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Tassili, oh Tassili

 

        

                                                                                                                                       DCB, 20-28/2/10
 

Présence a dit Jean-Louis. Personne a moufté. Moi non plus. J’ai pas osé. Avec Voyage et Joie ça faisait trois mots d’ordre. Présence de la Joie dans le Voyage. PJV. Non non, c’est pas ça. Ça peut pas être ça. Trop facile. C’est PCP. Présence de chez Présence. PCP comme IM. Ici et Maintenant. Fini Paris, fini Tam, ici c’est Tassili du Hoggar, avec 2s et 2g, et maintenant c’est lève-toi le cul on s’en va. Waouh, t’y croyais pas hein cossard. Et ben j’tai eu. On y est, ici et maintenant. T’as payé, t’y auras droit, la totale.

Ici et maintenant. Suivez bien, c’est l’IM qui se passe en IM et pas l’IM de quand j’écris ou que je vous lis. Parce qu’y a trois IM, mais y en a qu’un qui compte. L’écho à double corps ça s’appelle. Pour les puristes, des IM y en a trois, mais de vrai ça fait qu’un. Soyez pas étonnés, le monde a été créé par Dieu, Dieu c’est trois en un, donc l’IM c’est pareil. Vu ? On va pouvoir commencer ? OK, on y va.

D’abord, l’incipit.

Là j’ai beaucoup réfléchi. Hier soir Marie-Françoise proposait « les mots sont des balles perdues » comme excipit. Moi je l’aurais plutôt mis en incipit, mais enfin. Ça m’a travaillé toute la nuit, tellement ça fait mal ce qu’elle dit. Y avait des mots qui se baladaient de toutes parts dans ma tête, et ça sifflait, ça pétaradait. Salement méchant. Y avait rien à faire, ça partait en rafales dans tous les sens. On entendait les impacts, dans tous les styles, vacheries parentales en douce, acidités fraternelles mine de rien, ostracismes verbaux copinesques, professoriations  sadico-méprisantes, en shrapnels, en obus incendiaires, j’en passe, on entendait les cris des blessés qu’avaient pris un adjectif dévalorisatif dans l’estomac, les râles des mourants dont le cœur était éclaté d’un indicatif de haine. Un vrai carnage vocalo-linguistique. Même de l’anglais, même de l’allemand, je suis pas sûr qu’y avait pas du chinois genre pince-mi pince-moi. Alors je me suis dit, halte au feu, faut faire quelque chose. Faut pas leur laisser tout le vocabulaire, à ces étrangleurs de sens, à ces assassins d’herméneutique. Et à l’aube, quand l’Orient s’est éclairé d’un fin liseré blanchâtre qui n’avait plus rien à voir avec les flammes des fusils de la nuit, c’était là. On allait s’y mettre, les maux c’est fait aussi pour en rigoler. Ce matin mon incipit, merci Marie-Françoise, c’est :

« Les mots sont des balles de jonglage ».

Voilà, ça y est, c’est parti, fallait pas vous énerver, on y est dans l’IM, on va pouvoir commencer. Ram-ram, ça marche dans le sable ;  criss-criss, ça marche sur la pierre ;  toc-toc, ça marche dans les cailloux. Vous y êtes ? Je dirais simplement : criss-criss, ram-ram, toc-toc et vous marchez sur le roc, vous enfoncez dans le sable, vous buttez contre les cailloux. Pigé ? Un petit essai ? Ram-ram, toc-toc, criss-criss, toc-toc, ram-ram. C’est difficile d’être dans l’IM, j’en ai entendu deux qui ont failli se prendre une gamelle.

Donc, on avance comme ça. Début de journée, ram-ram, criss-criss. Puis ram-ram ça s’est ralenti et c’est devenu plutôt criss-criss et toc-toc, et c’était beau, c’était beau. Des enfilades de grès en colonnes chancelantes sur fond de sable et de ciel azur clair. Waouh, trop bien l’IM. Et puis plateau en grandes dalles grises de schistes métamorphiques, façon ardoisier, sonores, ça et là fragmentées et érodées, criss-criss, toc-toc, ça galope, ça galope.

