Je me voyais vivant, je me retrouve vieux.
Cette phrase m’avait frappé de sa tristesse insondable avec la brutalité d’une condamnation devant un tableau de Jean-Léon Gérôme au Musée d’Art de la ville. D’où me venait-elle, cette phrase ? Elle m’avait pris par surprise et, une fois le premier choc passé, je compris qu’elle avait surgi de ce tableau romantique du 19ème siècle, de ce tête-à-tête entre Bonaparte et le Sphinx ensablé fixant le généralissime d’un air ironique. Cette peinture se trouvait au bout d’une salle où de nombreux tableaux du 18ème et du 19ème siècle présentaient des paysages bucoliques à la lumière douce entourant des blocs écroulés de palais oubliés. Quelques minutes auparavant j’avais noté sur mon petit carnet :
Sous les pierres antiques des temples ouverts au vent,
la vie s’écoule, paisible, au pas des ruminants.
J’avais toujours sur moi un petit carnet fermé par un élastique et dans lequel je notais des phrases, reflets d’émotions plus que de pensées. J’avais ainsi amassé au fil du temps toute une collection de moments fugaces, mais qui, parce qu’ils avaient ainsi laissé une trace, pouvaient être convoqués autant de fois que je le désirais. Comme une bande magnétique rejouant la pulsation primitive du « Sacre du printemps » ou la gloire exaltée du « Alléluia » de Haendel.
« Je me voyais vivant, je me retrouve vieux. » Cette phrase je ne l’écrirai pas dans mon petit carnet. L’émotion était trop forte. Comme un tremblement de terre. Comme un verdict après lequel rien ne serait plus comme avant. C’était bien cela qu’exprimait ce tableau dans lequel j’avais pénétré par cet après-midi pluvieux. La campagne d’Italie et plus encore celle d’Egypte avaient placé les héritiers des Lumières devant les ruines d’empires fabuleux alors oubliés, qui les avaient portés à une méditation artistique sur la puissance irrésistible du temps. « Du haut de ces pyramides 40 siècles vous contemplent » avait dit Bonaparte à ses soldats après la bataille. Les hommes et leurs civilisations laissent des souvenirs effacés de leur heure de puissance et de gloire. Le temps use et abat. C’était bien cela que Gérôme devait avoir en tête lorsqu’il peignait ce sphinx abrasé émergeant encore des sables qui semblait murmurer à Bonaparte d’un air narquois « regarde, regarde ce que le temps fera de toi ». C’était bien cela que tous ces artistes devaient avoir en tête lorsqu’ils peignaient dans la douce lumière d’un crépuscule paisible ces éboulis de temples agonisant silencieusement devant l’œil rond de vaches indifférentes. Après la vigueur de la jeunesse, les civilisations comme les hommes s’affaissent puis s’effacent, laissant derrière elles des ombres qui sont comme des rides de leur splendeur éteinte.
La vieillesse.
La vieillesse et puis la mort.
J’abordais donc la dernière ligne droite de ma vie ? Il fallait me rendre à l’évidence : il en était bien ainsi. J’avais pourtant entamé cette journée avec une excitation joyeuse. J’étais enfin libre, libre de mon emploi du temps, de me lever quand bon me semblait, d’aller où bon me semblait, de faire ce que bon me semblait. Ce jour-là, premier jour de ma retraite après quarante ans de bons et loyaux services, je n’avais de compte à rendre à personne, à personne d’autre que moi-même.
La veille, j’avais définitivement dit adieu à mon travail au bureau, à ma petite vie grise et étriquée, rythmée par les discussions avec les collègues sur le temps qu’il fait ou ne fait pas ou devrait faire, sur l’émission de télévision de la veille ou de ce soir, sur les vacances passées ou les vacances à venir, sur les derniers résultats sportifs ou du loto, sur les problèmes de couple d’Untel ou d’Unetelle, sur la promotion qu’on attend ou la promotion qui vous échappe, sur « et il m’a dit, alors je lui ai dit », toute cette vie, toute cette petite vie passée à tuer le temps en attendant que ce soit lui qui nous tue, à faire semblant que rien ne presse, que l’éternité est avec nous. Aussi, lorsqu’ils m’ont demandé pendant le pot de départ avec un air faussement jovial si je n’avais pas trop peur de m’ennuyer avec ces journées maintenant vides, j’ai souri, persuadé qu’au contraire ma vie allait enfin commencer. Jusqu’à ce que cette phrase se plante dans mon crâne. Je me voyais vivant, je me retrouvais vieux. Etait-il donc trop tard pour moi ?
