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Lot août

20-26 août 2017


 
les photos du séjour:  http://aphanese.viabloga.com/news/lot-en-aout-2017 


             C’était un petit pont, presque un pont d’opérette, un pont sur le Célé dont l’eau verte et glacée, coulait, éblouissante, sous le soleil d’été. Il s’arrêta en son mitan et sourit. Les mots ont un sens, toujours, même s’il est caché. Le vieux cœur de Figeac reposait devant lui. Combien de fois Champollion avait-il arpenté ces rives, les rives du Célé ? Il s’accouda à la balustrade. La rivière s’écoulait si lentement, si silencieusement qu’elle semblait un étang. Il se pencha et vit son visage reflété d’en bas, deux yeux qui le regardaient d’en haut avec une curiosité inquiète. Il en fut étonné. C’était comme s’il avait surpris son âme scrutant ce qui, en lui, était celé. Ecrire était-ce donc cela ? Partir à la recherche, de soi, du temps perdu, des signes cherchant les signes ? Traverser le Célé, gagner l’autre rive. De la rive où on est l’autre rive est toujours la rive du rêve. Voilà qu’il hésitait. Etrange timidité. Il était venu en autostop et on l’avait laissé à 100 m du pont, il pouvait encore retourner à ce carrefour, une voiture viendrait qui, sûrement, pourrait l’emmener. Mais de l’autre côté  le vieux cœur de Figeac reposait. Derrière lui une rive impudique, large, ouverte, neuve. Et devant, il voyait l’ouverture de ruelles qui, tout de suite, s’emberlificotaient, tout de suite se cachaient, gardant jalousement une pudeur ancienne. Il se courba, prit son sac à ses pieds, et passa les bretelles à ses épaules comme un prêtre son étole. Il se pencha encore une fois sur l’onde immobile. L’âme était toujours là qui le regardait. Alors, sans plus d’hésitation, mais le cœur battant tout autant, il pénétra les venelles du vieux cœur de la ville.

Ombre fraîche, il avait quitté le soleil lourd du pont, il avançait dans l’ombre fraîche de rues comme des puits avec, tout au fond là-haut, une eau pure et lumineuse où ramaient à petits coups d’aile des oiseaux minuscules. Les maisons à colombage penchaient sur lui leur ventre maternel. Poutres entrecroisées noircies de siècles, pierres grumeleuses mangées de vent, de soleil et de pluies. Les rues étaient vides. Autour de lui elles portaient deux noms, rue Clermont/carriera de las bonas manas, rue Baduel/carriera del Masel, rue du consulat/carriera del pesdelblat, deux villes en une, deux identités qui se superposaient sans jamais se rejoindre et qui, pourtant, n’en faisaient qu’une. Que cherchait-il impasse du Grifoul ou place de l’estang ? Que cherchait-il rue montante des bonatistes ou rue Ortabadial ? C’était un mystère. Il s’arrêta, songeur. Il sortit son carnet et écrivit ce mot : mystère. Le soleil rongeait l’ombre sans un bruit. Il croisa une femme aux cheveux blancs noués qui montait à pas lents. Elle lui offrit au passage un sourire de madone. Il rangea son carnet et entra dans la nuit de l’abbatiale St-Sauveur. Le silence filtrait le soleil dont les rayons tombaient en gouttes de sang sur le dallage froid de pierres luisantes de foi ancienne, polies de pénitence, creusées par les genoux. Silence. Il faut lever les yeux pour trouver la lumière. Retable d’or et de douleurs. La mort est un soleil, la quête une souffrance. Silence. Patine de prières. Odeur de cave et de voûtes. Tombeau. Vite, il sortit. Eblouissement. Sur le parvis le soleil tranchait dans l’ombre à vif comme l’épée du conquistador sur le cou de l’inca. Il eut un mouvement de recul. Tout là-bas, derrière, des collines verdoyantes appelaient son nom comme un chant de sirènes. Il les écouta un instant, tapi dans l’ombre de l’église jusqu’à ce qu’elles se taisent. Puis il s’assit, sortit son carnet et écrivit ce mot : silence.

Dédale de ruelles à flanc de colline qui parfois dévalaient comme des torrents secs dont le lit de pierres luisaient d’un poli d’eau et de pas. Deux jeunes filles le dépassèrent en riant, flèches de lumière au pas dansant claquant la pierre. Plus bas, il déboucha sur une place minuscule et cachée où la venelle qu’il suivait n’ouvrait pas franchement, bien en face, mais de manière secrète, par un côté. Elle était entièrement occupée par une grande coulée de basalte d’un noir profond et lisse où des signes étaient gravés. Un couple de touristes contemplait ces signes à leurs pieds et leurs voix se répercutaient comme au fond d’une combe. Puis ils continuèrent et disparurent à l’angle opposé. Il pénétra sur la place et comprit alors qu’il se trouvait sur une reproduction gigantesque de la pierre de Rosette. Dessins de hiéroglyphes, de démotique et de grec, qu’y avait-il écrit ? Il ne le savait pas.  Son pas resta suspendu comme le pas du héron de peur de profaner. Comme une fourmi, marcher sur un livre. Rêve halluciné d’un Gulliver lilliputien. Ici aussi le soleil coupait l’ombre en son milieu. Mais la pierre était une nuit, des mots y étaient gravés, ils tremblaient comme une onde. Il sortit son carnet et écrivit ce mot : verbe. Il était alors au centre de la placette. Il regarda autour de lui, ses jambes fléchirent comme prenant soudain conscience d’une fatigue extrême et il s’assit sur le basalte chaud dans la gravure des mots. Derrière lui les hiéroglyphes. A ses pieds le démotique et plus loin, devant, le grec. Pierre philosophale dont l’or était les mots, la pierre avait effacé un mystère millénaire et qui semblait enfoui à jamais, les temples d’Egypte ne crieraient plus en silence, des murmures grondaient maintenant sur les bas-reliefs de ses tombeaux et palais, sur tous ses papyrus et sur toutes ses fresques, un brouhaha immense, cacophonie de voix enfin libérées de leur gangue d’ignorance.

C’est ici que tout pouvait commencer.

Il sortit un cahier neuf et se pencha sur lui.

 

Marc B. Aout 2017  Cap Blanc 




 CAP BLANC, vendredi 25 août 2017

1 bis – Reporter dans un grand magazine, Nathan avait reçu une proposition d’écriture de livre sur les chemins de Compostelle et les pèlerins qui foulent leur herbe. Avant de donner réponse, Nathan avait murement réfléchi et pris la décision de prendre la route quelques jours en endossant la tenue de pèlerin,  peut-être une semaine,« pour voir » s’était-il dit dans un premier temps, puis, il avait décidé de dormir en pension-relai des pèlerins pour comprendre, communiquer, entendre les motivations profondes qui jetaient sur les chemins ces « coquillards »des temps actuels, le pourquoi du renoncement au confort quotidien, pour entreprendre une marche non expiatoire mais une marche où le corps et la pensée s’efforcent de retrouver des valeurs religieuses de paix et de joie. Devant cet engagement que toutes et tous ont  à cœur de tenir, une interrogation, une pensée nouvelle émerge, l’interroge, une pensée sur lui, sur ceux qui l’entoure.

 Marcher l’apaise. Lorsqu’il est seul, entre deux groupes de pèlerins, il ralentit ses pas, se laisse imprégner par le vent dans les branches, pour un peu il laisserait ses mains se détendre et caresser le tronc des arbres, frôler les fleurs. Mais vite il se reprend, il est là pour travailler, ressentir la fatigue dans ses muscles, peut-être expier, expier quoi ? Tout s’embrouille. «  Ah, oui, le chemin de croix du Christ … combien de stations ?... le catéchisme quand il était enfant…. Combien de stations ? Dix ? Douze ? Il ne sait plus. Tout à l’heure, Il regardera à l’église ». Une pensée soudaine, vive comme un coup de vent balaie cela « un chemin de croix on en a tous eu un ».
Un rapace volant bas interrompt ses élucubrations. Au loin, il aperçoit le clocher de l’une des trois églises de Figeac, un phare dans ce paysage dense et accidenté de champs, de bois et de cours d’eau. Il va bientôt entrer dans la ville, il se sent soulagé, pourquoi ? Il ne sait pas. Il s’inquiète de ces pensées parasites qui maintenant lui rendent visite depuis qu’il a commencé cette enquête, qu’il sait immergée  dans la vie des pèlerins du chemin de Compostelle. Alors qu’il explore du regard la vitrine d’une librairie bien achalandée, une pensée éclair lui traverse l’esprit « et si, le pèlerinage n’était pas qu’une affaire de religion ? Et si…. ». Pensée vite chassée. Bien que fatigué, il accélère le pas, direction le bureau des pèlerins pour tamponner son livret de parcours. Tamponner son livret, comme à l’école. Maintenant, il va déposer ses bagages là où il va loger cette nuit, non pas un hôtel, mais un point d’accueil avec une mère qui s’occupe de tout, nourriture, logement. Il voudrait aller à l’Abbatiale Saint-Sauveur (les stations, il veut revoir les stations, il veut les compter… Pourquoi est-ce si important ? Il ne sait pas.)

Denise  





  C’est en se levant ce matin qu’il arracha ses pieds sculptés du dallage froid de l’église. Il devait y aller, il était temps. Avancer, reprendre le chemin, trouver la pierre noire des écritures déchiffrées, la contempler, la toucher, la vivre dans sa chair.

Il alluma son portable, vérifia la météo - beau fixe, pas de message, pas d’appel en attente, rien, il pouvait y aller. Il n’était plus loin très maintenant, mais les distances à pied se comptent en heures, en jours. L’air qui circulait entre sa peau et les os de son crane suffisait à alimenter la pulsion électrique nécessaire à ses pas. Petit il courrait, s’arrêtait rarement, uniquement pour reprendre son souffle, écarter une mèche de cheveux tombée devant ses yeux. Parfois c’est lui qui tombait, épuisé, à bout de souffle, cherchant un indice qui lui indiquerait le chemin. Alors il restait assis sur la terre humide, sur l’herbe ou bien sur une pierre. Les pierres de son enfance furent toutes blanches.  Du blanc, toujours du blanc, même le ciel était blanc quand il cessait de respirer. En grandissant il ressentit une attirance toute particulière pour le bleu. Un bleuté très pâle, comme délavé, presque invisible, discret, pudique. Le bleuté de l’encre utilisée dans le monde clos de l’école. Les cris, les jeux dans la cour, les grandes fenêtres ouvertes sur le vide, le tableau qui grince, la craie qui crisse, l’estrade imposante où l’instituteur domine le monde. Lui l’enfant rêvait de s’évader alors le bleuté de l’encre l’emportait sur un navire, il larguait les amarres, avec les mots qu’il traçait il quittait la terre, voguait des heures, jusqu’à épuisement …  Quand il tomba malade, ils crurent qu’il mourrait. Il resta des jours entiers de mois entiers cloué dans son lit sans pouvoir ni parler ni pleurer. Ils ne comprirent pas pourquoi sa vie devait rester ancrée dans un lit, barque frêle sans dérive, immobile. Il souffrait en silence dans son corps. Il avait perdu les mots, on les lui avait arrachés. Un jour de retour de navigation le maître l’attendait sur l’estrade comme un terrien pauvre d’espoir de découvertes.  Le maître lui avait dit que ses voyages ne le mèneraient nulle part. Et même s’il se prenait pour un grand marin, la rive juste là de l’autre côté il ne l’atteindrait  jamais.  Pas d’illusion, l’encre bleutée le coulerait au fond de l’encrier. Sans crier  il s’est noyé au fond de son lit.  Pendant des années ils l’avaient enfermé –  pour sa santé  disaient-ils dans un lieu tout blanc,  lui qui n’aimait que le bleu. Il essayait de remonter pourtant mais l'écume des vagues d’assauts répétées le rejetaient vers le fond de l’eau là où la lumière peine à arriver.  Alors il a fait le mort, a dit –« oui  le blanc est une couleur ravissante merci. »  Alors il a pu sortir du lieu tout blanc et depuis il cherche la pierre noire des écritures déchiffrées, celle qui ancre à la terre et encre le papier qui se défroisse pour lui le vivant.

Et maintenant il marche. Il est grand, c’est un homme. Ses chaussures neuves avaient épousé la forme de ses pieds et la qualité de son pas, parfois assuré, parfois dansant, hésitant ou mordant la terre, la pierraille, le bitume, l’étendue herbeuse s'affirmait. Il regarda cette seconde peau dont il prenait soin et se félicita de cet achat onéreux. Une belle connivence s’était installée entre elle et lui, tous deux s’appréciaient.