Il disait rien là-haut mais en douce il commençait à lâcher ses chevaux. Le fonds de l’air était encore frais pendant que le soleil envoyait de ci de là un petit rayon, zip, zip, zap, zip. Moi je disais rien, je sentais. Devant il y avait Marie-Françoise et Marie qui collait le train à Roni, derrière on jouait de rwww clic, et ça mijotait doucement sur la cafetière, sur les épaules, et tout doucement au contact du sac je sentais la chemise qui s’humidifiait. Et bonjour les mouches. Depuis l’aube elles étaient là. Maintenant la transpiration les rendait dingues. Elles me suçaient, elles me suçaient, shh burp, shh burp. Je commence à me dire ‘je vais te les claquer moi’. Et puis j’ai pensé ‘non, non, aujourd’hui PJV+PCP, reste calme’. Bonjour Saint François, l’ami des animaux, bonjour frères et sœurs mouches, prenez ma transpiration, prenez ma sève, je la renouvelle pour vous. Oh douce harmonie et démangeaison, merci Saint François, bonjour soleil, merci de tes gentils rayons. Et lui, tranquille, il en rajoute une louche, splatch, splatch, dix degrés d’un coup. Bon je passe les péripéties, direct à l’essentiel, criss-criss, toc-toc, rwww clic, merci sœur François, et on arrive à la gorge, pas la mienne ni celle des filles, celle du rocher, celle de la guelta et on se baigne. Floc, floc, blurp glup, flic flac. Bien, biieeennn, biiieeeennnn. Bonjour sœur fraîcheur. Salut les mouches, là vous avez de quoi faire.

Je sors du défilé, et je sens que quelque chose change. Apparemment tout est toujours pareil. Marie-Françoise s’est laissé distancer au départ, mais très vite elle a rattrapé Marie et Roni. Elle double Marie vite fait et le groupe de tête est reconstitué. Fouette cocher. Nous on suit, Marc tranquille, à son rythme, rwww clic, criss-criss, toc-toc. Moi j’ai ma patte droite qui batifole par moment. Jean-Louis c’est le Saint Bernard et Laurence nous accompagne. La température a grimpé d’un coup, position 5 du four.

Tout ça mijote tranquille un moment. Et puis ça m’explose d’un coup plein poire. On monte les bords du lit asséché d’un oued, la pierre est en empilement de strates gréseuses, épaisseur brun rouge, parfois plutôt ocre, une pâte grossière, par moment ça vire schisteux avec fines diaclases horizontales, la surface est cramée façon épandage rapide de goudron fumant, reste de bulles éclatées en pustules, nids pour sœur fourmi et frère scolopendre. On monte, ça transpire et ça souffle, ma patte droite prend une indépendance ravageuse, mode jambe de bois et pied en godille. Le ciel vire au blanc. Thermostat 7/8 fonction grill. Les sonnettes s’agitent d’un coup. Alarme. Alarme. J’en chancelle à moitié.