En sortant du musée j’avais encore l’âme pleine de ces ruines sublimes exsudant une terrible nostalgie. Je marchais sans prêter attention au monde qui m’entourait. Qu’y avait-il de plus important que cette petite phrase échappée du tableau de Gérôme qui continuait de se répercuter en fracassant mes pensées et en rongeant mon esprit comme un acide ? Qu’y avait-il de plus important que cela, quel verdict pouvait être plus définitif, plus irrémédiablement, terriblement définitif ? Etait-il possible de commencer de vivre à soixante-deux ans ? Un choc à l’épaule me fit brutalement sursauter. Je m’excusais par réflexe mais la silhouette que je vis en relevant la tête – jeune femme, la trentaine – s’éloignait sans ralentir son pas pour se jeter dix mètres plus loin dans les bras d’un grand gaillard. S’était-elle seulement rendu compte de notre bousculade ? Malgré une bouffée de colère, une sorte de honte incongrue me retint de l’apostropher. Etais-je devenu à ce point transparent, immatériel ? Quand donc avait eu lieu cette transformation ? Même après que Josiane m’eut quitté, il y avait de cela si longtemps, j’étais resté un être de chair et de sang, j’avais pu me reconstruire au gré d’aventures qui, je m’en rendais compte maintenant, m’avaient apporté plus de mélancolie que de joie. Alors, quand donc étais-je devenu cet être imperceptible, indétectable, étrangement asexué et sans consistance ? J’eu beau chercher, aucune rupture dans ma vie ne marquait une frontière nette entre un « avant » et un « après ». La seule rupture était celle de mon réveil à la réalité, une demi-heure auparavant, ce premier jour de la retraite, devant le tableau de Jean-Léon Gérôme, de ce moment précis où cette phrase avait pénétré mon esprit et s’en était emparée. La seule rupture, mais quelle rupture ! C’était celle d’une vie vécue comme un lent ensommeillement d’où je me réveillais brusquement pour me découvrir vieux. Appartenais-je encore à ce monde ? Qu’avais-je à attendre encore de la vie ? Les joies et les espoirs appartenaient à la jeunesse, je n’y avais plus droit, j’avais fait mon temps, il ne me restait plus qu’à attendre.
En retournant chez moi je remarquai (pour la première fois de ma vie je remarquai vraiment) ceux que les vivants – ces jeunes aux couleurs vives et aux gestes exubérants, ces adultes aux paroles fortes et au regard assuré – rejetaient sur les bords des trottoirs comme des débris voués à l’oubli. Ces petits vieux, qui donnaient l’impression de s’excuser d’être encore là, qui se faisaient le plus discret possible, ces petits vieux je venais de les rejoindre. Je faisais maintenant partie de cette armée des ombres. J’allais m’y enfoncer jusqu’à disparaître. Il n’y avait plus qu’à attendre. Et tout serait terminé.
Arrivé chez moi, je m’effondrai dans mon fauteuil sans même prendre la peine d’ôter mon imperméable encore humide. Le jour descendit lentement, la nuit inonda imperceptiblement mon salon. Je n’allumai pas la lumière, à quoi bon.
Combien de temps restai-je ainsi, immobile, dans l’obscurité ?
Puis, j’allai me coucher.
***
A mon réveil, l’esprit encore embrumé, je me renfonçai sous les couvertures, tentant de m’enfouir de nouveau dans le sommeil. Cette journée je ne voulais pas la vivre, juste l’oublier, elle et toutes celles qui suivraient. Qu’on me laisse tranquille. Qu’on me foute la paix. Que je me lève ou pas quelle différence, quelle importance, à quoi bon ? Je m’enfonçai sous les draps comme une taupe dans son trou, rabattant les couvertures sur ma tête comme une pelletée de terre. Dormir, par pitié dormir !