Sa vieille gourde cabossée emplie d’eau faisait mélodie au fond de son sac, il se laissa porter par le rythme du liquide synchro à son allure. C’était comme une rivière qui rencontre un dénivelé - déni levé, juste ce qu’il faut pour filer comme le vent. Pas  d’essoufflement ni de renversement. Il croqua dans une figue cueillit en chemin. Le fruit sans résistance s’offrit à sa gourmandise. Il sentit le sucre couler dans son sang, fleuve nonchalant et ralentit le pas. Il pouvait sentir la ville. En faisant silence il l’entendait, elle respirait. Y plonger, naviguer dans ses ruelles, gravir ses escaliers comme des échelles, découvrir ses horizons pour  ramener à la surface  la pierre noire.  

Le soleil était clément quand la ville fut à ses pieds. Clochers,  tourelles, toits de tuiles, cité cerclée d’un anneau de verdure. Il descendit la colline, traversa le Célé en empruntant le vieux pont  au sud de la ville qui débouchait sur la rue marchande du Figeac médiéval.

Il était arrivé.

Une entrée de ville dans un autre temps. C’est le frôlement du pas des passants sur les pavés, le chuintement d’une poussette, les pleurs d’un enfant. Il croise une vieille dame chapeautée, long manteau blanc de laine effleurant le sol, ses cheveux blancs sont un nuage qui annonce l’orage. Il croise le regard d’un homme ventru, c’est une barbe-bleue assise à la terrasse de la « Salamandre. » En face un portail en pierre orné de feuilles de chêne cache sous ses voutes un inélégant magasin de vêtements. Plus loin une boulangerie fermée, devanture poussiéreuse, une boutique de lingerie démodée, soutiens-gorges crèmes, armatures renforcées, un coiffeur, une superette qui se voudrait discrète pour ne pas détonner dans le décor, en face des jeunes font la manche, deux chiens rouges les escortent, une banque, l’entrée  d’une cour, une armure, des Templiers, château transformé, en face une  hélice comme un couteau, reconversion improbable, des tuiles au sol.

 Il s’arrête là, ne peut aller plus loin, fait demi-tour.

Le pas léger qui l’a porté pendant ses jours de marche s’appesantit insensiblement. Lui qui imaginait  être en joie à son entrée dans la ville il ressent une grande lassitude. Elle s’abat sur ses épaules, s’insinue dans son cou, glisse le long de sa colonne vertébrale, s’étale sur ses reins, descend le long de ses jambes pour chuter lourdement dans ses chaussures et étouffer ses pieds. Il renoncera finalement à plonger dans la ville pour plonger dans un lit  au quatrième étage d’un vieil immeuble près de la Place aux Herbes. Ce sera un sommeil vide, une nuit sans rêves ni cauchemars, de celles qui revigorent tout en déboussolant le dormeur qui se réveille et ne sait où il se trouve. Pieds, tête, bras, jambes, nord, sud, est, ouest où sont les toilettes ? L’hôte lui apportera un petit déjeuné raffiné pour une journée riche à venir. Il prend son temps. La terrasse couverte d’une avancée en bois lui est agréable. Un jasmin gracieux y libère une fragrance exotique qui lui rappelle des voyages anciens, une mer étale, bleue, une plage au sable noir, un volcan maître des rizières, des pêcheurs maîtres de leurs bateaux taillés dans l’arbre. Ils ne savent pas nager ces pêcheurs légers ils couleraient comme les pierres au fond de l’eau pour rejoindre les poissons qui les mangeraient.

- « Un poisson qui regarde le ciel c’est une écriture en réveille. Un poisson qui mange un homme qui regarde le ciel c’est en homme en éveil» pense-t-il.

- « Allez debout moussaillon ! »

Une fois dehors il s’aperçut que l’unique poissonnerie de la ville était sise au débouché de l’escalier menant à  sa chambre. Ce fut comme un coup de vent, de celui qui gonfle soudainement les voiles. Un navigateur n’y prenant garde s’éloignerait de sa route sans espoir de retour. Un grain. C’est le terme, un grain ! Il en a connu des grains. Plusieurs. Il se souvient.  Il se revoit  enfermé dans la chambre blanche, il sent les vagues qui le rejettent sans cesse. Il tenait dans son poing fermé sa petite clé d’or. Les hommes en blanc la lui avaient laissée. Puis il avait fait le mort. Un poisson l’a mangé, il s’est réveillé sur la page de sable noir. Quelques mots, des écrits, des lettres et l’oubli …

Aujourd’hui son poing est ouvert, sa main regarde le ciel. Au fond de son sac dort la petite clé d’or. Il s’en remet au destin. Il ne sait rien d’ici mais demande un peu de temps pour voir, un peu de temps pour dormir, un peu de temps pour ne rien faire, un peu de temps pour sourire, enfin du temps pour tracer sur le sable noir des signes qu’aucune vague n’effacera plus. Trouver la pierre noire des écritures déchiffrées. Le temps lui appartient.  Il remonte en courant l’escalier, cherche la clé au fond de son sac, la trouve, passe devant la poissonnerie, pas de coup de vent - calme plat, avance au hasard. Au coin des rues de petites clés bleutées numérotées sont dessinées sur des panneaux de métal ouvragé comme un chemin à suivre :

Palais Balène N°3, grand cétacé

Place de l’Estang N° 9,  de l’eau

rue du Canal N°10, de l’eau encore. Il est sur l’estrade, il vogue, le maître d’école est mort. Au fond des océans sa blouse et ses lunettes de myope

Hôtel Galiot de Genouillac N°13, croit y voir dessinée une grenouille sur le flanc d'un navire de haute mer

Hôtel de Colomb N° 19, découverte du nouveau monde grand navigateur, le marin se réveille, les voiles gonflent, l’enfant navigue du bleu dans les yeux

Hôtel du Viguier N°21, rue Delzhens, l’encre des chemins maison du XIII ème. Où se trouve la pierre noire.

Ici.

La clé d’or à la main, il s’approche de la porte en bois, introduit la clé dans la serrure, tourne la clé, pousse la porte, entre, referme la porte. Clac !

Une cour carrée emplie de soleil, des taches d’ombre, des arcades, pierre ouvragée, une fontaine, de l’eau, elle est fraîche, un puits, margelle couverte, des fleurs, des cyprès qu’il pourrait toucher, un escalier,  pierre bleutée, une coursive. Il a chaud, sa veste lui semble trop grande, manque un bouton. Il est nu pied, regarde ses orteils qui s’agitent à l’air libre. Une seule peau. Bleutée, celle des Dieux.  

- « Monsieur a bien dormi ? Monsieur prendra-t-il son déjeuner près de la piscine ?  Madame est partie ce matin avec la petite clé d’or. Monsieur souhaite-t-il écrire après son bain ? »

Il cligne les yeux, deux fentes, minces, pour viser plus loin, ne répond pas, se dirige vers la table dressée, nappe blanche, jus de fruit, mangue. Mange. Plonge dans la piscine. Nage. Du fond de l’eau regarde le ciel. Baleine ventre blanc glisse dans le ciel vers l’ouest. Un tour de piste, ceinture terrestre. Un cercle. Revenir. Il ouvre son ordinateur, l’allume. Page d’accueil est pierre noire des écritures déchiffrées. Un rire joyeux. Il se retourne. Sa femme est là.

SimOne 21-25/08/17 Cap Blanc 

 
 

 

Lot juillet

  
 lien vers les photos du séjour
http://aphanese.viabloga.com/news/lot-en-juillet-2017


Evasion

 
Dans ce lit aux draps blancs, je me sens prisonnier

D'un espace vital qui s'est beaucoup réduit

Tant de jours à rêver de pouvoir tout quitter

Ces murs aseptisés renfermant mon ennui

 

Je regarde le plafond plusieurs heures durant

Je rêve de courses folles, de grandes enjambées

J'apprends à accepter et être plus patient

En espérant qu'un jour, je pourrais remarcher

 

Nos vies sont ainsi faites, on n’a pas trop le choix

On rencontre des obstacles, on traîne des boulets

On se doit de lutter, cacher tous nos émois

Se montrer fort et beau pour être enfin aimé

 

J'entends des rires d'enfants, par la fenêtre ouverte

Je sais bien qu'un beau jour, je sortirais d'ici

Avec beaucoup de joie, d'envie de découvertes

Pour oublier bien vite ce lourd pan de ma vie

 

Je ne regrette rien des ombres du passé

Elles peuvent être une force, un trait de caractère

Elles permettent d'avancer en se sentant plus fier

Ne pas se retourner pour pouvoir oublier                                                       




                                                                                                          ************

J'étais bien, apaisée,  reposée.

Je prolongeais cette douceur matinale en gardant mes paupières closes, comme si la lumière frappant ma rétine pouvait faire disparaître à jamais cette plénitude.

Mon corps détendu sur ce matelas en mousse reposant lui-même sur un sommier à lattes à l'odeur de pin prononcé était comme en apesanteur.

Je lévitais,  une sensation d'extrême légèreté corporelle mais en même temps, tous mes sens étaient en alerte, sensibles au moindre petit bruit, un parfum, un souffle sur le visage, une émotion naissante.

Après de longues minutes, peut-être une heure, je ne savais pas, et après tout, cela n'avait que peu d'importance, j'ouvrais doucement les yeux.

L’élément bois partout.

Les chaises, le parquet de bois brut, une petite malle de rangement, un porte manteau, la porte en bois massif et les poutres au plafond, je venais de vivre ma première nuit au sein même d'un arbre ...

La fusion de deux mondes vivants.

Au centre de la pièce se dressait une partie du tronc de ce chêne centenaire.

Son écorce était belle et régulière et diffusait une force, une énergie dans cette chambre.

Je me levais et allais à la fenêtre,  je l'ouvrais en grand, respirant à pleins poumons cette chlorophylle fraîche qui m'était offerte.

Je me sentais soudain invincible,  perchée en haut d'une tour de bois, régnant sur la terre et le monde souterrain à mes pieds.

Autour de moi, des arbres et du vert à perte de vue.

La forêt m'acceptait en son sein, apaisant mes craintes et mes peurs en me rassurant comme le ferait des parents au dessus d'un berceau où dort leur nouveau né.

Elle même régnait sur moi, moi si petite, insignifiante presque, devant de tels éléments naturels.

Je pouvais soit me sentir impressionnée,  emprisonnée par l'immensité de la forêt ou rassurée et prête à la fusion avec ce monde végétal.

Je choisissais la seconde solution.



                                                                                               ************

PELERINAGE

Aéroport Roissy Charles de Gaulle Terminal 2 Hall B

Le taxi vient de la déposer, elle paye la course et se dirige d'un pas assuré vers l'entrée.

Les portes coulissantes s'ouvrent  devant elle. Elle tire d'une main son énorme valise à roulettes d'une grande marque de luxe achetée pour l’occasion, et de l'autre, son bagage à main, plus discret qu'elle gardera avec elle pendant le voyage.

 

Elle pénètre dans le hall d'entrée et se fond dans la foule pressée,  colorée,  affairée et disparate de vacanciers, hommes d'affaire et autres voyageurs.

Elle se sent bien, elle aime cette ambiance de départ,  de découverte lointaine et de liberté avec, comme bruit de fond, un carillon et cette voix chaude et suave qui annonce des départs prochains pour des contrées au nom parfois exotique ... Kuala Lumpur, Oulan-Bator, Ouarzazate ...

 

Un mouvement continu, un flux incessant de corps se déplaçant dans tous les sens, se croisant, se bousculant même parfois.

Chacun dirigé vers une destination différente.

 

Certains retournent dans leur pays d'origine après une longue absence, le caddy débordant de valises déformées par les ans et les multiples voyages.

A côté des valises bombées s'entassent, au risque d'une chute,  des cartons ficelés, voir scotchés tant bien que mal pour pouvoir être acceptés à l'embarquement.

On y trouve des souvenirs de bons moments passés loin du pays ou très souvent aussi, de la nourriture introuvable là bas.

 

D'autres sont beaucoup moins chargés,  une simple valise cabine pour un voyage éclair dans le cadre des affaires.

La tenue décontractée fait place alors au costume cravate et à la sacoche renfermant la tablette ou l'ordinateur portable.

Leur téléphone collé à l'oreille, ils suivent les dernières consignes de leur hiérarchie avant le décollage.

 

Enfin une autre catégorie se remarque dans la foule, celle des vacanciers en famille.

On les reconnaît à leur tenue décontractée et confortable, leurs mines sont réjouies à l'idée de passer quelques moments de détente bien méritée loin du train-train parisien.

 

Après avoir fendu la foule, elle arrive finalement au comptoir d'enregistrement d' Air-France pour le vol AF 2148 à destination de Pékin  prévu à 23h30 et signalé à l'heure.