La veille au soir, à El Ghoussour, je regardais le jour tomber, la nuit monter, assis sur une petite éminence rocheuse au bord d’une large vallée. La rive en face était peuplée de tours crénelées à mâchicoulis, forteresses médiévales mâtinées ça et là de redoutes arrondies à la Vauban, clochers gothiques et minarets à triples balconnades. Fond de vallée plate entièrement pierreuse, blocs torturés et semis de pierres éclatées à tout va. Foutrac comme un chantier, inquiétant comme un ravage inopiné et torride. Le fond de plaine s’estompait lentement. Le paysage s’assombrissait. En face, la ligne d’horizon prenait allure de façade sombre et déchiquetée, parsemée de tourelles de guet ou de cyclopes géants en masses menaçantes, selon. Derrière moi, ce qui m’était apparu en venant comme une agréable esplanade au sol couvert d’une pâle arène blonde, entourée de colonnes arrondies aux douces couleurs saumon, s’était subrepticement changée en reflet menaçant des citadelles de la berge opposée du fleuve de pierre. Soudain j’entends une voix en moi qui s’écrie : qu’es-tu venu faire ici ? ici ? ici ? Et ça continue avec son écho ravageur : es-tu venu faire le touriste ? riste ? riste ? Le touriste écolo équitable ? colotable ? colotable ? La nuit tombe, seul un petit vent chaud m’empêche de ressentir le froid qui s’installe en moi. Oui, que suis-je venu faire ? Pourquoi suis-je ici ? Je ne suis pas de la caravane de Gaspard, Melchior et Balthazar, avec ses présents d’or, d’encens et de myrrhe. L’or oui, j’en ais apporté, mais ça ne me trompe pas. C’est de l’or frelaté, la monnaie de la civilisation. Et les ricanements redoublent dans ma tête, civilisation, sation, sation, sation, ah ah ah, sation, sation, sation, ah ah ah. Le petit vent chaud m’interpelle sans relâche. Je vois les cératosauriens, les iguanodons, les mastodontes et les lézards géants aux armures crénelées et pointues qui s’éveillent et se dirigent, pique en avant, vers moi. Qu’es-tu venu faire, toi l’infidèle, dèle, dèle ? Transpirant de malaises je me suis levé, suis reparti, pieds butant sur chaque pierre, toc-toc, tête basse, poursuivi de ces interpellations, l’esprit en déroute.  Je me sentais le traître dans la peau de Judas. J’avais payé de ma poche les trente deniers, mais je sentais bien que j’en voulais plus que pour ces trente deniers là. Je voulais, je voulais, je n’osais pas me le dire, mais je voulais quelque chose qui se paie en bon poids de chair et d’âme. Vous savez comme dans ‘la fille du puisatier’, le film de Pagnol, quand le grand-père maternel, le père de Patricia, le puisatier, qui a élevé l’enfant, rencontre le grand-père paternel, le commerçant, le père de l’aviateur, et lui dit : ‘cinq kilos il pèse le petiot, cinq kilos de chair tendre d’enfant, et vous savez combien d’amour et de souci il faut pour faire cinq kilos de chair d’enfant ? Vous croyez que vous pouvez me l’acheter pour de l’argent ?’

Je suis retourné au campement la tête basse. Et voilà qu’aujourd’hui c’est la pierre que je gravis qui me crie, criss-criss, criss-criss, elle me crie : que fais-tu là ? Qui t’as permis ? Que veux-tu de nous ? De nous ? De nous ? Crois-tu que nous voulons de toi ? De toi ? De toi ? (ici, IM oblige, j’interromps un instant la retransmission pour vous signaler le vol plané de deux choucas, façon Soulages, noir tellement brillant sous le soleil que ça fait blanc, et qui se posent sur l’escarpement rocheux à votre gauche).

Nous débouchons sur un plateau. En fait c’est une vallée, entre 100 et 200 m de large, très évasée, fonds sableux. Elle remonte doucement, nous l’empruntons, ram-ram. Roni, silhouette bleue foncée, chèche vert olivâtre, un djinn comme une flammèche qui glisse devant nous. La lueur qui guidait Moïse dans le désert, et nous le peuple obtus et rouspéteur qui le suivons en ordre plus ou moins dispersé. Fonction pyrolyse, le sable fume tranquillement. Un fil ténu de touffes verdâtres et d’arbrisseau variant entre l’ocre des feuilles mortes, le gris des branches, le vert jaunâtre des rameaux résistants, serpente dans ce fond de vallée, jalonnant les résidus d’humidité du creux de lit d’une fugitive rivière. Et j’entends les clapotis de la mer qui déposait ces sédiments d’arène ocre, de marnes vertes et grises, d’oolites blanchâtres, le rythme des millénaires changeants qui les nappaient par moment de vermillon ferrugineux, de manganèse gris, qui charriaient des dépôts d’antigorite et de chrysotile, formant des masses de serpentines à éclats gras vert sombre parcourus de veines jaunâtres, je sursaute aux grondements terrifiants des secousses spasmodiques du monstre tellurique lorsqu’il exhausse les plateaux, les tourneboule, les fracture et les disperse, je suis assourdi du roulement des torrents montagnards mitraillant de galets les falaises qu’ils taillent dans leur ruée vers les plaines, tournoyant rageusement lorsqu’ils sont pris au piège en marmites qui perforent aussi impitoyablement les basaltes, les gneiss et les gabbros, qu’ils explosent les diatomites, grès et dolomies lorsque ceux-ci prétendent s’opposer à leurs courses furibondes. Je perçois le glissement plus feutré du fleuve tropical qui érode puissamment les rives du lit qu’il se façonne, qui s’épuise à porter au loin les sédiments qu’il y arrache, et qui se meurt peu à peu du basculement du soleil dont le baiser de feu se fait plus pressant, plus insistant, dardant une langue qui s’insère dans cette bouche de terre, l’asséchant, la brûlant, la consumant. Oh Tassili du Hoggar tu es aimé du soleil, sois bienheureux de cet amour, mais crains l’ardeur de son étreinte, la chaleur de son souffle, et enfouis tes larmes aussi loin que possible en ton sein. Il n’a qu’un désir, te les aspirer toutes, dût ta vie s’y évaporer.

