ai-je lâché la main de Lilli dont la chaleur m’avait fait garder le silence, oscillant entre l’excitation et ce sentiment trouble, une sorte de vigilance qui me fait, encore aujourd’hui, guetter en chaque chose les signes de son prochain effondrement.

Voudras-tu bien me lire plus loin ?

Lilli se tenait là, silencieuse, alors que sous mes yeux ta silhouette volait, libre et enivrée, sous la plus grosse branche du cerisier, de plus en plus haut, donnant à ta robe à volants la courbe des ailes de l’ange de la petite chapelle qui nous fascinait tant. L’image disparut peu à peu et j’ai vu à sa place se dessiner la scène de ton arrivée. Combien d’heures ai-je passé depuis plus de dix ans à en explorer chaque détail ? A veiller, dans mes rêves, à ce qu’aucun pli rétif – jusqu’à l’instant où tu descendrais du train – ne vienne contrarier les lignes de la robe que je porterai ce jour-là.

Viendras-tu ? Prendrons-nous le risque de nous reconnaître ? Je n’aurai cette fois-ci avec moi aucun bagage.

Sido »

 

***

Le train s’arrête brutalement en gare d’Avranches. Elle en est secouée comme les autres voyageurs debout devant elle et le poing qui lui serre le ventre se contracte un peu plus. Puis la porte du wagon est ouverte répandant un peu de lumière grise sur la plateforme.

Ce voyage l’a-t-elle voulu ? Oui. Non. Elle ne sait plus.

Au bout d’un instant elle réalise qu’il n’y a plus personne dans le wagon et qu’elle est seule. Autour d’elle tout est silence. Un silence immobile. Elle frissonne. Si elle n’y va pas maintenant, elle sent que ce train s’endormira avec sa passagère unique oubliée de tous. Pour toujours.

Alors elle s’avance vers la portière. Sur le seuil en haut des trois marches elle est un peu éblouie, elle ne distingue pas très bien les visages de tous ces gens sur le quai. Elle baisse les yeux et pose avec précaution un pied sur la première marche en se tenant à la barre. C’est si raide, il serait si facile de tomber.

Une.

Deux.

Trois.

La voilà sur le quai.

Oui ! Elle le décide là, subitement avec force, cette visite elle la veut. Malgré sa crainte, elle la veut.

-          Patricia !

Elle se retourne. Elle est à cinq mètres d’elle, devant une grande photo du mamelon hérissé du Mont St-Michel qui semble lacérer le ciel. Elle a mis cette robe qu’elle portait la dernière fois, pense-t-elle, comme si elle voulait rejouer la scène de leur rupture.

-          Patricia. » Elle y a mis cette fois beaucoup de douceur.

Sido s’approche, tend les mains, prend celles de Patricia et la contemple, le visage un peu penché de côté.

-          Ca fait dix ans, dit-elle.

-          Et onze jours, précise Patricia.

-          C’est vrai, dix ans et onze jours.

Et Sido enlace brusquement le cou de sa sœur et, joue contre joue, elle les berce toutes deux dans une danse immobile. Puis elle se détache.

Elle a toujours le même visage doux et fier que sur sa photo de communion avec son voile blanc et sa croix de bois serrée dans des mains ferventes, pense Sido. Mais le regard est plus aigu, plus ferme. Plus adulte.

Elles font quelques pas.

-          Tu as bien reçu ma lettre ? demande Sido.

-          Oui.

Elles s’arrêtent et se regardent sans rien dire. Puis :

-          J’en avais reçu une autre avant.

-          Lilli ?

Patricia fait oui de la tête et reprend sa marche, le front pensif. Sido la suit du regard et la rejoint.

-          C’était une lettre recommandée avec accusé de réception. Elle voulait être sûre que je la lirais, j’imagine. Comment avait-elle eu mon adresse, Dieu seul le sait. Dans cette lettre elle me parlait d’elle, surtout, de son désir de me revoir. Quelle que soit votre guerre, m’écrivait-elle, je ne veux pas en être une perte collatérale. J’ai été frappée par sa colère, par la force de sa détermination. Dix ans sans nouvelles, tous les ponts coupés, et voilà que ma petite nièce adorée, ma petite Lilli me tirait par la manche et, sans me lâcher, me disait « ça suffit, tu m’entends, regarde-moi ! ». Elle n’était plus cette petite fillette bien sage. J’ai réalisé que le temps filait et qu’il était temps pour moi d’avancer.

Elle s’arrête et fixe l’horizon.

-          Alors j’ai pris la décision de venir t’affronter.

Elle se tourne vers sa sœur.

-          Et puis… j’ai reçu ta lettre, Sido.

Et elle sourit.