Elle présente à l'hôtesse qui l'accueille son passeport et son billet électronique imprimé la veille sur son ordinateur personnel.

Elle dépose sa valise à roulettes sur le tapis roulant et attend patiemment que l'hôtesse appose une étiquette sur son bagage et lui délivre sa carte d’embarquement, le précieux sésame, en lui donnant les dernières consignes, le numéro de porte à rejoindre et l'heure limite acceptée pour le décollage.

 

L'hôtesse lui souhaite bon voyage, elle s'éloigne alors du comptoir sa valise cabine avec elle.

 

Elle se sent légère,  encore un passage par les services de sécurité de l'aéroport et la douane et elle pourra enfin atteindre la salle d'embarquement pour ce long voyage de 11h.

 

Son excitation monte en flèche,  un parfum d'aventure flotte dans les airs ...

 

Autour d'elle se pressent de nombreux passagers aux traits fins et lisses, aux yeux légèrement  plissés en amande, manifestement d'origine asiatique !

 

Devant la file d'attente pour la douane, son esprit vagabonde et l'emporte dans le passé ...

 

Elle revoit son père, se souvient de son histoire, du moins ce que l'on a bien voulu lui raconter.

 

Obligé de fuir un pays en guerre sous l'occupation japonaise, il arriva en France avec le reste de sa famille, son père étant resté en Chine, il ne revint jamais.

Il dut se battre pour se construire une nouvelle vie, y trouver du travail.

Tout ne fut pas simple au début pour se faire accepter par les parents de sa fiancée,  mais à force de ténacité et d'amour, il s’intégra rapidement et y fonda sa propre famille.

 

Elle sourit et se dit qu'au fond, si cela n'avait été le cas, elle ne serait pas là aujourd'hui, dans cet aéroport en partance immédiate pour le pays de ses ancêtres. 

Reconnaissante pour son père, elle se sent encore plus forte et fière du sang qui coule dans ses veines à cet instant précis.

 

Le douanier lui fait signe d'approcher d'un geste impatient, elle était dans ses pensées lointaines, elle n'a pas vu son tour arriver.

Elle se précipite et présente son passeport et sa carte d'embarquement et se place devant la vitre face au fonctionnaire territorial.

Puis elle récupère ses papiers et rejoins les autres passagers.

 

Ça y est, maintenant, elle peut se détendre et souffler !

Le personnel de bord vient de lui désigner sa place dans l'avion.

Elle s'est vraiment fait plaisir en s'offrant ce billet aller-retour en classe affaires sur cet airbus A380 d'Air -France.

Elle en rêvait depuis longtemps et c'était l'occasion unique pour ce pèlerinage en terre chinoise.

 

Elle rayonne, elle va pouvoir profiter de ce long trajet jusqu'à Pékin pour se laisser chouchouter par les hôtesses et stewards, présents à bord, toujours aux petits soins pour ce type de clientèle fréquentant la business class.

 

On lui apporte une coupe de champagne accompagnée de petits fours.

L'hôtesse lui propose de la débarrasser de son bagage à main et de le placer dans le compartiment prévu à cet effet au dessus de son siège.

Elle refuse poliment, elle veut avant cela récupérer une partie de son contenu plus que précieuse et qui a motivé l'ensemble du voyage ...

 

Des larmes viennent couler sur ses joues, quelques gouttes au départ qui se transforment très vite en un flot continu difficile à endiguer.

 

Le personnel de bord, bien que gêné, n'intervient pas et interprète  cette émotion comme une joie intense avant un voyage longtemps désiré.

 

Elle se reprend vite, sa tristesse faisant place à une certaine mélancolie.

 

Elle se remémore toutes ses années passées avec son père.

Sa disponibilité,  son soutien à tous les moments clés de sa vie.

Son réconfort dans ses périodes de doute.

Elle a toujours su qu'elle pouvait compter sur lui, il ne l'abandonnerai jamais ...

 

Jusqu'à ces mois précédents où la maladie a commencé à le ronger et à transformer ce papa exemplaire en un pauvre être humain luttant de nouveau pour sa survie et cherchant malgré tout à minimiser sa souffrance pour son entourage.

 

Et puis, malgré tous ses efforts,

Il est parti.

 

Elle serre dans ses bras ce petit sac en papier qu'elle a sorti de sa valise cabine.

Le contact du papier bulle entourant l'urne en métal, l'apaise.

Elle ressent fortement la présence paternelle, il est à ses côtés pour quelques heures encore ...

 

Puis ils se sépareront à jamais, lui au pied de la Grande Muraille de Chine avec ses ancêtres et elle,  de retour à Paris.

 

Elle feuillette un magazine présent à bord et offert à la lecture durant le voyage et se met à rêver devant des photos magnifiques prises en Chine et sur les environs de Pékin.

Cette merveille du monde qu'est la Grande muraille y tient bien évidemment une place importante.

 

Elle a repéré un accès à l'édifice un peu sauvage et plus éloigné donc moins touristique que certaines portes d'accès bien connues  des guides touristiques.

Elle prépare donc mentalement son mode opératoire.

Un matin de bonne heure pour éviter la foule, elle répendra les restes de son père du haut d'une tourelle face à cette nature grandiose et sur ces pierres qui ont vu mourir tant d'ouvriers pour sa construction.

 

Puis elle s'inclinera respectueusement devant la majesté du lieu, émue par la solennité de l'instant, et repartira heureuse et fière d'avoir pu organiser cet hommage à son père et ses racines ancestrales.

Elle s'endort enfin, le magazine  sur ses genoux, laissé ouvert sur les photos de sa destination prochaine ...



                                                                                        ************


 

Un cœur paisible

 

C'était un parcours que je souhaitais initiatique ...

Je n'avais pas choisi cette région par hasard.

Au milieu des prés où passaient calmement des troupeaux de belles vaches à la peau mordorée,  
se dressaient d'immenses forêts de conifères et autres espèces d'arbres majestueux.

J'avais décidé de m'isoler quelques heures loin du tumulte de ma vie quotidienne.

Je recherchais le calme et l'osmose avec la nature environnante.

J'entrais dans la forêt comme dans un sanctuaire, pleine de respect et d'humilité devant des arbres parfois centenaires ayant développé des racines profondes leur assurant cette force et cette prestance visibles à l'œil nu.

J'avançais lentement, tous mes sens en éveil,  sensible au plus petit craquement dans un fourré,  à l'essence de ces arbres chatouillant mes narines, à cette verdure à perte de vue.

J'étais bien, loin de tout et pourtant si proche de moi ...

Prenant le temps d'observer, je repérais un très bel arbre, un beau chêne,  plein de vie comme en témoignaient son écorce régulière et le port de ses branches très fournies.

Je m'inclinais respectueusement et osais lentement approcher une main.

Le contact était doux et fort à la fois, douceur de l'écorce et de la mousse la recouvrant et force par l'énergie transmise dans ma paume.

Un instant magique, difficilement explicable avec des mots, impossible à partager avec d'autres.

J'étais gonflée d'énergie mais dans le même temps apaisée intérieurement.

Les battements de mon cœur se muaient en de multiples vagues faites de chaleur et de douceur.

Mon souffle se calait sur ce tempo dirigé par le silence comme unique chef d'orchestre.

Une petite musique intérieure que l'on voudrait répéter éternellement et ne jamais oublier.

Je repartais reconnaissante envers cette nature qui, bien que souvent maltraitée par l'Homme,  donnait sans compter pour qui voulait bien l'écouter et l'approcher respectueusement ...


                                                                                       ************

Mon très cher Gaspard,

             Tu seras probablement étonné de recevoir cette missive de votre vieille Anna qui vous aimait tant et qui arrive aujourd'hui, au bout d'un long chemin.

Toutes ces années passées à vos côtés toi, tes parents, ton frère Noé et ta sœur Simone, resteront à jamais gravés dans ma mémoire comme la plus belle période de ma vie de gouvernante.

J'étais déjà au service de la famille du temps de tes grands-parents, Jacques et Marie-Jeanne FABRE.

N'ayant moi même jamais pu avoir d'enfants, je vous considérais un peu comme les miens et vous passais bien des caprices en l'absence de vos parents !

Votre maman Alexis, était une femme exquise, d'une gentillesse sans pareil et surtout d'une intelligence vive que Monsieur Gay-Lussac lui avait permis de développer lors de ses recherches sur la physique des gaz.

Quelquefois, le soir lorsqu'elle revenait de son laboratoire, elle tentait de m'expliquer, lorsque vous étiez couchés,  en quoi consistaient ses recherches.

J'avais beaucoup de mal à suivre du fait de ma trop pauvre instruction, mais je l'écoutais en silence la laissant s'exalter devant ses découvertes.

Elle était très prise par sa passion mais malgré les apparences vous aimaient de tout son cœur et d'un amour égal.

J'en viens donc maintenant, à l'objet de cette lettre.

Depuis la mort de votre mère,  je ne cessais de remettre à plus tard  le moment fatidique où  je devrais t'apprendre une vérité cachée au sein de la famille depuis bon nombre d'années.

De son vivant, elle seule pouvait vous l'apprendre ; bien que détentrice du secret avec votre père,  je ne devais rien vous dire.

Mais aujourd'hui, il est de mon devoir, je le crois, de t'apprendre que ta sœur Simone n'est pas la fille de ton père,  Jean-Charles de Haute Cloque, mais de Mr Gay-Lussac qui tomba éperdument amoureux d’elle lorsqu'ils travaillaient ensemble au laboratoire de chimie.

Ils cachèrent leur liaison du mieux possible mais lorsque Simone se retrouva malgré elle enceinte, il fallu prendre une décision radicale.

Elle rompit définitivement avec Mr Gay-Lussac et avoua toute la vérité à son votre père.

Il ne fut pas simple de lui faire accepter cette enfant comme la sienne, mais devant l'insistance de ta mère, et les risques de retombées désastreuses pour sa notoriété et sa carrière, il accepta finalement.

Voilà,  Gaspard, je me sens allégée d'un poids qui me pesait et dont je voulais me débarrasser à tout prix avant ma mort.

J’espère de tout cœur que cela n’entachera en rien vos rapports entre frères et sœur et que vous me pardonnerez un jour de vous avoir dévoilé ce secret.

Je vous souhaite tout le bonheur qui vous revient de  droit dans vos familles respectives.

 

Anna votre dévouée.


V.Chen  juillet 2017

 





 Le petit cagibi, ma cabane de fortune sous les escaliers extérieurs. Les murs sont des plaques de plexi glace opaque. Il y a des trésors et des toiles collantes. C’est la maison des araignées, elles se baladent au milieu d’objet que je ne comprends pas. Moi, j’y fais mes premières potions filtres d’amour, avec les pétales de fleurs de camélia du tout petit jardin. Je les écrase dans de l’eau, en chantant dans une langue qui n’existe pas. Ma mère dit que je fais de la « patchaque ». C’est un mot magique dans sa bouche. Il ne veut rien dire, mais qu’elle le prononce me donne le droit de tout inventer, la « patchaque » c’est la liberté.

 

Le jardin. Délimité par des vieux roseaux séchés. Il fait 30 m2. Le sol en cailloux, mais des cailloux doux, je peux m’assoir dessus sans m’égratigner. Il y a ce camélia que j’adore, dont je caresse les feuilles à chaque visite. Et un immense tilleul. Le tronc est derrière notre limite en roseau, mais il retombe en cascade chez nous. Et son odeur puissante, nous appartient, de toute façon. Il y a une minuscule forêt de bambou, je m’y enfonce et tout devient immense. Jungle de mes rêves. La menthe sauvage dont je mastique les feuilles. La verveine citronnelle que je frotte sur ma peau. Je sais qu’autour, tout est plus urbain.

 

Le quartier de Saint Antoine. Périphérie du bourg de Limoux. Mélange détonnant de maison pavillonnaires, d’immeubles HLM, et de préfabriqués. Si on prend le chemin à gauche juste après la maison de Monsieur Benazet, on arrive face à la petite rivière de l’Aude. Je sillonne le quartier en vélo. Il y a la petite épicerie SPAR, où je vais acheter mes bonbecs. Et tout à côté, les immeubles de mes copains Aisha, Najim, Djamila, Rachid et Déborah. On va jouer au ballon sur le terrain d’herbe, qui est au bord de la route. Des blagues dans les cabines téléphoniques, numéro au hasard, et voix trafiquées. Seule, au Skate Park pendant des heures, je roule et je tombe.

 

Limoux, 9500  habitants. Ca commence à devenir étroit ici, c’est étroit parce que ce n’est pas profond. La ville m’offre  peu. Je joue le jeu de la fête, il n’y a que ça ici. Le carnaval dure 3 mois. Les rugbymen sont les rois de la ville. Ils ont gagnés la coupe, ils vont venir fêter ça. Alors je sors dans les bars le samedi soir, on me dépose en voiture et on vient me chercher.