Ram-ram, criss-criss, toc-toc, nous débouchons sur un replat du fleuve perdu. Une ombre jaune verdâtre y subsiste. Ça et là quelques acacias dans un temps et une vie suspendus. Broum. Les sacs tombent des épaules. Broum. Les corps suivent. Repas. Sieste.

De celle-ci je ne dirais rien, pour n’avoir pas à révéler qui ronfle ou pas. Ma chronique n’a point pour nom délation. Tableau d’après sieste. Sourire de Marie plongée dans son livre, rire de Jean-Louis vers qui elle a communiqué le sujet de sa joie, Marie-Françoise armée de son cahier et de son stylo lutte fièrement contre le vent, Marc en vigie nez droit devant et bras étendus position du planeur extasié, Laurence assise sur sa chaise tel le Dr Livingstone savourant son whisky aux sources du Nil et se préparant à accueillir le capitaine Marchand. Dr Livingstone, I presume ? Ooo, Capitaine Marchande, c’être trop gentil de visiter une subject de sa Graciouse Majesty. Puis-je vous offrir un britannique breuvège ? Ta ta, ta ta, ruée sur les 4x4 et en avant Rintintin pour de nouvelles aventures.

Brrroum, brrroum, cinq minutes ou dix ans plus tard, les 4x4 déposent 4 silhouettes sur un immense plateau de sable (oh les parieurs réveillez-vous, 3 fois 4 en 5 mots, sûr que c’est gagnant dans la 4° à Vincennes, faut tout vous dire !). Mer d’huile scintillante, quatre heures de pyrolyse bloquée (je dis 4 pour faire plaisir aux turfistes) le sable fume à tout va, loin devant palmiers et doux miroitements de la marée sous un ciel par la chaleur blanchi. Par place la surface du sol clair est constellée de fins semis de résidus caillouteux divers, noirs basalte vus de loi, multicolores vus de près. L’horizon, pour autant qu’on le devine, parait bordé de collines, arrondis gréseux et sableux, forêts sombres d’orgues du diable au Sud-est sur lit de dunes claires. Naturellement c’est par là que nous prenons, nous les quatre silhouettes envoilées et enchéchées comme faire s’est pu. Je marche mais n’en mène pas très large. Ram-ram, ram-ram, ça ne me fait plus rire. Je me chantonne des ritournelles de la chorale, rwww clic, rwww clic, quelques photos pour me donner contenance. J’ai beau y faire, ça change de registre.

Ici il n’y a plus d’arbres, plus de touffes d’herbe. Sec, sec, chaleur, sec. Le baiser du soleil ne laisse au voyageur que la poussière du sable et l’éclat de ses mirages fuyants. Une voix revient en moi. C’est la voix du plateau, la voix du sable, la voix des forêts de basalte lointaines, sapinière jurassienne carbonisée, la voix du vide, du sec. Est-ce la voix que Lalla entend lorsqu’elle part sur les pistes caillouteuses et brûlées à la recherche du Hartani, la voix qui parle en elle, voix silencieuse qui s’impose peu à peu, la voix portée par le vent qu’on n’entend pas avec les oreilles, la voix de celui qu’on appelle Es Ser, le Secret ? Elle aussi, elle dit les mots qui mettent mal à l’aise, qui révèle impitoyablement les faux-semblants et les mensonges comme le vent du Simoun, le vent de sable qui abrase les rochers, assèche les puits, fait périr les buissons, les acacias, décape les os des chèvres des chameaux et des gazelles et en parsème les fragments blanchis à travers le désert. Es Ser, qui sait tout, qui dit tout, qui fait périr ceux qui ne veulent pas entendre ses paroles silencieuses, ou ceux qu’il aime trop, on ne sait pas, il est imprévisible comme le Hartani, l’innocent, le cœur pur. Es Ser, l’âme du vent sec sur la plaine brûlée, qui déverse ses questions incandescente, les questions qui tuent ceux qui ne savent pas d’un vrai savoir la réponse aux interrogations qu’il énonce : qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Pourquoi me cherches-tu ?