Sido baisse les yeux. Est-ce de la gêne ou est-ce l’émotion ? Elle soupire :

-          Lilli a fait ce qu’aucune de nous n’aurait eu la force de faire.

Sido aussi sourit maintenant. Elle ajoute « nous parlerons ce soir ». Quelques fils d’argent aux tempes et quelques petites rondeurs donnent à son visage une douceur de madone. Patricia semble voir sa sœur pour la première fois depuis son arrivée, comme si les mots qu’elles viennent d’échanger avaient suffi à rétablir enfin la paix entre elles.

-          Tu n’as pas changé, Sido.

-          Si, j’ai changé, j’ai beaucoup changé tu verras. » Et Sido prend le sac de voyage de sa sœur. « Viens, ma voiture est par là. Je nous ai préparé un dîner spécial. »

 

***

 

-          C’est prêt. Il n’y a plus qu’à poser la table.

-          Laisse, je vais le faire.

-          Non, après tout ce voyage tu dois être fatiguée.

-          Non, laisse, ça me fait plaisir.

-          Et moi, je peux aussi vous aider ?

-          Tiens, prends les assiettes et toi les couverts.

-          Et les verres, les serviettes, le pain, où puis-je les trouver ?

-          Je sais, je vais te montrer.

-          Merci ma chérie.

-          Voilà tout est prêt. Je m’assois où ?

-          Assieds-toi en face de moi, nous avons à parler. Et toi, viens ici à côté de moi. Tiens, vas-y, honneur à l’invitée, sers-toi l’entrée.

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          Ce sont des poivrons et des tomates, pelés et épépinés, coupés en lanières et cuits longtemps à feu doux avec de l’ail, du paprika et du laurier jusqu’à atteindre une onctuosité de confiture. Puis on laisse refroidir pour servir frais.

-          Ca a dû te prendre un temps fou.

-          C’est vrai, cela m’a pris longtemps. Très longtemps. Mais l’important… c’est que tu es là aujourd’hui. Tu aimes ?

-          Si j’aime ? Mais j’adore, c’est délicieux !

-          Tu sais, je suis si heureuse que tu sois venue. Et tout ça grâce à ma petite chérie. Merci ma puce, approche un peu que je t’embrasse.

-          Arrête de m’appeler ta puce, j’ai dix-huit ans maintenant, il serait temps que tu t’en rendes compte.

-          C’est vrai qu’elle a grandi, je ne l’ai pas reconnue. J’ai quitté une enfant et je retrouve une femme. Tu m’as reconnue, toi, ma puce ?

-          Evidemment ! Tu n’as pas tant changé. Et tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

-          Je rigole, je te taquine, ça me fait tant plaisir d’être ici avec vous deux. Nous avons tant de retard à rattraper. Dix ans !

-          Et onze jours.

-          Et onze jours. Mais comment as-tu eu mon adresse ?

-          Tu oublies qu’on a Internet. Aujourd’hui c’est facile de retrouver quelqu’un. Pas besoin d’embaucher un détective.

-          Moi aussi je suis heureuse que tu sois venue. Ecoute, je voulais te dire… Je voudrais…

-          Oui, dis-moi… Tu l’as dit toi-même, nous sommes là pour parler. Je suis venue pour parler.

-          Je voudrais te demander… de me pardonner. Me pardonneras-tu ?

-          Mais bien sûr, je te pardonne. Je suis venue pour ça. Là, voilà, tu me fais pleurer maintenant ! Tu m’as tant manqué. Vous m’avez tant manqué toutes les deux. Levez-vous que je vous embrasse.

-          J’ai été sotte. Si sotte ! Mais quand j’ai compris que tu avais avorté, ça a été un tel choc. Je te revoyais à quatre ans, ta petite main dans ma petite main quand on nous envoyait chercher le pain à la boulangerie de Mr Cardinal.

-          Tu n’as pas besoin d’expliquer, je te rappelle que j’ai grandi dans la même famille que toi, avec les mêmes règles, la même discipline.

-          J’ai été horrifiée quand j’ai compris que je t’avais rejetée sans espoir de retour. Je t’avais perdue sur un coup de colère ! Pardon, pardon, pardon.

-          C’est beau de vous voir comme ça toutes les deux.

-          Comment as-tu su que je regrettais, ma puce ?

-          Ce n’était pas si difficile à comprendre. Tu retenais tes larmes à chaque fois que tu évoquais votre passé à toutes deux. Je me suis dit que c’était trop débile de rester là sans rien faire. Et tu oublies qu’elle me manquait à moi aussi. Alors à dix-huit ans, à mon anniversaire, je me suis fait le serment de vous réconcilier. Ou au moins d’essayer.

-          Viens dans mes bras, ma puce.

-          Mais comment avez-vous pu, en plein vingt-et-unième siècle être si attardées ?