 

Toulouse est rose. La ville. La grande ville. Je me suis extirpée de la petite bourgade fantasque de mon enfance.

J’habite en face de l’église Saint Sernin. Les pavés. Je sillonne les rues, je me perds dans les quartiers, je rentre dans tous les endroits. C’est ma première ville. La première que j’aime. J’en prends soin, je la rencontre par cœur. Je me jette dans ses couleurs avec joie et liberté. Ses cinémas, 3 fois par semaine. Ses églises, dès qu’il fait chaud. Ses bars, tous les soirs si j’avais pu. Le théâtre National. L’université de droit. Je m’approprie les lieux. Je retourne à la « patchaque ».

  

                                                                                            ************


 

Simone,

 

Je vais te parler Simone. Peut-être pour la première fois depuis longtemps. Ne crois pas que je n’ai jamais essayé avant. Le mutisme froid qui me fermait la bouche, qui détournait mes yeux des tiens, j’ai souvent tenté de le combattre. Tout ce temps, jusqu’à ces mots, j’étais écrasé sous le rocher d’un secret, écorché par une jalousie insensée. Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de me libérer. La mort de notre mère, me rend cette voix à t’adresser, que j’avais égarée.

 

Tu es née dans la rivière Simone. Comme un nénuphar sauvage. Notre mère t’a cueillie comme une fleur.

Je la suivais toujours. Elle quittait la maison au lever du soleil, sans un bruit. Elle allait écouter le chant de la rivière. Moi, je la suivais.

Comme un insecte, je me cachais dans les herbes hautes. J’avais sept ans, et de loin, dans un plaisir secret et coupable, j’observais Alexis, ma mère. Je savourais de voir sans être vu. Elle était différente dans la lumière rosée du matin. Elle était si belle, je l’aimais comme un fou.

Après quelques minutes de marche, quand elle savait qu’elle était loin, enfoncée dans le sous-bois, et seule, elle quittait son châle et ses sabots. Elle humait l’air à pleins poumons. Et délicatement, elle faisait glisser sa robe de nuit le long de ses épaules, pour la faire tomber à ses pieds. Nue. Comme une déesse antique, ses seins ronds et généreux dressés par la brise froide. Sa peau blanche, réfléchissait le soleil du matin. Elle rayonnait. Elle détachait sa chevelure blonde, si souvent rassemblée sur le haut de sa tête, qui en un mouvement venait pudiquement voiler son dos. A cet instant, elle était une femme libre, offerte à la rivière.

Elle disparaissait dans l’eau, pour ne donner à la surface que son sourire radieux. Parfois dans un éclat, elle riait de la fraicheur de l’eau. Et les matins les plus gracieux, elle chantait avec les oiseaux.

Souvent la vision magnifique, faisait couler des larmes sur mon visage rond. L’émotion était vertigineuse. Mon corps ne me soutenait plus.  J’aimais ma mère plus que tout au monde. Mais je savais qu’elle ne m’appartiendrait jamais.

 

Ce matin-là, le jour où tu es née dans l’eau. Elle ne s’est pas déshabillée. Il y avait un oiseau qui chantait plus haut que les autres. Un chant de tristesse. Je l’entendais moi aussi. Elle s’est approchée tout doucement d’un arbre qui sortait de l’eau. J’ai enjambé plusieurs caillasses, sans respirer, pour ne pas qu’elle me surprenne. J’avais peur, j’allais –intrépide- plus près que d’habitude.

Alors, je t’ai vu, toi, comme un frêle cocon dans les bras de ma mère. Elle t’a regardé avec tant d’amour, caressé les yeux, et embrassé le front, que je me suis senti volé, trahi déjà.

Secoué de sanglot, que je ne comprenais pas encore, je couru le plus vite que je pu en direction de la maison, où je me recouchai dans mon lit.

 

Ma mère revint à la maison, son nénuphar dans le creux de son cœur. Elle t’avait baptisé, Simone.

Mon père te regarda longuement, dans un silence pesant. Personne ne parlait. J’observais la scène du haut de l’escalier.

Elle te porta plus près encore devant ses yeux. Elle voulait qu’il te voit, que tu l’atteignes au cœur, comme tu l’avais atteinte. Elle riait, « regarde-la » . Il se réveilla brutalement de son immobilité, et dans un élan de furie, il s’empara de ton petit corps de laine, et couru dans le jardin en direction du puits.

Notre mère (elle était devenue la tienne à présent, viscéralement, je le compris à ce moment-là) rugit, hurla, versa mille larmes de désespoir. Elle frappait de ses petites paumes blanches, le dos de mon père, qui ne cessait d’avancer vers ce trou où il te jetterait. Elle s’accrocha de toutes ses forces à ses jambes, trainant au sol, de tout son long.

Elle était devenue un comme une créature ruisselante d’eau, tachée de boue. Elle me fit peur.

Dans un cri qui résonna dans le ciel immense, elle tomba à genoux, et regardant mon père, elle lui pleura ton nom « Simone, elle s’appelle Simone ».

 

J’étais dehors devant eux. Mon corps était secoué de tremblements. Mes yeux te fixait, toi, suspendu aux mains de mon père au-dessus du puits. J’aurais peut-être voulu qu’il t’y lâche. Mon père me regarda, longtemps, et dans un calme soudain, te rendit aux bras de ma mère.

 

Elle serait notre mère à présent, mais elle te vouerait un amour inconditionnel. Je souffrais au loin dans mon corps, d’une plaie d’amour ouverte. J’étais jaloux. Ce combat pour te garder au monde, auquel je venais d’assister, me marquerait dans l’âme pour toujours.

 

Nous scellâmes le secret, rien ne te serai jamais révélé. Personne ne devait savoir. Maman ne sorti plus pendant quelques temps, nous te cachâmes. Et quelques mois plus tard, tu devins une fille de la Haute Cloque.

 

La douleur de me taire. Cette punition qu’on m’infligea par ta faute. Ne jamais te raconter. Dès lors, je ne puis plus t’adresser un seul mot. Je suis devenue muet, Simone, le nénuphar de ta naissance planté dans ma gorge.

 

Ne crois pas que je ne t’ai jamais aimé.

Je t’ai chuchoté mille mots dans ma tête.

Ceux-là, je te les écris, pour me délivrer.

 

A notre silence,

 

Noé

Juillet 2017 Chloé



               Quand j'ai rencontré Alexis, elle était dans un sale état. J'ai d'abord vu son dos, large et voûté, enserré dans une grosse toile beige. Sa nuque épaisse était baissée vers une chope de je ne sais quel alcool, me dissimulant son visage. Les âmes perdues, je les repère moi, c'est mon travail. Je zone dans les ruelles sombres et j'me laisse porter par mon instinct, suivant tel ou tel soulier, entrant dans telle ou telle taverne. Vous pouvez penser que j'ai rencontré Alexis par hasard, en vérité, c'est la vie qui a choisi de nous faire nous rencontrer. Son visage dans l'ombre j'avais tout d'suite eu envie de le saisir. Au plus profond de moi, j'avais senti qu'au cœur d'ce trou à rats, elle n'était pas simplement une gueule cassée parmis les autres. Alors j'm'étais assise en face de ces deux gros seins lourds et j'avais pris doucement son menton entre mes mains. Elle n'avait qu'un œil. Noir. Perçant. Magnifique. Dedans, il y avait de l'intelligence cachée sous une bonne couche d'ennui. Je m'étais alors penchée pour embrasser sa paupière vide, comme pour sceller notre destin, une manière de lui signifier qu'elle me plaisait, à moi Marianne que tout le monde appelle la bègue. C'est d'ailleurs sous c'nom que vous m'connaissez, vous, sous vos lourdes robes de justice. Nous étions sorties ensemble de cet infâme bouge, presque sans se parler, et j'l'avais traînée à la sortie de la ville, près de la rivière, là où mon moulin fumant nous attendait. J'avais servi deux énormes bols de soupe devant nous et Alexis s'était mise à s'raconter. La mort de son imbécile de mari depuis plus de 15 ans, comment elle avait cru en se mariant devenir libre et comment finalement quelqu'un d'autre que son père avait dicté les moindres détails de sa vie. Son travail de chimiste, toutes ses découvertes, immédiatement volées par ces gros hommes puissants, apeurés et jaloux. Ses trois enfants, dont ses deux fils à la guerre qu'elle n'avait pas vu depuis des lustres et la petite dernière Simone qui, enfermée dans la bibliothèque jour et nuit avait hérité du goût de ses parents pour les sciences et étudiait à se brûler la cervelle tout ce qu'il lui était possible. Elle, Alexis, ne travaillait plus au laboratoire. Elle allumait seulement les réverbères chaque soir, ce qui ne lui prenait pas plus de deux heures. L'ennui l'avait grignoté petit à petit et du haut de ses 48 ans, elle était déjà une très vieille dame. Lasse et sans désirs. L'argent lui sortait littéralement des poches mais son sang était comme figé dans ses veines. Jean-Charles de la  Haute-cloque lui avait laissé le poid de la richesse, celui où on devient barrique à force de dindes fourrées, et un nom insupportable qu'elle avait envie de taillader à la hache. Je l'écoutais, plissant les yeux en gage de concentration et notre discussion dura une bonne partie de la nuit. Lorsqu'elle me quitta, elle embrassa ma jambe bègue avec reconnaissance. Je l'invitais à revenir le lendemain pour une suprise. Son œil noir me fixa alors, légèrement interrogatif mais Alexis fit volte face avec ses questions et s'enfonca dans la nuit. Moi, jusqu'au petit matin, chaudrons à fond, j'entrepris de lui fabriquer un nouvel œil, un bleu à l'identique de celui qu'elle avait perdu. Elle m'avait décrit le drame. Son mari en proie à la folie, crevant de jalousie pour son talent à elle, l'avait jeté en hurlant contre le pommeau du montant de leur grand lit en bois. Le pommeau en pomme de pin avait percuté son orbite, écrabouillant son bel œil bleu qui avait coulé sur le sol, comme la cire d'une bougie. Le lendemain soir, son oeil noir survivant pleura en rencontrant le nouveau bleu. Mon invention était parfaite, un œil en verre aussi vrai que nature serti d'un joli mécanisme découvrant un petit espace à l'intérieur pour pouvoir y glisser du cyanure. Alexis le glissa sous sa paupière et devint en un instant, Fabre l'assassine. Tuant De la Haute-cloque et l'ennui dans ses veines d'un clignement de cil, son nom de jeune fille en étendard, elle devint une meutrière redoutable, à jamais en quête d'hommes en porcs à éviscérer. Alexis était mon amie et ma plus fidèle co-équipiaire. Je suis fière d'avoir été à ses côtés. Elle repose aujourd'hui, sa haine du patriarcat légèrement assouvie. Moi j'continuerais jusqu'à ce que la mort me prenne à son tour.