La marche se poursuit. Souvent je rajuste ma coiffe, ma bouche se parchemine. Les 4x4 nous reprennent. Les 4x4 nous reposent, au pied des dunes, au pied des colonnes qui sont devenues blondes, qui sont devenues roses. Ram-ram, les pieds enfoncent dans le sable, la pente se fait pénible à gravir, fuyante sous la chaussure. Le souffle sous le chèche plus bruyant, plus difficile, qui es-tu ? que cherches-tu ? Que me veux-tu ?

Nous sommes maintenant sur une vaste mer, un océan de sable ocre, ample surface animée de la houle des dunes, par endroit émergent les superstructures rocheuses des terres englouties. Moles torturés d’empilements gréseux roses et jaunes, tantôt arrondis, tantôt retaillés en pilastre, dents carnassières ou broyeuses des dinosaures engloutis, assiégés de vagues de sable un instant immobilisées. Continent englouti sous l’arène, j’entends sonner les cloches de la cathédrale d’Is, je devine l’Atlantide submergée sous le sable, contrairement à la légende qui en fait une terre sub-aquatique, et le troisième pilastre sur la gauche de la place où nous stoppons un instant est sans nul doute possible le reste du minaret de la mosquée de Smara, la cité qu’avait construit Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, sur l’ordre d’Al Azraq, l’Homme Bleu venu de Chinguetti, le Saint du Désert, l’Elu de Dieu, celui qui n’enseignait pas avec les mots de la parole mais avec des gestes et des prières pour obliger ses visiteurs à s’humilier dans leurs cœurs. L’océan dont j’entendais les pulsations fluides il y a quelques heures a été noyé, le soleil, le vent et le sable ont gagné la partie.

Nous marchons, nous marchons, et la voix d’Es Ser, le Secret, la voix qui ne parle pas, qu’on n’écoute pas mais qu’on entend, me torture : qui es-tu ? Que veux-tu ? Que fais-tu ici ? Je marche et je transpire, mes pieds enfoncent et glissent dans le sable. Et puis soudain : et Moi qui suis-je ?

J’eus le souffle coupé, tandis que nous marchions, je restais un moment impressionné, presqu’effrayé de cette apostrophe. Puis prenant courage, je m’adressais à lui, lui disant ces paroles qui n’étaient pas prononcées, tandis que nous marchions, enfonçant chaque pas dans l’écume sableuse : « Vous êtes la lumière de l’aurore en même temps que la nuit qui se dissipe, vous êtes le grain de sable en même temps que le cosmos entier. Vous êtes l’océan marin qui façonne ce paysage en même temps que le sable qui l’assèche et l’engloutit ». Et je voyais la plaine engoncée dans des moutonnements infinis de sable, les rochers qui en saillaient à peine, et j’escaladais les dunes, enfonçant jusqu’aux genoux. Comme il ne répondait rien, je m’enhardis : « Vous êtes Lucifer, le porte-lumière déchu et l’Archange Gabriel qui le combat. Vous êtes l’épée de l’un et de l’autre qui s’entrechoquent maintenant, qui projettent une myriade d’étincelles pour peupler la nuit du ciel et faire tomber un torrent de feu sur la terre ». Et ici je sentais le brasier dans le ciel, je voyais les rochers qui se calcinaient, noircissaient, desquamaient en fragments de peau boursouflée, je voyais la terre qui se fendait de toutes parts. Toujours plus loin leurs lames en bataille projetaient des flammes en tout sens. Waouh. Waouh, Waouh. Vietnam 67. Nixon assassin, Nixon assassin. Les B52 décollent de Nuam-Kong, comme des frelons en bande ravageuse, soutes chargées à bloc. Drunky Dalton, Drunky Dalton, objectif en vue, objectif en vue. Nasty Monk, Nasty Monk, larguez tout, larguez tout. Et les nuages de liquides jaunes se déversaient, et le napalm tombait, aussi dru que la pluie de la mousson. Et je voyais les palmiers, et les arbustes et les herbes qui dépérissaient, les animaux qui mourraient, et je voyais les troncs des arbres, les maisons, les hommes, les femmes, les enfants qui brûlaient, et les fleuves et la mer qui s’évaporaient, et les rochers qui se calcinaient. Nasty Monk, Nasty monk, tango bravo, tango bravo, bravo, bravo, OK, OK. Waouh et je voyais le feu du ciel qui repartait vers New-York City, twin towers, groud zero, tango tango, it’s over, it’s over, Kentucky for ever, ever, ever, Oklahoma for ever, tango tango. “Vous êtes le napalm qui tombe du ciel et vous êtes le nourrisson dont le berceau s’enflamme. Vous êtes la source fraîche et les rayons du soleil qui l’assèche ». Et je voyais le Sahara qui jaunissait, se desséchait, les bêtes et les hommes qui se clairsemaient. « Vous êtes la douceur de vivre sur ces plateaux et ces dunes, au creux des oasis, la joie des rezzous dans les villages au bord du fleuve Niger, les courses de chameau, les fantasias renommées des Oulad Yahia, des Idaou Meribat, des Aït ba Amrane, des Icherguiguine. Et vous êtes la vague inexorable des soldats des Chrétiens qui accourent de toutes parts, qui déchirent la terre des Touaregs, des Maquils, des Oulad Delim, des Arib, des Arrousiyine, des Riguibat, et celles des Chleux, des Idaou Belal, des Idaou Meribat, des Aït ba Amrane, et tant d’autres ».

