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Marche de l'avant

La marche est lente qui suit le sentier étroit à fleur de prés et de marais. Elle est chaotique, heurtée des pas profonds et gluants, déjà à demi-asséchés de ceux qui, la veille, et l’avant-veille encore, par là sont passés. Vos pas se glissent dans les creux, vacillent à la lisière, votre tête oscille entre les arbres printaniers et la fumée âcre des herbes sèches mises à brûler, là, par ceux, qui, avares de paroles, pourtant, arrêtent leurs mouvements croisant votre regard passager. Mots suspendus que ceux que vous échangez, mots qui se mêlent derrière vous au bruissement des ormes et des pêchers. Ici où la foule s’est étiolée, vous entendez battre les sabots des chevaux à la robe brune, vous entendez résonner les bêlements des moutons au manteau épais, vous entendez tinter le chant des heures précieuses où la vie se fait rare. Votre passage arrête le temps, de vous, curieux. Les moteurs de machines volantes traversent vos pensées fragiles comme cette hélice lancée de main d’homme et que rien ne semble plus devoir arrêter. Vous marchez et le marais s’éteint, soudain, au bord de cette mer qui peine à se montrer, qui, lente comme votre marche, remonte la baie, faisant claquer, parfois, l’eau contre le sable effondré. Arrivée au bout de cette langue de terre, vous montez sur l’échine déchirée d’un dragon, voir sa gueule éteinte d’un feu ancien se jeter à jamais dans les sables gorgés d’eau et de sel mêlés, sables que vos paroles d’hommes appellent mouvants. C’est là, pensez-vous, que vous vous perdrez.

 

Et, perchés sur ces roches ultimes, vos yeux se dressent vers l’horizon, là, où, hier encore, le soleil déclinant vous laissait dessiner une ligne d’arbres éphémères, plantant ses douces tentacules de lumière dans la silhouette gravée d’un mont majestueux, surgi, pensez-vous, de votre imaginaire. Vestige de civilisation, semé au cœur de ces sables de perdition, laissant naître, au faîte de ses murailles serpentantes, une flèche dont peut-être vous pensez que son destin est d’attirer à elle les foudres des cieux. Aujourd’hui vos yeux se perdent dans la brume épaisse et lointaine. A peine devinez-vous les ombres grises dans ce que vous continuez de croire être l’horizon.

 

Sur un banc de sable, près de vous, votre regard se pose sur une aigrette blanche, corps délicat aux pattes fines, mince reflet dans les grains humides encore baignés de la lumière filtrée. Et l’oiseau noir, sans nom, traverse, de par en par, le tableau de votre regard, faisant claquer, dans le battement de vos cils, le battement de ses ailes, poussant un cri aigu qui, vous le savez, au-delà de vous, vous appelle. Sur le bord de l’ombre des vestiges, une silhouette d’homme avance lentement, silhouette noire courbée sous une lourde cape, croisant le vol de l’oiseau dont le nom vous échappe, là, à l’instant, nom perdu dans l’oubli. L’homme marche, sans jamais que sa tête ne se dresse, sans jamais que ses yeux ne quittent ses pas. Déjà, vous le pressentez, vous pensez à moi, sans pourtant qu’aucune de vos pensées ne me dévoile.

 

Au cœur des ombres blanches, se cachent les voix. Elles chuchotent, chantent, dansent, se moquent légèrement. Dans le froissement infime de leurs voiles, elles se dispersent aux vents. Tant de fois, si près de leur appel, vous êtes passée, tant de fois, vous les avez laissé s’éloigner. Voix insaisissables, de banc de sable en banc de sable, elles courent la baie et font son gémissement. C’est là, peut-être, maintenant, que vous entendez le souffle puissant de mon chant lointain.

 

Votre regard se perd dans vos pas alourdis, de plus en plus mêlés au sol de glaise. Sous vos yeux filent les paysages de plaines lointaines. Entre les brins d’herbe aux allures de rizière, se tissent des filaments gris et jaunes qui craquent sous vos pas.

 

A vos pieds, la vase grise prend la forme d’un visage, un visage oblong, au nez fin, aux pommettes saillantes, aux yeux bridés d’une histoire ancienne. Un visage creusé de glaise, un visage creusé de l’argile de vos doigts. Œil désincarné, voilà ce que vous voudriez penser. Et vous me voyez. Je marche, corps enseveli, longtemps j’ai continué de marcher, sous les voiles de brume, dans les yeux du renard, je marche, silhouette allongée, sous la lune croissante, tête engloutie, je marche. De l’archipel de l’oubli, aux confins du Kamtchatka, je me suis levé, traversant les grandes herbes jaunes des steppes, battant au vent comme frappent mes pas.

 

Ensemble nous avons marché dans cette peur fragile de ne jamais exister. Dans cette baie où courent les voiles brumeux, nos corps sortis de la glaise, nos pas effondrés dans le bruissement de la croûte asséchée qui effeuille la terre. Ersatz d’homme, épouvantails de paille dont les souvenirs s’accrochent aux barbelés, nous flottons entre deux mondes, sans jamais ne devoir en choisir un seul. Nos pas extirpés d’une boue grasse aux lèvres gonflées, aux larmes débordantes traversent la baie. Vous, maintenant, par qui je vis, dites-moi, qu’ensemble, nous marcherons contre cette peur frémissante, de demeurer, à jamais, page blanche.


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