 

Marianne la bègue

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           J'avais les fesses posées sur la cuvette froide des toilettes et le contact du plastique blanc sur mes cuisses était pour moi un soulagement. J'avais au moins une heure devant moi, une heure de vraie solitude, comme un répit pour mes nerfs. Je prenais bien sûr le soin de fermer le verrou à clés et ici, personne ne viendrait me tourmenter. Ici, j'arrivais à me faire oublier. Mon maillot de bain aux rayures multicolores descendu aux chevilles, je pouvais ouvrir sereinement le tome 3 d'Harry Potter et plonger dans une vie qui m'éloignait de la mienne. Je n'avais lu aucun des autres tomes mais passionnée par les sorcières depuis quelques temps déjà, ma mère me l'avait glissé dans la valise, une lecture pour l'été elle m'avait dit. Ma mère, mon roc, mon salut qui, avec ce cadeau était un peu avec moi, comme une consolation, protectrice. Sur la couverture du livre de poche, on pouvait voir trois adolescents avec des grands chapeaux noirs et pointus à califourchon sur une sorte de dragon. Cette salle de bain était mon refuge. Une grande salle de bain recouverte du sol au plafond par des petits carrés bleus en mosaïque. Je trouvais que c'était magnifique. A côté de moi, le bidet débordait de masques et tubas sablonneux, et la porte entrouverte qui donnait sur la cour de l'immeuble grande comme un placard charriait les sons d'autres familles en vacances. Tambours de machine à laver, voix d'enfants et télévision ou radio à fond. En italien. Mon père et son amoureuse tentait, dans la pièce à côté, d'endormir mon petit frère, cadeau de mes 10 ans, une famille italienne, en Italie, en prime. Dans ma tête de petite fille, ce n'était pas facile. Mon frère pleurait sans cesse, souffrant d'une mauvaise cicatrisation de son cordon ombilical, ses intestins tout neufs se baladant dans son nombril. C'est du moins ce que j'avais compris. Et, en effet, son nombril faisait comme une bosse de la taille d'un petit coing. Violet. Glaçant. Je n'étais pas autorisé à le changer pour ça. Il était si loin de moi. Compréhensive, j'imaginais que c'était très douloureux. Les adultes étaient sur leurs gardes, inquiets et fatigués, et moi la grande, je peinais à trouver ma place. Mon père ne m'aidait pas vraiment. J'avais la sensation d'être un petit boulet imbécile qu'il devait traîner. Une tâche d'un lourd plat français en sauce sur sa tentative de création d'une nouvelle famille, belle et chantante, en forme de courgettes à la vapeur et de tomates mozzarella. Saine et charmante donc. Ma belle-mère portait, pendant ces vacances, une belle robe bleue turquoise en serviette éponge, ses cheveux noirs de jais attaché en chignon banane et une paire de lunettes rouges à la Jacky Kennedy. Je la trouvais trop classe. Mon frère était un beau poupon aux cheveux bouclés noirs, un angelot en slip des peintures italiennes. Et moi j'étais une grande saucisse un peu bête, impolie et sans curiosité aucune. C'est ce qu'on me faisait sentir. Ma salle de bain refuge donnait sur un couloir carrelé en marron d'où on pouvait apercevoir la chambre parentale/bébé parfait mais malade. Tout le mobilier y était en rotin et ce, jusqu'au salon, où le canapé une place me servait de lit. Je dormais au milieu d'une centaine d'affreux poissons en céramique peinte, tapissant les murs de l'appartement en entier. Je me souviens du drap jaune, housse directe du canapé sur laquelle je m'étendais et de là, tête sur l'oreiller, je fixais le verre de la baie vitrée presqu'entièrement voilé par les embruns. Il y avait aussi le bruit de la mer, toute proche et les Topollino dans la bibliothèque au pied de mon lit.

 

Lucile

 

 




                La page comme une plage couchée au creux du livre sur une table. Etale, blanche, point de volcan. Un point pour un retour à la ligne. Sauter la ligne, descendre en bas de page, remonter vers la majuscule, un A, un E un T, hésiter, hésitation, point de suspension. Tension, attention, tension de la feuille, équilibre, souffle du vent, balance, avance, cadence, balance, avance, cadence. Danse du vent tourne la feuille blanche, tranche rouge, grise, verte du temps, autrefois. Dorure, précieuse édition d’or, s’endort, penche la tête gratte le papier sur la peau, gratte papier, papier gratte. Grappe de mots cailloux roulent sur la page, plage couchée au creux du livre sur une table. Au bout de la ligne un soleil en écriture. Etendue sur la plage brûle la peau. Tourner la page. Fraîcheur de la pluie et l’orage surgit sur la montagne décrite au dos de la page. Univers de travers, point virgule suspension encore, exclamation et interrogation. Non pitié interrogation zéro, samedi matin, zéro. Livre ancien, poussière, zéro, faux, coupe, étête, tombe la tête. Revenir sur la page de la plage,  noire et blanche aussi. Partir, renverser le broc, le O le A et le U je l‘ai eu. Tombé dans l’escalier. Le voyage du salon au salon, bureau, espace ouvert, loin, horizon, encore, parcourir la page, revenir, repartir. Sable sous les pieds, roulent les grains fins marins. Halé bronzé le corps de mot trouve empreinte peinte et l’écume lisse la plainte de la vague, étoile renversée, éponge imbibée, coraux, émeraude, poissons scintillent sur la page, plage couchée au creux du livre sur la table de la terrasse. Une fleur rouge. Une feuille veinée translucide. Un pétale mauve. Un bâton d’encens. Pieds dans le vent. Levant à l’est, la main devant les yeux. Point. Point de brume, le volcan apparaît. Refermer le livre, une plage, l’océan, plonger.

Simone Cap Blanc Juillet 2017

 


                       

 

Laisse passer.

 

Je laisse passer l’espace à côté de moi, afin qu’il me rende la politesse. C’est une façon de dire que je marche à côté de mes pompes. Ou alors dans mes pompes mais hors des sentiers battus. J’ai eu bien du mal à admettre que mon espace était à côté de l’espace normé, pour ne pas dire normal, et que finalement c’est là que je me sentais le mieux malgré les inconvénients que cette topologie procure.

Fonctionnaire de l’état, Mon père a été muté ici et là en France, et j’ai suivi. Donc, dés l’enfance j’étais tombé dans la marmite d’un espace mouvant, ou pouvant se mouvoir, ou en voie de mutation. Chez les chinois c’est le Yi King qui travaille ça, le livre des mutations ; mais à être trop systématique dans la bougeotte on finit par être figé dans le mouvement.

Quand j’ai commencé à travailler, je me suis déplacé toutes les semaines de 250 kms entre mon lieu professionnel, où j’avais néanmoins un petit studio, et la maison où j’accueillais ma fille. Puis j’ai changé, traçant entre la maison et deux autres lieux de travail, respectivement à 50 et 60 kms de là. Puis je me suis fait virer de ces deux endroits et je n’ai cessé de bouger en de multiples endroits pendant 4 ans. Puis je me suis fait lourder et j’ai trouvé un travail à 600kms, dans lequel je suis resté deux ans avant qu’on en mette au placard en me payant à ne rien faire pendant trois ans et demi. Au moins je n’avais pas eu à déménager. Quand j’ai pu retravailler dans un autre service du même lieu, il a pas fallu 4 ans avant que les conditions deviennent telles que seule la fuite était possible, vers Paris cette fois, dans un endroit d’où on m’a aimablement congédié au bout de deux ans.

Déménagé, lourdé, viré, remercié, congédié, mis au placard, tout cela dit quelque chose de ma topologie interne dans la rapport à la topologie externe : mon espace est celui du seuil entre deux espaces.

Il n’y a que depuis 17 ans que je suis parvenu à trouver un espace stable. Peut-être un coup de chance, peut-être une plus grande tolérance de ce lieu là à l’étrangeté, peut-être l’assomption de ce que mon espace interne en torsion soit un élément essentiel de ma situation dans l’espace externe. 

La torsion, le mot essentiel est laché. Comme tout le monde, j’ai longtemps cru que l’espace de la bande de Moebius ne présentation qu’une seule torsion qui mettait en communication la face A avec la face B, construisant le paradoxe topologique d’une surface où l’envers se situe aussi bien à l’endroit, et où les deux dimensions de sa surface présentent globalement la structure à une seule dimension d’un bord.  Autrement dit, la bande de Moebius est bien un espace, si l’on veut mais c’est surtout un seuil. C’est sans doute sa communauté topologique avec la forme de mon esprit tordu qui m’a permis d’approfondir l’étude de sa structure.

C’est ainsi que j’ai découvert une petite chose d’évidence, que portant personne n’avait vu : la bande de Moebius présente en réalité trois torsions et non une seule. Ou alors il faut dire que la torsion qui lui donne sa structure est triple. Tout cela venait du fait que, devant l’évidence du phénomène de la torsion, personne n’avait songé à la définir mathématiquement. J’ai donc donné cette définition : la torsion, pour un espace à deux dimensions plongé dans un espace à trois dimensions, c’est l’inversion de, deux dimensions sur trois,l’une des deux étant toujours la troisième.

Cette invention m’a permis de me rendre compte que d’immenses intellectuels dont le volume des connaissances et la surface de l’intelligence dépassait largement la mienne, n’avaient pas été foutu de concevoir cela. Bien entendu, cela m’ a mis au ban de la famille des intellectuels qui n’entendaient pas s’en laisser conter par un petit bonhomme comme moi, trop ou pas assez tordu pour eux.

C’est là où j’ai commencé à admettre que mon espace ne pouvait être qu’à côté. J’ai pris confiance en moi en prenant possession de cet espace de bord, certes vertigineux comme celui d’une falaise, mais lieu de courant d’airs où l’on sent le vent du large. Comme tout le monde en révérence à l’égard des grands esprits de ce temps, je me demandais pourquoi tant de culture empêchait de concevoir les trois torsions de la bande de Moebius, empêchaient Sartre de s’apercevoir qu’il prenait toujours les mauvaises options politiques malgré « l’être et le néant », et que s’il en changeait c’était pour se tromper encore malgré « huis clôt », empêchaient Heidegger de s’apercevoir qu’il soutenait le régime le plus démoniaque de toute l’histoire de l’humanité, malgré « l’être et le temps », empêchait Mao Zedong de se sentir tranquille dans la cité interdite malgré le petit livre rouge, empêchait Lacan d’avoir une juste conception du Réel malgré les Ecrits et 23 ans de séminaire.  

Il y avait visiblement une torsion absente chez ces grands personnages, celle qui met en rapport la théorie et la pratique, l’espace interne et l’espace externe de la réalité. L’habileté interne dans l’espace théorique fascine les foules d’intellectuels en herbe qui ne demandent qu’à tordre leur esprit pour le brancher sur celui de quelqu'un d’autre jugé plus apte à comprendre l’espace du monde, alors qu’ils ne font que spéculer dans l’espace intérieur de leur monde.

J’en étais donc venu à prendre un appui plus solide auprès de ceux qui, au lieu de spéculer sur leur propre monde qu’ils arrivent à faire passer pour LE monde, interrogent l‘espace à coup d’expériences de pensée, mais aussi d’expériences de terrain qui sont souveraines quant à trancher de la validité des expériences de pensée. Ces gens là, ce sont les scientifiques.

Et je me suis aperçu que la structure de l’atome présentait cet espace paradoxal qui pouvait rendre simultanés deux espaces-temps contradictoires, tout comme les dimensions de la bande de Moebius.  À la fois corpuscule et onde, toute particule peut à la fois être où elle est et être ailleurs que là où elle est. La particule s’établit donc à côté de ses pompes au même titre que votre serviteur.

Tournant mon regard vers l’infiniment grand je constatais que l’espace du big bang situable en un point extrêmement réduit au centre du l’univers en gestation se retrouve aux confins de ce que nous pouvons observer à l’aide des plus performant télescopes : le centre est donc situé à la périphérie, et l’intérieur à l’extérieur pour autant que ces notions aient un sens quelconque lorsqu’il s’agit de si vastes considérations.

Je vis sans doute à côté de mes pompes, mais force est de constater que je suis tordu de la même façon que l’univers qui m’entoure. 

                                                                                                  ************

 

J’ai bien des mites au logis, elles font des trous dans les vêtements.

Je les collecte patiemment et le soir je dine aux mites. Ça fait exploser ma créativité. Je sais que je vis seul mais je me plais à croire que ces petites fées du logis sont autant de princesses enfermées dans un placard. Il suffirait d’un baiser pour leur restituer leur si belle apparence. Au contraire, lorsque je les ai collectées, et que mes lèvres se tendent vers leurs petites mandibules bleues alimentées de laine, je suis pris d’une soudaine inspiration qui les détruit à jamais. Apparemment je suis un barbe bleue, mais non, ce n’est pas ça du tout. Je n’ai que des bonnes intentions. Je suis juste dépassé par mes inspirations qui font de mes mites des muses.

Certes, je perds des compagnes, mais je ne sais comment, elles reviennent sans cesse. Si leur vol délicat fait chaud au cœur, leur petit corps nourri à la laine fait chaud à l’estomac. Je me tisse un pardessus interne qui me permet de franchir l’hiver parcouru de l’effroi de la solitude.

Il m’est arrivé de partager mon diner avec une mite équivalente à moi en taille et en poids. J’avais l’impression de lire dans ses yeux le sourd reproche que ma mitophagie lui inspirait inévitablement. Je savais qu’intérieurement elle se moquait de moi ; c’était une mite railleuse.

Ça faisait suite à ma rencontre avec le génie dyslexique que tout le monde connaît, celui qui confond les m et les b. Je l’avais reçu une fois, tandis que je débouchais une bouteille de glycérine dans laquelle j’espérais noyer mon chagrin. La glycérine est en effet un trialcool liquide, incolore et sirupeux, extrait des corps gras par saponification. Elle est donc triplement efficace. Mais le génie bleu m‘avait déçu cette fois là, du fait de son incroyable méprise quant à l’interprétation de mes vœux. Depuis, je ne suis plus trop alcool, ni trop glycérine.

 

Ça laisse la vie plutôt mélancolique, mais Les mites m‘inspirent parfois des recettes de cuisine.