-          Oh ! Comment peux-tu… 

-          Laisse, elle a raison. Ma chérie, on ne refait pas son éducation. Nous avons été élevées dans l’amour de Dieu, tu le sais bien. Le monde était comme ci, comme ça, et pas autrement, l’infraction aux règles avait des airs de crime abominable contre la morale, contre l’Homme et contre Dieu, quiconque s’en rendait coupable…

-          Je sais bien, mais… en plein vingt-et-unième siècle ?

-          Bien sûr, en plein vingt-et-unième siècle ! Crois-tu que les religions vont disparaître parce qu’Apple sort son iPhone 6 ?

-          Stop, stop, arrêtez un instant, j’apporte le plat. Dégage un peu la table s’il te plait et mets le dessous de plat là, au milieu. C’est du bœuf bourguignon, tu aimes toujours ça ?

-          Tu me prends par les sentiments, mon plat préféré !

-          Tiens, sers-toi d’abord.

-          Tu te rappelles la fois où Mr le curé s’était endormi entre la poire et le fromage ? Papa et maman n’osaient pas le réveiller et il ronflait comme une escadrille de bombardiers ! Ils nous avaient envoyées dans nos chambres parce qu’ils étaient paniqués par notre hilarité. Faut dire que ce n’est pas facile à tenir silencieux, un fou rire ! Je n’ose imaginer la tête qu’ils auraient faite si Mr le curé s’était réveillé devant deux fillettes hurlant de rire. Ni sa tête à lui !

-          Oui, c’est vrai ! Le pauvre, il était bien vieux !

-          Parce que le curé venait manger chez vous ?

-          Mais oui. Ca se faisait, et ça se fait toujours d’ailleurs, dans les petites communautés paroissiales.

-          Je comprends mieux maintenant.

-          Tu sais, je voudrais te dire… Cet avortement, je ne l’ai pas fait de gaité de cœur. Claude m’avait abandonnée, que pouvais-je faire ? Etre fille-mère ? Dans notre milieu ? Ou épouser le premier venu pour éviter la honte ? J’étais au chômage, j’avais honte, j’étais à la limite du délai règlementaire pour un avortement légal en toute sécurité…

-          Je sais, je sais, quand ma colère est retombée, j’ai compris. Mais l’annonce que tu m’avais faite de ton heureux état m’avait rendue folle de joie, et puis tu m’as annoncé votre séparation, et quand je t’ai vue avec ton ventre plat, je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis devenue folle de rage. Il faut dire que ça n’allait pas fort de mon côté, tu t’en souviens, mais je serrais les dents. J’ai vu ton acte comme une désertion, comme une trahison. Après, je m’en suis voulu à un point inimaginable. Et je m’en veux encore, tu sais. Je nous ai volé dix ans.

-          Moi aussi, je m’en suis voulu et je m’en veux encore. J’aurais dû reprendre contact avec toi il y a des années. Au moins essayer. Tu n’es pas seule responsable, tu sais.

-          Dites, vous deux, le bœuf bourguignon est un plat qui se mange chaud ! Si vous ne vous servez pas, moi, je me sers !

 

***

 

Plus tard on décide d’une promenade pour le lendemain matin autour de la baie. Un chemin de grande randonnée suit le littoral, impossible de se perdre. « Je vous laisserai tranquilles toutes les deux, vous avez beaucoup à vous raconter. Moi, de mon côté je verrai Louis, on ne s’est pas parlés depuis hier soir. » Malgré les protestations des deux sœurs, Lilli reste inflexible. Elle aime Louis, elle veut le voir, elle le verra.

Le lendemain à son réveil, Patricia entend une voix encolérée dans la cuisine. « Tu te dégonfles ? Mais c’est nul, maman ! » Elle n’entend pas ce que Sido répond à Lilli, seulement la tonalité plaintive de sa voix. Pendant qu’elle se dirige vers la cuisine, Lilli plaide « mais elle est venue pour te voir maman, vous n’avez rien à vous raconter après dix ans ? Tu n’as rien à lui dire ? Je suis sure qu’elle, a beaucoup de choses à te dire. Tu ne peux pas… » Patricia entre dans la cuisine à ce moment-là. « Bonjour Patricia, as-tu bien… », mais Lilli l’interrompt. « Elle ne veut plus de cette promenade, je te la laisse, à toi de la convaincre, moi je renonce, Louis m’attend. » Et elle quitte la pièce.

Patricia s’approche. « Que se passe-t-il ? » demande-t-elle avec douceur. « C’est que, on pourra y aller une autre fois ou plus tard, ce matin j’ai rendez-vous avec mon nouveau gynéco, je l’avais oublié. » On entend la voix de Lilli qui crie depuis l’entrée « le téléphone ça existe, tu peux remettre ton rendez-vous », et la porte claque.  Puis, plus rien.