Mais j’eu beau essayer, le sommeil ne se laissa pas commander. Les pensées, les regrets et une colère sourde contre ce que je vivais comme une injustice (Pourquoi moi ?) roulaient sous mon crâne comme les grondements d’un chien. Au bout de longs moments d’une somnolence ténébreuse (combien de temps dura-t-elle, une heure, deux heures, ou plus ? j’étais si concentré à oublier le temps que j’en perdais le compte) je commençai à étouffer dans mon caveau de laine. Comme un plongeur en panne d’air qui d’un dernier coup de reins perce la surface, je rabattis brusquement les couvertures. De l’autre côté des rideaux tirés sur le jour le soleil me hélait. Rageur, je lui tournai le dos. Son appel s’entêta de manière obstinée mais je refusai catégoriquement de lui faire le plaisir d’y répondre. Nous nous affrontâmes ainsi longtemps, tête de mule chacun, lui avec une douceur moqueuse, moi avec une colère rentrée. A un moment je me retournai pour le provoquer. Je plissai hargneusement les yeux dans la luminosité diffuse qui imbibait ma chambre d’or et de mauve…
Je cédai.
***
Longtemps, sous la douche, l’eau chaude coula sur mon crâne incliné puis sur mes paupières baissées, ruisselant sur mon torse, se perdant un temps dans les plis de mon aine avant de plonger le long de mes jambes et, sans perdre de temps à mes pieds, s’écoulant dans le drain.
Je restai ainsi, immobile, sous la caresse de l’eau.
***
La veille, j’étais rentré chez moi comme un somnambule, je n’avais pas acheté de pain, je n’avais pas dîné non plus, et il était près de midi. Cela faisait presque 24 heures que je n’avais pas mangé. Aussi, une fois habillé, je sortis.
Sitôt ouverte la porte de l’immeuble, une chaude lumière m’enveloppa de son frou-frou aérien. Un léger vent tiède balançait les branches des arbres, et cela faisait comme une manière d’agitation de bras de grands amis venus me saluer. Je fermai les yeux et inspirai profondément. Tout ce bleu, et puis ce vert, et cette lumière…
Je pris sur la droite, vers la boulangerie. Un trajet de cinq minutes, et dans 10-15 minutes, aller-retour, je pourrai calmer cette douleur qui me triturait le ventre comme si j’étais mangé de l’intérieur. Mes chaussures étaient usées, fatiguées, je n’avais jamais pu prendre l’habitude de les cirer régulièrement. Heureusement il ne pleuvait pas aujourd’hui. Leurs lacets aussi étaient usés jusqu’à la corde, bientôt ils me lâcheraient. Je devrais faire attention, mes revenus, déjà bien maigres, allaient encore maigrir. Quelles seraient alors mes marges financières ? Etais-je condamné à vivoter, à calculer au plus juste chaque sou, chaque dépense pour me maintenir difficilement à flots jusqu’à l’instant final ? Etait-ce cela la vie qui m’attendait maintenant ? Heureusement, j’avais quelques économies, il faudrait que je décide comment les utiliser au mieux pour qu’elles me durent le plus longtemps possible.
***
« D’abord, tu prends une marmite, une grosse » expliquait le jeune homme assis à ma droite au café à son camarade allemand. Après mon achat à la boulangerie, la glorieuse lumière de cette journée et les échanges taquins entre la jeune serveuse et un habitué (« Donnez-moi une tartelette aux fraises, celle qui est à 2,50€. » « A 2,50€ ? Super, la journée commence bien ! » « Ca, c’est ce que me dit ma femme tous les matins. »), je n’avais pas le cœur de retrouver ma solitude monacale. J’avais décidé (folie suprême !) de petit-déjeuner à midi dans un café qui se trouvait sur mon trajet et dans lequel je n’étais jamais entré.
- Grosse comment ta marmite ? demanda le jeune allemand avec un fort accent.
- Grosse comme ça, tu vois. Tu as beaucoup de choses à mettre dedans et, en plus, il faut que la chaleur soit bien uniformément répartie. D’abord tu mets de l’huile, tu rajoutes des lardons et des oignons et tu les chauffes. Ensuite tu les retires…
- Quand ? interrompit son interlocuteur.
- Il faut que cela change de couleur. Alors ensuite, tu mets ta viande de bœuf dans l’huile chaude et tu la cuits jusqu’à ce qu’elle change de couleur en surface. A ce moment tu rajoutes tes oignons et tes lardons, tu mélanges, tu verses ton vin rouge (dans la casserole, hein ! tu peux aussi boire un petit verre, remarque), tu mélanges. Tu rajoutes des carottes en rondelles, des champignons, et tu laisses mijoter pendant deux heures.