 

Par exemple, je fais des mites en confiture. Il faut la patience d’en avoir collecté suffisamment, et avoir obtenu la collaboration des abeilles qui squattent ma chambre, ce qui est plutôt coton, mais j’y arrive. Il suffit de séduire leur reine. Je lui fais une courbette et je dis : majesté, votre sire est trop bonne. Elle me répond invariablement : je sais, j’en parlerai au parquet. Ces insectes sociaux sont sévères, mais juste. Ils comprennent que je ne fais que prélever un loyer parfaitement légitime. Quand la loi y est, la paix règne, même si on obtient la paix tard.  

 

Quand j’étais petit, Mon père m’avait parlé de l’interdit de l’insecte. C’est pourquoi j’en avais une peur bleue. Quand mon père est mort, j’ai dit la barbe ! et cela a miraculeusement disparu. J’ai noyé mon cafard dans le trialcool sus nommé et ma vie a littéralement explosé. Enfin ma bonne étoile a régné. Je me suis mis direct à l’écriture de mon roman autobiographique, mon grand opus. J’y suis encore. Ça m’use. Alors de temps en temps, je m’autorise à faire la bombe.

 

J’y raconte, dans ce roman, que je suis le beau berger Paris, qui joue de la flute de pan en gardant un œil sur la laine de ses moutons, dans les collines entourant l’Olympe. Un jour, trois grâces de Grèce vinrent me trouver pour juger qui d’entre elles était la plus belle. Flatté d’une telle faveur, inspiré par chacune d’entre elles, je fis une tarte avec la pomme qu’elles m’avaient confiée pour prix de leur concours. Ainsi je coupais la poire en deux en divisant la pomme en quatre, une part pour chacune et une pour moi. La pomme n’ayant pas suffit, j’y avais ajouté une grenade.

 

La beauté est aussi explosive que le mythe ; il faut manier les deux avec précaution. Je continue ma vie de roi régnant sur les princesses du placard, seulement ponctué des quelques surboums où j’invite aussi les abeilles. Parfois, Je crains que tout ceci ne soit que feux d’artifice. 



                                                                                                             ************

 

Ça déménage

 

Le hayon de la camionnette se referma avec un bruit de casserole expérimentant la loi de la chute des corps. Le véhicule était ancien, ça s’entendait. Les fermetures d’une voiture moderne font « brouf », celle d’une beaucoup plus ancienne font « clang ». On sent que les ingénieurs se sont longtemps penchés sur la question et ont trouvé des solutions qui améliorent grandement la pratique du voyage.

Il avait fallu longuement étudier l’agencement des objets à l’intérieur de cet utilitaire vieillot, loué à une agence qui faisait des prix. Tout devait rentrer, bien que, tout, ça ne faisait pas grand chose. Tout ce que j’avais accumulé dans cet appartement depuis mon divorce, 13 ans auparavant. J’avais tout laissé à ma femme, sauf ma bibliothèque, nécessaire à l’écriture de ma thèse, et ma voiture, indispensable pour aller au boulot. La camionnette contenait donc : un matelas mousse à deux places de piètre qualité, un lit Conforama démonté, deux fauteuils pliables fait d’une toile tendue sur une armature en bois blanc, une batterie de cuisine élémentaire, une table de cuisine en bois clair et les bancs assortis, un bureau de bois sombre récupéré de mon enfance, et un fauteuil de bureau en cuir, made in China, seul luxe modeste que j’avais pu m’autoriser depuis.

Dans la voiture­ – oui, moi j’allais prendre ma voiture, une 205 bordeaux diesel – j’avais réussi à fourrer l’énorme télé que j’avais achetée d’occase à un pote de lorraine, aussi profonde que large. J’avais longtemps résisté à l’acquisition de cet accessoire diabolique, mais la présence de ma fille chez moi tous les week-ends m’avait décidé. Le samedi soir, c’était Disney Chanel. Nous le regardions ensemble et je tenais ensuite que nous ayons un débat, comme au ciné club. C’était l’antidote à la diablerie.

Le reste de la place était occupé par les fringues et quelques menus objets.

Daniel s’installa en souriant au volant de la camionnette et moi à celui de la voiture. La quarantaine débonnaire, ce type là souriait tout le temps. Sa calvitie largement avancée soulignait la rondeur de son visage, secondée par une énorme touffe de cheveux frisés débordant sur les oreilles et dans le cou. Ça lui donnait un air de clown, et en effet, il ne dédaignait pas de faire le clown. 

Finalement, ça s’accordait pas mal avec mon pull à manches dépareillées, une rouge et une verte, avec mes moustaches à la Dali et avec mon deuxième prénom, Auguste.

Clang. Brouf. Un petit regard de connivence à travers les vitres, et nous pouvions partir, moi en tête, montrant le chemin. Direction : la creuse, et plus spécialement l’hôpital psychiatrique de Saint Vaury.

 

 

 

 

Comme attendu, Daniel se tenait sur le seuil avec une bouteille de rouge à la main.

– tu m’as bien dit que tu faisais une morue au vin rouge ?

– oui et en principe ça se boit avec du rouge.

Je laissais entrer le bonhomme que je connaissais bien sans le connaître vraiment. C’était la première fois que je le recevais. Je le connaissais bien par tout ce que m’en avait dit sa femme, Gisèle, depuis qu’elle était ma maitresse. Mais c’était ce qu’elle m’en avait dit, et je voulais en avoir le cœur net.

Une fois que je l’eu installé avec un verre de muscat de Beaume de Venise à la main, j’attaquais directement.

– bon, Daniel, je sais que tu as quitté ta femme et demandé le divorce.

– oui, c’est vrai, et moi je sais que tu as quitté ma femme, sans demander quoi que ce soit. 

– bien, repris- je, nous pouvons donc nous parler.

– ça me paraît possible en effet.

– alors, voilà, quand j’ai rencontré Gisèle, donc ta femme, elle ne m’a fait aucun mystère de ce qu’elle était mariée avec toi. Mais elle avait ajouté que ça n’avait aucune importance, car vous faisiez chambre à part. Elle ne restait qu’en attendant que vos enfants soient plus grand, elle ne voulait pas les traumatiser, les pauvres chéris. Alors je suis resté trois ans et demi avec elle, trois et demi pendant lesquels elle m’a fait chier grave avec les we qu’elle devait passer en famille, les vacances qu’elle ne pouvait pas passer avec moi, ou alors une durée minimale, et tout un tas d’autres choses que je te raconterais en temps utile. Mais d’abord je voudrais savoir : c’était vrai cette histoire de chambre à part ?

– non, bien sûr.

Je venais de prendre une enclume sur la tête.

– alors vous avez baisé régulièrement pendant toute cette période ?

– oui, évidemment. Plus qu’avant même, et mieux. J’étais très jaloux de toi bien sûr, mais le soir, quand elle rentrait de chez toi vers minuit, une heure, eh bien je la prenais tout de suite, là, dès son retour. Je prenais ma revanche, tu comprends ? Elle sortait de tes bras, mais c’était chez moi qu’elle rentrait. Par contre moi, je voudrais savoir un truc. Elle m’a toujours dit que si elle allait te trouver, c’était pas tellement pour baiser, c’était surtout parce que tu étais un grand intellectuel et qu’elle adorait discuter avec toi. Je suppose donc que c’était faux aussi.

– c’est vrai. Enfin, c’est vrai que c’était faux. On baisait comme des castors parce qu’elle me disait qu’avec toi, ça n’avait jamais été génial et qu’elle avait préféré laisser tomber. D’ailleurs elle m’avait dit qu’elle avait baisé avec un autre type la veille de son mariage avec toi. Tu le savais, ça ?

– Ah non, première nouvelle. Par contre elle avait eu d’autres amants avant toi et ça, elle m’en avait parlé.

– et tu as d’autres trucs à me dire, encore dans le genre ?

– oh si tu veux….Elle baisait pas seulement en rentrant de chez toi, mais parfois juste avant que tu viennes la chercher. C’est là que c’était le meilleur. Tu te souviens, tu sonnais chez moi, je t’ouvrais, je te disais que Gisèle n’était pas prête et je t’invitais à prendre l’apéro en attendant. Eh bien c’était parce que Gisèle prenait une douche. On venait de baiser, elle allait pas aller chez toi pleine de sueur et de… enfin tu comprends.

– oui, oui. Je comprends d’autant mieux que, tu vois, parfois, quand je venais de la prendre chez toi, dans la voiture je sentais que quelque chose n’allait pas. Je lui demandais naïvement ce qui s’était passé pour qu’elle soit si nerveuse, ou si peu attentive ou, enfin, je ne sais plus, un je ne sais quoi d’indéfinissable qui me donnait l’impression qu’elle était là sans être là. Après plusieurs tentatives elle finissait par dire quelque chose du genre : bon il faut que je t’avoue un truc. Je disais : bon, ben, tu vois bien alors c’est quoi ? – je viens de me disputer avec Daniel – eh bien pourquoi n’en parles tu pas ? C’est la meilleure façon de crever l’abcès.  Alors elle me racontait je ne sais quel truc sur vos sempiternels désaccords. Ça brisait la glace, ça la faisait revenir vers moi. En fait c’est donc tout simplement que j’avais senti qu’elle venait de baiser avec toi.

– ça devait être ça, oui.

Daniel pris une gorgé de muscat avec un plaisir non dissimulé.

Je poursuivis, amer :

– elle me disait que j’étais le grand amour de sa vie. Que tu n’étais qu’un reste du passé avec lequel elle ne restait que pour les enfants.

Et Daniel de renvoyer la balle :

– elle me disait que le grand amour de sa vie, c’était moi, que tu n’étais qu’une passade, qu’il fallait juste que je sois patient.

– toi au moins tu savais. Le vrai trompé dans l’affaire, c’est moi.

– mais je ne savais pas tout. Cette affaire que vous baisiez comme des castors je n’en savais rien. Qu’elle te disait que tu étais l’amour de sa vie, je n’en savais rien.

– et des fois, Gisèle débarquait chez moi à l’improviste. Elle disait : « j’ai réussi à échapper à Daniel ! j’ai une demi heure ! » Elle se foutait à poil dans le couloir et se jetait sur le lit les pattes écartées en disant viens vite mon petit amour ! C’est dans ces moments là qu’elle était la plus excitée. Elle disait qu’elle t’avait volé un demi heure.

– tiens c’est marrant ! Elle disait la même chose quand elle était censée être avec toi et qu’elle débarquait en coup de vent à la maison : « j’ai réussi à voler une demi heure à Richard » !

 

Le Creusot. À peu près le mitan entre Besançon et Saint Vaury. Nous étions partis depuis le matin et un restau me fit de l’œil depuis le bord de la route. Son parking était désert, malgré l’heure adéquate. Facile, pour garer la camionnette. Docile, Daniel suivi. Clang. Brouf. Nous nous retrouvâmes devant la nappe blanche d’un routier, à discuter discrètement des charmes de la serveuse une fois qu’elle s’en fut allée avec notre commande. 

– N’empêche c’est Gisèle la plus belle, n’est ce pas, Daniel ?

– Bien sûr que c’est la plus belle. ça le restera longtemps. Tu ne t’es toujours pas retrouvé quelqu'un ?

– oh ben non. Et d’ailleurs, toi non plus.

– non

Un silence s’installa pendant lequel un convoi d’anges heureux passa longuement au dessus de nos têtes.

– c’est vachement sympa de m’avoir aidé pour le déménagement, Daniel. 

– oui, ça, c’est normal. C’est surtout sympa que tu aies trouvé ce poste dans la Creuse.

– c’est un peu loin quand même. 600 bornes ! Enfin je vais pas faire la fine bouche, après 4 ans de galère. J’aurais pu dire 4 ans de chômage, mais en fait non : tu sais que pendant tout ce temps là j’avais réussi à maintenir le navire à flot grâce à de multiples temps partiels, heures de vacation, et même, la dernière année, un mi-temps en tant que concepteur rédacteur dans une agence de pub. Les places de psychologues sont rares. il avait bien fallu trouver quelque chose à faire pour payer le loyer, la pension de la gamine, les weekends au ski ou à la planche à voile. L’enfermer dans mon appartement tous les weekends au prétexte d’être ensemble n’était pas une solution : là aussi, il avait bien fallu trouver quelque chose pour nous occuper. Enfin, tu en sais quelque chose puisque tu venais quelques fois en vacances avec nous, toi et ta fille.

Bref tu vois, c’est un soulagement pour moi, ce travail à plein temps. 

– je n’en doute pas, mais, dis moi, si tu as eu tant de mal à trouver du travail pendant 4 ans, c’est pas parce que tu étais un peu bloqué par Gisèle ? Tu ne voulais pas quitter Besançon, en fait non ?

– tu rigoles ! tu sais pas ce que c’est de courir derrière un boulot. Toi tu es prof dans l’éducation nationale, tu es fonctionnaire, tu es en sécurité. Et puis tu avais ta femme à la maison, donc pas de lézard.