Les deux sœurs s’observent longuement.

-          Bon, d’accord, on ira. Je l’appellerai pour annuler.

-          Le veux-tu ?

Elle se lève, prend sa tasse, puis dans un sourire : oui je le veux.

 

***

 

La mer s’est retirée au loin, bien loin, dénudant un monde de sable et de vase, noire et collante, qu’il faut bien traverser si on veut atteindre le joyau ciselé du Mont qui trône en son centre comme un chant d’église. Sido est devant moi et se tait. Nous suivons le littoral, son vaste arc de cercle embrassant la baie. Par où commencer ? Dix ans sans se parler, ce n’est pas rien. Je ne veux rien brusquer. Nous sommes éblouies par le soleil qui donne à pleine force et par l’étendue scintillante des flaques que la mer a laissées comme une promesse de retour. Le silence nous enveloppe ponctué de bêlements et d’appels d’hirondelles.

Sido, à dix pas devant moi, porte sa main à son oreille. En conversation téléphonique sans doute. Nous traversons un conduit de feuillages, ombré, coupé du monde, un repli de verdure qui empêche le son de s’effacer au vent. Je dresse l’oreille. Des examens ont alerté le médecin. Sido le rassure et explique cet enfant dont la promesse était malvenue il y a douze ans. Non, il n’est pas né. Non, pas une fausse couche. Et, baissant encore la voix, c’était un avortement médical, mon mari était d’accord, mais ça s’est mal passé.

Je m’arrête. Il y a douze ans, Sido était partie avec Benoît « en amoureux » pour de courtes vacances en Grèce qu’ils avaient décidé de rallonger au moment de rentrer. Lilli était restée avec moi. Pendant qu’elle et moi riions en pensant au petit frère qu’ils lui en ramèneraient, ma sœur luttait, peut-être contre la mort, et nous n’en savions rien.

 

***

 

Patricia s’est figée sur le sentier. Sido continue d’avancer, nouée sur son téléphone. Puis elle éteint son portable, risque un œil derrière elle et, ne percevant pas la présence de sa sœur, se retourne.

Elles se regardent, Sido ici, Patricia là, toutes deux pâles, toutes deux tremblantes. Laquelle rompt ce moment de sidération, laquelle fait le premier pas ? Elles se sont rapprochées dans ce tunnel de verdure coupé du monde, devant cette baie immense que la marée dévoile.

-          Je ne savais rien.

-          Je sais.

-          Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

-          Je ne sais pas.

-          Et Lilli ?

-          Elle était trop petite.

-          Il faut tout me dire maintenant, je veux savoir.

Sido tremble encore, l’émotion chiffonne ses traits. Elle réussit à ne pas sangloter.

-          Un kyste était apparu, peut-être cancéreux, tout près du bébé. Il fallait le retirer mais l’opération était délicate et l’avortement s’imposait. Pendant la chirurgie il s’est passé quelque chose, je n’ai pas bien compris, j’ai perdu beaucoup de sang, ils ont dû s’y reprendre à deux fois avant de tout stabiliser. Mais je ne pouvais plus avoir d’enfant, c’était fini. Lilli n’aurait pas de frère. Ni de sœur. Jamais.

Patricia caresse sa joue puis la serre contre elle. Sido pleure maintenant, abandonnée dans les bras de  sa sœur.

-          Benoît voulait un garçon, beaucoup de garçons, tu sais. Quand il a compris que ce ne serait pas possible, il s’est éloigné de moi. Un an plus tard, je ne t’apprends rien, nous avons divorcé, une honte dont j’ai eu du mal à me libérer.

-          Et ton cancer ?

-          Le kyste n’était pas cancéreux. L’opération aurait pu attendre ma délivrance.

Patricia berce sa soeur comme on berce un enfant douloureusement en peine. Elle dit « j’ai failli te perdre deux fois, lors de ton avortement et après le mien, à chaque fois pour rien. Promettons-nous au moins : plus jamais de parole avortée entre nous, tu m’entends Sido, plus jamais ».

Elles pleurent toutes deux maintenant et les arbres cachent leur étreinte.

-          Viens Sido, sortons à la lumière.

Accrochées l’une à l’autre elles reprennent leur chemin. Accrochées l’une à l’autre elles débouchent enfin sur la baie éblouissante et ses sables irisés qui encerclent le Mont, majestueuse beauté qu’aucune vase noire n’a jamais altérée et que la marée basse de la mer apaisée permet de traverser. Sous le vol altier des grands goélands qui planent vers le soleil.

 

Sandrine B. et Marc B.

Juillet 2015

 

 

 

 

 

 


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