- Qu’est-ce que c’est « mijoter » ?
- Ca veut dire chauffer sur le plus petit feu possible. En français on dit « mijoter », M-I-J-O-T-E-R. Tu laisses donc mijoter (mais vraiment à petit feu) pendant deux heures. Ah oui, j’oubliais : il faut aussi ajouter des herbes – thym, laurier, romarin, herbes de Provence. C’est très important ça, les herbes, pour parfumer le tout. Et voilà, c’est tout. C’est simple, non ? Ca s’appelle un bœuf bourguignon. Et c’est bon !
- Pourquoi, « bourguignon » ?
- Parce que c’est une recette de Bourgogne, avec du vin rouge de Bourgogne. Là, ça fait une heure que ça mijote. Caroline va arriver dans une demi-heure. Le temps de prendre l’apéro et ce sera prêt.
Je regardai mon petit crème et ma tartine. Un bœuf bourguignon… Quand avais-je cuisiné pour la dernière fois ?
Le jeune français commençait à s’impatienter pour payer et essayait de capter l’attention du serveur qui s’obstinait à regarder dans une autre direction.
- Il y a une autre solution, c’est de partir en courant, ironisa-t-il avec un sourire carnassier. Il y a toujours une solution : A ou B ou autre. On apprend ça tout petit : thèse, antithèse…
- … prothèse ?
- Prothèse ! Ah le con ! Mais non, synthèse ! Et ils s’esclaffèrent comme des gamins.
Lorsqu’ils eurent payé et qu’ils furent partis je me retrouvai comme dans une bulle de silence malgré le brouhaha environnant. Les premiers clients du déjeuner commençaient d’arriver et de s’attabler dans la partie du café où les tables avaient été préparées à cet effet. N’ayant pas encore décidé de la suite de ma journée je me laissai envahir par une douce somnolence et me perdai dans la contemplation des visages, nombreux, qui m’entouraient sans m’arrêter sur aucun en particulier, balayant du regard les clients attablés ou debout au bar et la foule qui déambulait au dehors sur le trottoir ensoleillé. J’avais pris l’habitude pendant ces quarante années de travail d’avoir toutes mes journées (chacune d’entre elles) organisées, prévisibles, donnant par là même l’apparence d’un sens à ma vie. Je me levais chaque matin avec un but, sans vraie valeur certes, mais néanmoins un but, prévu, planifié longtemps à l’avance, il n’y avait qu’à suivre le courant. Tout cela, depuis avant-hier, avait disparu. Qu’allais-je donc faire de cette journée ? Cette question je devrai me la poser dorénavant chaque jour du reste de ma vie. Et je ne savais plus si je devais en ressentir le soulagement d’une liberté retrouvée ou l’angoisse d’une condamnation éternelle à l’ennui.
Penser me devint pénible, mon esprit balançant comme sur les deux bras d’un fléau qui, cherchant son équilibre (entre ces deux sentiments de la liberté ou de l’ennui éternels), me donnait une tremblante nausée. Aussi m’abîmai-je dans une contemplation, que je voulais sereine, du monde, des gens, de la rue au-dehors, du café m’entourant, contemplation ne s’accrochant à rien de précis, ne voulant que cela, papillonner, glisser, surtout ne s’arrêter sur rien car alors me reviendrait de manière lancinante et butée cette question de mon emploi du temps et derrière elle, à l’affût, celle de mon utilité sur Terre maintenant que je n’étais plus utile à rien ni personne, que nul ne m’attendait pour remplir une tâche, que je n’étais plus qu’une ombre gênante dont tous considéreraient la disparition dans un avenir plus ou moins proche comme un événement logique ne méritant pas qu’on s’y attarde un seul instant.
Je restai ainsi, m’efforçant de garder l’esprit vide et pourtant en proie à une émotion grandissante. Pour la deuxième fois de la journée me vint une sensation d’étouffement. Je me levai, payai, sortis.