– si, y’avait un gros lézard : toi.

– oui, mais un lézard qui était prêt à se laisser couper la queue pour s’enfuir si on lui avait proposé un poste à pétaouine. Je l’ai cherché comme un malade, ce poste. Tu n’imagines pas ce que c’est ! ça fait 4 ans que je n’hésite pas à me déplacer pour des entretiens aux 4 coins de la France. 4 ans de galère, quand même, où ma confiance en moi et en l’avenir a été sérieusement mise à mal. Je n’aurai jamais dû quitter ma place de fonctionnaire, quand je travaillais à l’hôpital de Lorquin.

– oui au fait, rappelles-moi, pourquoi tu l’avais quittée cette place ? Encore une histoire de femme, je parie.

– c’est vrai qu’il y avait une histoire de femme, mais elle n’aurait pas empêché que je reste là bas, non c’était l’histoire de ma fille. Toutes les semaines faire 250 kms pour venir la voir. 250 kms en train avec un appartement à chaque bout, un à Lorquin dans l’hôpital même, et l’autre à Besançon, pour recevoir ma fille tous les WE. Une voiture à chaque bout, parce que la gare de Sarrebourg est à 20 kms de l’hôpital, sans autre moyen de transport, l’autre à Besançon parce qu’avec une gamine en bas âge, si on ne peut pas la transporter ici et là, on ne peut rien faire. Alors, dès que j’ai trouvé ce ¾ temps à Pontarlier j’ai démissionné de ma sécurité de fonctionnaire. C’était le privé, mais c’était seulement à 60 kms de chez moi. Je pouvais rentrer tous les soirs, n’avoir plus qu’un appartement et une seule voiture.

– ben oui, et alors ?

– il a fallu que cette connasse de médecin chef, qui m’avait apprécié quand j’étais vacataire, le samedi matin, pour les heures que je faisais en plus de mon plein temps, qui m’avait même félicité pour mon boulot dont elle pouvait apprécier les résultats en recevant les parents des enfants que j’avais en thérapie, il a fallu que cette connasse s’aperçoive que je ne faisais pas des séances de ¾ d’heure. En fait, je faisais des séances adaptées à chaque enfant. Ça pouvait aller de ¼ d’heure à une heure. Mais elle était strictement SPP, l’école où les séances sont codifiées à 45 minutes : hop, viré sur le champ. C’était il Ya 4 ans. C’était le privé et elle avait pris soin de me signifier la chose juste trois jours avant la fin de ma période d’essai. Pas d’indemnité de licenciement, pas de chômage.

 

 Bon, allez, un café, et clang, brouf. Y’a encore de la route à tailler.

 

Evelyne se tenait devant moi à contre jour, devant le fenêtre du dispensaire de Saint Avold, 75 kms de Lorquin, Hôpital psychiatrique de Lorraine. La lumière détaillait sa fine silhouette. Un chemisier mauve vaporeux laissait vaguement deviner son absence de soutien gorge. Une grande jupe blanche, légère et maculée d’immenses taches en diverses nuances de bleu, laissait voir la moitié de sa cuisse par la fente généreuse de sa structure. Son admirable tête blonde aux cheveux hyper courts était penchée sur l’épaule, comme une gamine en quémande d’un objet impossible.

– excuses-moi Evelyne, mais il faut vraiment que je te dise un truc. Tu peux pas continuer à t’habiller comme ça quand tu travailles.

– c’est quoi, ces remarques de vieux con ?

– non, ailleurs, tu t’habilles comme tu veux, je trouve ça charmant, mais à l’hôpital, ou ici, au dispensaire, c’est dangereux.

– ahah ! Ouiiii, les femmes sont un danger pour l’homme !

– Je rigole pas Evelyne, plusieurs malades m’en ont parlé. En particulier Lucien, qui est sorti il y a pas longtemps, et Jacques, que tu suis ici. Jacques, surtout, il m’a dit : mais qu'est-ce qu’elle veut, celle-là, à s’habiller comme ça ? Elle me tourne autour, c’est sûr ; mais c’est énervant, elle fait durer, elle fait durer, et rien ne vient. Lucien lui, il m’a dit qu’il trouve que tu es la plus belle fille du monde. Il ne rêve que de toi.

– bon, eh bien je suis flattée. Grand bien leur fasse. Dans le boulot, je sais rester pro.

– mais non enfin ! En t’habillant comme ça, tu ne restes pas pro. Ils sont dans un état un peu trop centré sur eux mêmes, tu devrais t’en être rendu compte. Ils ne peuvent pas penser ça autrement que comme un signal, voire une demande que tu leur adresses.

Evelyne se leva de sa chaise et se dirigea vers moi. Elle s’assit à califourchon sur mes cuisses et m’embrassa goulument. En se décollant de ma bouche elle ajouta :

– tu crois pas qu’ils savent que dans cet hôpital, ça t’est réservé ?

– eh ! ça a n’a pas toujours été le cas. Tu as longtemps été avec le médecin chef. Ça, je crois qu’ils savent.

– oui, oui, cher Bernard. Je le crois d’ailleurs un peu jaloux en ce moment.

– oui. Et tu sais bien qu’il n’est pas sans me causer quelques difficultés, maintenant. Il ne veut plus que je dorme ici, au dispensaire de Saint Avold. Mais merde, rentrer tous les soirs à Lorquin, 75 kms, alors que je retravaille le lendemain ici, c’est chiant quand même. Il sait bien que toi aussi tu dors là quand tu es de service de nuit.

 

Quelques semaines plus tard, on m’apprenait la mort d’Evelyne.

On avait sonné, tard le soir, alors qu’elle était seule de garde. Lucien voulait absolument la voir. Pour mettre un terme à ses coups de sonnettes incessants, elle avait ouvert. Elle avait accepté de le recevoir pour un entretien, au premier étage. Il l’avait frappée à la tête avec un broc à eau en métal. Plusieurs fois. Puis, il s’était acharné sur elle avec un couteau. 24 coups de couteau, avait dit la police.

Les faubourgs de Guéret. Quelques petits kilomètres après, l’hôpital de Saint Vaury. Brouf. Clang.

J’avais obtenu qu’on me loge provisoirement dans ses locaux, en attendant que je me trouve un logement personnel. Le gardien m’indiqua un appartement de fonction situé juste derrière son poste de garde vitré. Normal, ce devait être un logement réservé aux internes de garde. Daniel m’aida à y installer mon barda. Une solide poignée de main, Une chaleureuse embrassade, un sourire. Clang.

Je restais seul.

Je ne savais pas encore les drames que j’allais vivre dans cet hôpital, et qui allaient rester ancrés dans ma mémoire jusqu’à aujourd’hui comme de cuisants traumas.  


                                                                                                      ************

Écriture sur bois

 

L’échographie montrait quelque chose ressemblant à un ciel lunaire. De l’extérieur c’était une femme de dos. Mais là on voyait distinctement la terre, dans toute sa bleuité, se détachant nettement sur la nuit noire de l’espace. Un mouvement animait pourtant ce noir, un mouvement tournant en spirales de plus en plus resserrées, comme vers l’étreinte amoureuse d’un trou noir. Visiblement un homme avait laissé son empreinte digitale. Un homme ou une créature vivante quelconque, pour le moins. À moins que ce ne soit dieu lui-même. Il avait bien fallu quelque chose d’extraordinaire pour que le ventre de Catherine, qui avait mal depuis plusieurs jours, offre cette étrange vision depuis l’espace extérieur, depuis la lune.

Lorsque la croyance en dieu ne représente plus qu’un vague pointillé même plus à découper selon, il ne reste pas grand chose pour expliquer la transformation d’un utérus en télescope lunaire. 

Le DR Séropo demanda à Catherine de s’appuyer sur sa colonne d’air afin de grossir encore un peu l’image. La terre s’enfuyait de plus en plus dans les spires d’attraction du trou noir, et devenait de plus en plus petite. Il ne voulait pas louper le moment crucial où elle franchirait l’horizon du trou, c'est-à-dire le point de non retour, ce moment où elle s’effilocherait comme une peinture chinoise usée jusqu’à la corde que l’on aurait voulu tendre par un bambou trop lourd.

Obéissante, Catherine s’était mise à respirer comme on accouche. Elle n’avait peut-être pas bien compris la consigne relative à sa colonne d’air mais, dans sa position, cela lui semblait cohérent. Quant au grossissement télescopique, le Dr Séropo n’était pas sûr que ça marche, mais quant à la façon de procéder, il n’avait pas vu les choses ainsi. Évidemment, il était un homme : il ne pouvait pas comprendre.

 

L’ombre de la lune passa une dernière fois sur la terre tourbillonnante. Elle fuyait de plus en plus vite dans le noir, laissant derrière elle la trace argentée d’un serpent céleste laissée dans un écriture sur bois. Suivant la respiration de Catherine qui s’accélérait, la planète bleue s’éloignait irrémédiablement, par saccades, comme un grand huit qui ralentit puis plonge dans l’abîme, ralentit à nouveau en gravissant la pente, puis replonge encore plus vite.

Brutalement, Catherine expulsa par les voies naturelles une terre grosse comme une orange. 


Richard. A  Juillet 2017



                                           




 

Lot Mai 17

  

http://aphanese.viabloga.com/news/lot-mai-2017    (lien vers les photos)


Le muet et la belle aveugle

 Je veux que sur ma tombe on écrive enfin

Qu’en fin de compte j’ai trouvé ponctuation

Au texte d’une vie vécue par un muet pantin

Qui de parole n’avait point d’articulation.

Je souhaite que de la pierre qui pourtant ne dit rien

S’élève un chant, sans portée, sans clef et sensitif

Qu’une aveugle lirait, passant un doigt serein

Suivant les ruisseaux ivres d’un sculpteur réflexif.

Du fond de mon néant, je la verrai si belle

D’Exciter sans savoir ma peau devenue marbre

Que j’en oublierai bien les fatales ficelles

Qui m’ont conduit ici, ayant quitté mon arbre.

Détaché de son cœur par un Gepetto sombre

Je lui rendis l’humeur la gaité et la vie

Bien que ne parlant pas, muet comme un concombre

Et mu par des attaches qu’il noyait dans l’oubli.

Alors, oui, belle aveugle, laisse surfer ton doigt

Ne sens-tu pas mon nez qui à nouveau s’allonge

Qui du profond trépas s’érige vers tes appâts

En parfumant l’azur du désir où je plonge ?

Au delà d’une vie qui ne fût qu’esclavage

Je m’aperçois enfin que je ne suis pas de bois.  

Ce sursaut salvateur ne serait que lavage

De la tache inutile qu’est l’absence de voix.

Il n’Y a point de ponctuation qui ne vire, gueule à sa façon.

Il n’Y a point deux points, qui sont d’explication.

Il n’y a point d’esbroufe, ni point d’exclamation

Dans le silence cru qui met pause à l’action

Il n’y a de vrai point que d’interrogation.


Cygne et sens

Lors de mon premier voyage en Chine pour le colloque de Chengdu, en 2002, je n’étais encore pas rompu aux voyages internationaux. J’étais allé une fois en Thaïlande, et c’est à peu près tout. J’éprouvais quelque angoisse face à la découverte d’un pays dont j’avais à peine entendu parler, au point de n’avoir même jamais entendu prononcer le nom de la ville où nous allions : Chengdu, capitale du Sichuan, ravissante petite bourgade de un million d’habitants, 10 millions en comptant la banlieue. 

Et surtout je n’y allais pas en touriste, mais en participant du premier colloque international de psychanalyse qui allait s’y dérouler. J’allais devoir rencontrer des chinois, et je n’avais nulle envie de louper cette rencontre. C’était trop important pour la diffusion de la psychanalyse en Chine et, par ricochet, pour ma propre position dans le mouvement analytique français.

Je m’étais donc précipité sur la méthode Assimil du chinois et sur tout ce qui pouvait m’apporter quelque information sur l’empire du milieu, sa géographie, son histoire, son économie, sa culture. Je n’avais eu que six mois pour m’y plonger. Juste le temps d’assimiler quelques borborygmes de base, Ni hao, bonjour, zai jian, au revoir, xiéxié, merci. Wo pu shuo han yu, je ne parle pas le chinois. Et campei l’équivalent de notre « à votre santé ». En fait, littéralement, cela veut dire « cul sec ». Ça revient au même, puisque ça accompagne la célébration festive des retrouvailles où, au lieu d’entrechoquer les verres, on s’envoie sa rasade d’alcool de riz à 56 (wu shi leo) degré d’un seul coup dans le fond du gosier.