Et je voyais au loin la poussière de la colonne des guerriers du cheikh Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, dans sa gandoura blanche et son chèche blanc, avec ses yeux clairs qui transperce le cœur de tous ceux qui l’approchent, entouré de ses combattants à cheval, suivi des femmes des enfants, des troupeaux de chameaux et de chèvres, qui avait abandonné Smara, s’était éloigné de la Saguiet el Hamra, et fuyait l’armée des Chrétiens. Et je voyais là-bas, loin à l’Est, la méharée de Lawrence, le serpent à double langage, en compagnie de Fayçal, le Chef de la Révolte, échappés du paradis originel pour chasser le Turc hors des terres de l’Arabie agenouillée, et je voyais les colonnes blindées de l’Afrikakorps de Rommel, le Renard du désert, parcourant en tout sens les sables de la Lybie et de la Tripolitaine. Et je voyais l’arrogance des soldats des Chrétiens qui n’hésitaient pas à répandre le feu de l’atome sur les sables des Ergs de Reggane. J’entendais le fracas inlassable des armes, jusqu’au cri du Roi des Touaregs, au son des tambours et des fifres, ‘le colonialisme français est mort, vive le colonialisme arabe’.

« Vous êtes la soif inextinguible du voyageur qui parcourt les déserts à la recherche de sa vie, vous êtes le vent mauvais qui la lui prend, qui la lui donne, qui la lui reprend à nouveau, et vous êtes l’eau qui sourd du plus profond des puits perdus ». Et je voyais les herbes, les buissons, les acacias qui verdissaient, jaunissaient, se desséchaient, en partie pour certains, en totalité pour d’autres, au cœur des oueds secs, des vallées ensablées ou dans de petites failles des plateaux calcinés. Et j’en voyais certains reverdir brusquement, se barder de piquants, s’embroussailler en tout sens. Et je sentais le poids du sac, les sillons qu’il avait creusé dans les épaules, ma jambe qui godillait, le souffle court de celui qui est fatigué de plus loin que du point du jour, et je sentais le cœur qui se gonflait, l’humidité qui pointait à l’angle de la paupière, sous le chèche et l’opercule noir des pare-soleil, et les gouttes qui se formaient et coulaient peu à peu au long des ailes du nez, à l’angle des commissures des lèvres. Et la nuit tombait peu à peu, et je n’avais rien écouté et tout entendu, et je n’avais rien parlé et tout dit. Le vent cessait, je ne sentais plus la présence d’Es Ser, le Secret. Silence. Vide. Silence.

Nous étions arrivés en haut d’une colline. Face à nous la ligne lointaine et irrégulière marquait la limite septentrionale d’une immense vallée noyée de sable, sur laquelle l’obscurité se faisait. Pas un bruit, pas une lumière aussi loin que le regard porte. En grande économie de paroles, nous soupâmes, et un vent vif et froid, venant de l’Occident, recommença de souffler tandis que nous nous glissions dans les couvertures. Au cœur de la nuit la lune répandit un moment sur le sable ses hiéroglyphes effrayants et secrets, les mystères de Vénus. L’aube apparut comme une frange laiteuse striant le ciel d’Orient, au-delà des monts lointains, et le jour précéda l’aurore et la montée du disque d’or pur dans son quadrige de feu sur l’océan de sable pétrifié.