Je marchai vivement, ressentant maintenant l’urgence de m’épuiser, de m’abrutir, de laisser mon corps et mes muscles pomper toutes mes pensées pour les assécher - dieu qu’il est dur d’oublier, de s’oublier, de ne pas être soi ! Marcher, marcher, ne pas s’arrêter, se faufiler entre les voitures, dans la foule, marcher plus vite, atteindre ce carrefour avant que le feu ne passe au vert, marcher, vite, contourner ce bouchon de flâneurs agglutinés devant ces vitrines, vite, marcher, pardon, pardon, excusez-moi, je suis pressé, je ne sais pas où je vais mais j’y vais, il faut que j’y sois, tous ces gens dans mes pattes mais qu’ils s’écartent donc, je voudrais à mon tour les bousculer tous comme m’avait bousculé cette jeune femme hier, tracer mon sillage résolument au beau milieu du trottoir en rejetant de chaque côté ceux-là même qui le considéraient comme leur domaine réservé, je voudrais crier et me battre - à mon âge ! - me battre, oui, tant est grande cette rage qui m’étouffe et déborde de mon souffle et de mes yeux injectés de furie.
Je marchai ainsi sans autre but que de vider ce trop-plein qui m’oppressait, ce trop-plein de larmes, de rage et de douleurs, ces larmes qui ne pouvaient sécher qu’au vent de la révolte et de la colère s’alimentant au rythme de mes pas, se vidant au rythme de mes pas, et cela dura sans que j’eusse conscience du temps tant j’étais tout entier à mon combat, un combat que je savais perdu d’avance mais qu’importe, un combat qui s’imposait à moi, auquel je ne pouvais échapper, ne fut-ce qu’une seule seconde, sous peine de mourir, là, maintenant, consumé entièrement par cette lave qui me brûlait les entrailles.
Tôt, ou tard, je finis pourtant par ralentir car à soixante-deux ans le corps a ses limites et je ressentis bientôt une grande fatigue, aussi bien physique que nerveuse. La tempête s’apaisait en moi ne laissant derrière elle que la traînée nostalgique de la pluie grise des regrets.
Je passai devant un parc (lequel ? je n’aurais su le dire, je le voyais pour la première fois), j’y entrai et rapidement trouvai un banc pour reprendre des forces et retrouver mes esprits. Cela ne pouvait plus durer : je ne pouvais vivre ce qui me restait de vie à m’apitoyer sur mon sort, à maudire mon destin ou à me carboniser au bûcher de la rage. Mais comment m’en sortir ? Je ne voyais pas de solution. Les peintres romantiques avaient raison, il n’y a rien que nous puissions faire contre le temps, il s’impose à nous, il nous impose sa loi, nul ne peut y échapper.
Pas même moi.
Cette réflexion me replongea instantanément dans un désespoir épouvantable qui m’écrasa brutalement de sa masse énorme. Je ne vis plus la lumière bleue de cette douce après-midi printanière, mon regard était tout entier aspiré en moi vers mon épouvante en laquelle je sombrais comme un navire en perdition disloqué par des vents contraires.
- Comment tu t’appelles ?
Il me fallut quelques secondes pour comprendre que cette voix légère comme une hirondelle s’adressait à moi.
- Comment tu t’appelles ? insista-t-elle.
A ma droite se tenait une petite fille de 3-4 quatre ans qui me regardait de ses yeux curieux.
- Serge, lui répondis-je d’une voix tremblante que je n’avais pas eu le temps d’assurer.
Elle s’anima alors comme font les tout petits enfants et, s’approchant, me montra sa poupée avec un sourire à la fois fier et ébahi.
- Elle est très jolie, lui dis-je avec une admiration que je voulais parfaite. Comment s’appelle-t-elle ?
Elle eut un air concentré en regardant sa poupée.
- Tu veux bien me dire comment elle s’appelle ?
- Corinne.
- Elle est belle, dis donc.
D’un air pensif elle fit oui plusieurs fois de la tête, puis sourit, subitement radieuse en faisant un tour sur elle-même, sa poupée dans les bras, puis en me la présentant brièvement à bout de bras.
- Et toi, petite, comment t’appelles-tu ?
- Louise ! » Elle cria presque son nom dans une exubérance de vitalité qui me frappa au cœur.
- Allons, Louison, n’embête pas le monsieur. » Sa mère s’approchait avec un tendre sourire, du pas calme de celle qui vit un instant de bonheur parmi des milliers d’autres instants de bonheur passés et à venir. « Allez, viens ma chérie, nous rentrons. Dis au revoir au monsieur. »
- Au revoir Serge, dit-elle et elle me fit un signe de la main de cette manière touchante et maladroite qu’ont les enfants pour dire au revoir.
- Au revoir Louise. Et au revoir Corinne. » Louise retira sa main de sa bouche et son rire éclata en claires trilles enfantines. Elle s’éloigna entraînée par sa mère, en se retournant souvent pour me faire de grands sourires ravis.
Lorsqu’elles eurent disparu au tournant d’une allée je levai les yeux dans la mousse d’ombres qui avait gagné mon banc. J’avais été si près de l’enfer et voilà que je ne ressentais plus rien de cette terreur angoissée qui avait menacé de m’engloutir une minute auparavant. Par quel miracle ? La brise se remit à me chuchoter des paroles apaisantes, les grands arbres à me faire leurs grands gestes amicaux et le soleil des clins d’œil dans l’ombre mouchetée. Le jeune homme au café avait raison, il y a toujours une solution, A ou B ou autre. Cette solution c’était à moi de la trouver. D’elle dépendrait le reste de ma vie, d’elle dépendrait ma vie, elle scellerait mon destin.
Je pensai à Louise et, à mon grand étonnement, à Corinne. Comment ! Une poupée pouvait mener une existence si importante et la mienne avoir si peu de valeur ? Avait-il vraiment suffi que j’atteigne l’âge de la retraite pour ne plus rien valoir ? Ma vie n’avait-elle vraiment plus aucun intérêt ? Et quel intérêt revêtait-elle auparavant, cette vie de quasi somnambule ? Je sentis dans ma poche mon petit carnet. Je pensai à cette phrase que je n’avais osé écrire, la veille, au musée, je pensai à la puissance insoupçonnée des mots. Cette phrase m’avait terrassé mais une autre commençait à germer et à étendre ses racines en moi : il y a toujours une solution. Je m’accrochai à cette phrase comme le naufragé à son radeau. Allons, je n’étais pas condamné à vivre ma mort avant même qu’elle advînt. Je fermai les yeux et fus surpris de sentir des larmes glisser sur mes joues, mais ces larmes n’étaient pas de rage ni de désespoir, non, c’était les larmes de soulagement de qui a cessé de lutter inutilement (ou plutôt, maladroitement) sans pour autant abdiquer car je sentais que la solution était là, toute proche, qu’il me suffisait d’accepter ce fait incontournable de ma retraite, cette évidence de mes soixante-deux ans, pour qu’une nouvelle vérité m’apparaisse. L’avenir, le passé, la jeunesse, la vieillesse, mon rapport au temps était-il condamné à n’être que celui de victime et bourreau ?
Subitement je me levai, en proie à une vive émotion gorgée de l’excitation jubilatoire de qui voit enfin une terre à l’horizon. Je hâtai le pas. Etre ou ne pas être ! Cette phrase qui, auparavant, me semblait d’une grandiloquence si ronflante que je n’y avais jamais prêté attention, m’apparaissait maintenant dans toute sa simple évidence. Shakespeare avait raison, là est toute la question, la vraie, la seule, l’unique question qui vaille ! Vivre. Ou ne pas vivre. Qu’y avait-il de plus fondamental ? Quelle question pouvait être plus essentielle ? Pourquoi, étant vivant, devrais-je passer comme une ombre ou un fantôme les quelques années qu’il me restait sur Terre ? N’avais-je pas été suffisamment ombre, suffisamment fantôme, pendant ces quarante dernières années ? Puisque j’étais vivant, je devais vivre, voilà tout. J’étais maintenant libre de mon emploi du temps (de l’emploi de tout mon temps), j’en ferai bon usage. Et si les mots pouvaient avoir une puissance maléfique, je la combattrai par d’autres mots. Mes mots.
Et c’est avec cette certitude enracinée en moi que chaque seconde de vie vaut d’être vécue, qu’il y a une infinité de vies possibles à vivre et parmi celles-ci ma vie, ma nouvelle vie, celle que je construirai à partir d’aujourd’hui, que je retrouvai le chemin de ma rue.
Alors, rentré chez moi, je m’assis à mon bureau. De l’autre côté des vitres la lumière prenait une douceur d’ocre contre le bleu pur du ciel. Je m’abîmai dans sa contemplation apaisante quelques instants avant de prendre une feuille. Elle était d’un beau blanc un peu parcheminé. Je l’ai lissée doucement du plat de la main. J’ai sorti mon plus beau stylo. J’ai pris une longue inspiration, et j’ai commencé à écrire :
Je me voyais vieilli, je me retrouve en vie.