Sorties de nulle part dès le point du jour, sœurs mouches, cornettes au vent en régiments serrés, visent avec persévérance aux trous du nez. Ram-ram, les pieds enfoncent dans le sable, tandis qu’on dévale de la colline, contourne des entassements de grès torturés, troués. Rwww clic, bonjour le pittoresque, poses avec sourires, ah oui, elle est bonne celle-là, ça transpire dans les montées. Peu à peu la surface s’aplanit, le sable se prend en croûtes moins fuyantes sous le pied, durcit, fait place par endroits à des argiles précaires, beige sale, cloisonnées en grands carreaux irréguliers de fentes de retrait comblées de concentrations ferrugineuses brun roussâtres. L’horizon s’élargit, on débouche sur la plaine. La sueur n’est pas moindre, le soleil continue de monter. La colonne en marche s’étire, s’étire, Roni est quelque part, là-bas, loin devant, suivi de peu comme dab par Marie-Françoise et Marie, Marc batifole casquette à visière et triple rabat au vent, entre Professeur Jacquard pourchassant le cratère fantomatique du météorite géant à travers le Sahara et Panzerdivision en goguette, Jean-Louis monte et descend la colonne en exhibant sans vergogne la réussite de son chèche, Laurence, chapeau à bords droits façon police montée canadienne avec couvre-nuque et chasse-mouche incorporés, mitraille à tout va, tandis je ne cesse d’hésiter s’il eut mieux valu mettre mes sandalettes, au risque d’abraser mes doigts de pied dans le sable, plutôt que ces grosses chaussures qui me plombent les lattes. Traces de gazelles par ci, traces de gerboises par là.

Brrroum, brrroum, les 4x4 sont là, plein tube pour la grande traversée. Nord, nord-est, on remonte la plaine en diagonale, les bergers rouges de Kheops nous saluent du haut du rocher de Gizeh, l’homme à la tête de guépard et celui qui fait tournoyer ses frondes, la femme à cuisses proéminentes et chef d’aigle, d’autres encore armés d’arcs et de sagaies. Brrroum, brrroum, ça ronfle, ça droppe, le sable vole, ça monte, ça descend, ça glisse, ça traverse les lits tortueux des oueds desséchés, ça fonce, ça fonce.

Au pied du prolongement nordique de la falaise lointaine que nous devinions hier il ne fait pas moins chaud. Le soleil de midi plombe un max. Les buissons se multiplient. Avec eux les mona-mona noir et blanc voletant de ci de là, ceux qu’on voit un peu partout dès qu’il y a de l’humidité, avec leurs sautillements nerveux et leurs petits cris de pierre à fusil. Et merveille, dans une reculée de la falaise, un puits avec sa margelle de ciment et son assemblage de bâtons pour descendre un récipient au bout d’une corde. Puisage de l’eau, un seau par personne, douche ! douche ! douche ! Derrière un buisson, vite fait bien fait sous les rayons du soleil pour une fois complice. Mleaahhh, qu’il en soit ainsi. Trop bien. Fraîcheur, douceur, harmonie. Et volupté du repas sous l’ombre tamisée d’un acacia. Ça et là des euphorbes au vert éclatant, quelques roseaux se balancent dans un semblant de brise. Les trois thés de Roni, amer comme la vie, fort comme l’amour, doux comme la mort.

Un petit oiseau, gros comme le tiers de mon poing, batifole dans les branches basses. Corps effilé, bec fin et pointu, dessous de gorge beige rosé se poursuivant en beige clair sous le ventre, dos bleu foncé, une capuche presque noire sur le haut du crâne, dans le prolongement du bec un trait foncé qui traverse l’œil et se prolonge un peu au-delà. Il va, vient, virevolte, petite tache bariolé dans le vert plus ou moins clair ou foncé du branchage, le gris et le fauve des entrelacs de branches mortes. Il me fixe. Nous échangeons un long regard. IM, temps suspendu. Hoggar, la vie, la mort, la vie, Hoggar, violence et douceur au Tassili.


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