On nous avait appris qu’il était de coutume, au cours d’un repas, de se lever, de désigner parmi les convives quelqu'un que l’on souhaite honorer en levant son verre et en lui lançant d’une voix forte : campei ! Alors l’autre se lève aussi et on vide son godet ensemble d’un coup. La séquence peut se produire plusieurs fois de suite, unissant divers couples du tour de la table, parmi les huit personnes qui s’y trouvent toujours.

Après divers préparatifs aussi enthousiastes qu’inquiets, un airbus A 320 de la compagnie Air China nous transporta à Pékin (Beijing). Je dis nous car j’avais pris au passage sous mon aile Martine, la nouvelle copine super mignonne que je venais d’adjoindre à ma vie. De Beijing, un autre airbus plus petit nous fit traverser la Chine en sens inverse, vers l’ouest, pour rejoindre Chengdu. À l’époque, il n’existait aucune liaison directe entre l’Europe et Chengdu.

L’avion nous laissa sur un tarmac d’où s’avança un escalier motorisé, instrument utile à toucher le sol sans dommage.  Rien à voir avec les aéroports de Paris, ni avec le futur aéroport de Chengdu que j’ai connu quelques dix ans plus tard, largement aussi grand que Roissy, si ce n’est plus, avec ses couloirs satellites couverts qui viennent vous chercher dans l’avion pour vous propulser dans les bâtiments sans craindre quelque intempérie que ce soit. Nous empruntâmes donc cet escalier mobile et firent à pied le trajet vers l’univers étrange qu’il allait falloir affronter. Des étudiants de l’université nous attendaient avec des pancartes à nos noms. Je fus surpris de découvrir que nombre d’entre eux parlaient le français. J’eu vite fait d’apprendre que pour eux, la France était le nec plus ultra de la psychanalyse, et qu’ils rêvaient tous de venir en France pour faire une analyse personnelle et un doctorat.

Drôle d’histoire. Et drôle de méprise. Pourquoi la France serait -elle ainsi reconnue, ainsi qu’au Brésil, autre contrée où je me suis ensuite rendu très souvent, et où la plupart des gens qui s’intéressaient à la psychanalyse parlaient aussi le français.  La réponse tient sans doute en une personnalité : Lacan, le dandy hyper intello de la psychanalyse française, que justement, les français ne comprenaient pas non plus. Ces chinois, ces brésiliens, ces argentins, et tant d’autres, tenaient à pouvoir lire Lacan dans le texte, afin de se rendre compte par eux même du génie du dit rénovateur de la psychanalyse. Très souvent j’ai entendu cette phrase : « je voudrais comprendre Lacan comme les français le comprennent » à laquelle je répondais invariablement : « ça tombe bien les français ne le comprennent pas non plus ». J’avais assez entendu de français me dire : « Lacan c’est du chinois ! ». Bien sûr, beaucoup ne se reconnaitront pas dans mon dire, tous ces gens qui pensent avoir compris quelque chose à Lacan.

Comme quoi le malentendu est l’essence de la communication. Il se trouve que cette phrase, je la tiens de Lacan, ce qui ne veut pas dire que j’y ai compris grand chose d’autre, malgré 40 ans plongé dedans jusqu’au cou. Le « Lacan » est plus incompréhensible que le chinois. Mais, à la différence du chinois, j’ai fini par acquérir la conviction qu’en fait,  le soi disant génie de la psychanalyse ne voulait rien dire, ne faisant que tourner autour du pot dans un immense blabla étonnamment complexe, extraordinairement architecturé en cathédrales absurdes, où les voutes romanes le disputent aux ogives gothiques, où les façades baroques étalent leurs volutes de pure esthétique, ou le transept se transfère en chœur, les chapelles latérales en autel  principal, les piliers de devant en piliers de derrière, le tout sous l’œil cyclopéesque d’une chatoyante rosace.

En bref : ce n’est pas parce qu’on se parle que l’on se comprend.

Nos étudiants chinois tout frétillant de côtoyer des psychanalystes français, des gens qui, pour eux, avaient touché la tunique du grand homme,  nous entrainèrent dans un hôtel traditionnel du cœur de la ville. Endroit charmant où les bâtiments aux toits qui rebiquent vers le ciel entourent une cour carrée où glougloute un jet d’eau. Pour le pittoresque, c’était parfait. Pour le confort, c’était à revoir. Pour entrer dans notre chambre, nous devions toujours demander l’énorme clef à la matrone chef d’étage qui veillait sans cesse, avec son trousseau à la ceinture. Pas trop difficile de faire comprendre cela, même sans idiome commun… encore fallait-il la trouver, ce qui était loin d’être évident. Le mur de la chambre donnant sur le couloir était vitré à mi hauteur, ce qui lui permettait de garder un œil sur ses ouailles, ne nous laissant que peu d’intimité. Enfin les chiottes étaient extérieures à la chambre, communs à deux étages, et dépourvus de portes, comme c’était encore la coutume à l’époque en Chine. Dans une grande salle puante, de simples murs en U, d’à peine un mètre de haut entouraient des  trous dans le sol. Et Inutile de chercher du PQ. Ces choses là ont disparu, de nos jours, du moins partout où je suis passé.

En bref : ce n’est pas parce qu’on ne s’entend pas du côté de la bouche que l’on se comprend mieux du côté de l’anus.

Après trois nuits dans cet hôtel au charme traditionnel si pittoresque, nous demandâmes à migrer à l’hôtel international ultramoderne qui abritait aussi le colloque. Avec, comme chez nous, des chambres bien isolables munies de WC et de salle de bain, dont nous pouvions garder la clef.

Mais le premier soir, une fois nos valises posées et la clef dûment remise à la matrone de l’étage, on nous entraina, moi, ma compagne et tous les psychanalystes du colloque, dans un périple à vélo qui se conclut dans une immense restaurant où nous devions déguster notre premier vrai repas chinois. Pendant le trajet je n’avais pas manqué de faire étalage du peu de chinois que je connaissais : « zhe shi shenme tongshi ? » demandais-je à tout propos… « qu'est-ce que c’est que ce truc là ? » . Je ne comprenais rien à la réponse si elle venait en chinois. Par contre, elle venait souvent en français de la part des étudiants qui nous guidaient.

Je me faisais une joie de cette plongée dans une culture dont je n’avais touché du doigt le moindre équivalent. Ce ne sont pas les restaurants chinois francisés de Paris qui auraient pu me duper sur la chose. Nous allions donc déguster ce dont les sichouanais raffolent, une fondue chinoise. La table ronde aux huit convives, incontournable en Chine, est ici creusée en son centre de deux marmites concentriques. Dans la plus extérieure, on verse un bouillon de légumes très épicé. Dans la centrale le bouillon est moins épicé. Quelle subtilité ! Nous allions pouvoir gouter aux gradations du plaisir. Sur une table roulante qui arrive ensuite s’étale une grande variété de légumes, viandes et poissons découpés, crus, n’attendant que notre bon vouloir pour piquer une tête dans le bouillon de notre choix.

Avant de me lancer dans l’aventure, je me souvins des leçons de culture chinoise et je me levais, un verre de tsingtao à la main. Commencer l’exercice par de la bière me semblait plus prudent. Je choisis un étudiant à la tête sympathique et je lui adressais quelque éloge de circonstance en le ponctuant du fameux « campei ! ». Il se dressa un peu raide derrière ses grosses lunettes à montre noire, me retournant mes compliments, en chinois. Nous ne nous étions pas compris, mais nous nous comprenions : il ne s’agissait pas de se comprendre mais d’accomplir un rite en commun. Il s’agissait de parler une sorte de langue très élémentaire dont le sens aurait pu se résumer à « bienvenue ». « campei ! »

Je me rendis compte par la suite que ces formalités anciennes étaient très rarement employées. Combien de fois me suis je ensuite retrouvé à une tablée de chinois sans que personne n’ait l’idée de mettre en œuvre le rite. J’avais appris quelque chose de la culture, mais je n’avais pas compris que ce n’était pas forcément applicable partout et tout le temps.

J’optais ensuite pour des tranches de lard bizarre, assez éloignées de ce que nous connaissons. Beaucoup de gras et très peu de maigre. Je les fis disparaître dans le bouillon le plus épicé : je n’avais pas peur de l’aventure, moi ! J’étais amusé, en remuant la sauce, d’y voir flotter de grandes branches de poivre de Sichouan, parées de leurs petits fruits noirs. Complément indispensable du piment, m’expliqua-t-on. Ah, parce qu’en plus du poivre en abondance, il y a du piment ? bien bien, nous verrons.

Après la première bouchée, j’ai mis une heure pour m’en remettre. Incapable de mettre quoi que ce soit d’autre dans ma bouche, ni d’émettre quelque son que ce soit à part : arrrrgggghhhh. Tous le pompiers du Sichouan n’auraient pas suffit à éteindre l’incendie que les Sichouanais avaient allumé dans ma bouche. À travers des larmes incoercibles, je voyais les amis chinois plein de compassion l’égard de cet occidental qui n’avait pas saisi cet aspect fondamental de l’art culinaire. À la mamelle de l’empire du milieu, le pis ment.

Bref, ce n’est pas parce que l’on partage des rites que le corps accepte de se plier à une autre culture.

Malgré les partages, la plupart des psychanalystes et étudiants, français et chinois, développent cette idée que la différence des cultures implique une différence d’inconscient. La plus grande incompréhension réside surtout entre ceux, français et chinois, qui croient en cette division, et ceux français et chinois, qui pensent que l’inconscient est bien plus profond que les coutumes culinaires, excrémentielles et rituelles, qui ne concernent au fond que la superficie de la vie quotidienne, et non les arcanes inaliénables de la génération, de la différence des sexes et du gout de l’inceste, autrement pimenté que celui de toute cuisine. C’est une langue fondamentale, commune à tous les humains.

Je n’ai pas réussi à apprendre le chinois. Par contre je parle volontiers l’onirique, (rien à voir avec l’ornithorynque) et la langue des signes. Je passe en effet beaucoup plus de temps sur les bords de la Seine qu’en Chine. Les cygnes sont de grands animaux aux lents déplacements noble et romantique, qui consentent parfois à mourir sur la scène, mais celle de l’opéra. Leur blancheur leur confère une attitude un peu hautaine qui les rend difficile à aborder. Les canards sont plus familiers. C’est avec eux que j’ai appris la langue des cygnes. C’est pour ça que je la parle, mais avec un accent. 

 


Le chat

 Gus se demandait pourquoi il ne pouvait pas y avoir de chat à la maison. Quelque fois le chat du voisin venait se faufiler dans le jardin. Un animal roux à rayures tirant sur le brun. Une sorte de tigre d’appartement. Parfois il venait à lui directement se frotter contre ses jambes. Parfois il devait lui courir après le long de la haie, le long du muret qui bordait la route. Le chat se dérobait Gus ne comprenais pas pourquoi il ne voulait pas jouer avec lui. Quand il était câlin et tranquille, Gus le caressait un peu pour lui souhaiter la bienvenue, puis se précipitait dans la maison pour revenir bientôt avec une petite assiette pleine de lait et une balle. Il savait que le chat aimait courir après la balle et sauter aussi que possible quand il la faisait rebondir. Le chat appréciait le lait, toujours, et les jeux, parfois quand ça lui chantait.

Sa mère lui avait expliqué un jour que son père était allergique à tout poil d’animal. Donc, pas de chat à la maison, interdit ! l’année d’avant, un chat blanc tout sale était venu trainer près du cellier. À la lenteur et à la maladresse de ses déplacements, Gus avait vite repéré qu’il était aveugle. L’un des yeux était fermé, la trace d’une griffe barrant en oblique la joue et le front. L’autre semblait écrabouillé dans le fond de l’orbite. Il en avait parlé à sa mère, qui suivit son fils dans le sentiment de pitié que faisait naitre l’animal. Ok ce chat pouvait être toléré dans le jardin, et même sous l’appentis, et on allait le nourrir régulièrement. Mais pas question qu’il rentre dans la maison ; les crises d’asthme du père pouvait être terrifiantes.

Pas seulement ses crises d’asthmes, avait complété Gus dans sa tête et dans une demi conscience. Il venait de penser aux crises de colère de son père, qui pouvaient éclater pour un rien, ou pour l’exigence d’une chose à faire dans l’instant, tout de suite. La fureur de sa voix et la répétition du « tout de suite », sans réplique, le faisait galoper dans ces injonctions excessives, sans discuter, dans l’instant, tout en supportant la sensation d’un fluide froid qui lui descendait dans le dos, parfois jusqu’à passer entre ses jambes pour lui saisir ses petites couilles de petit garçon. 

Alors le chat interdit était d’autant plus fascinant.

À peine trois mois plus tard, en rentrant de l’école, il avait reconnu le poil blanc encore plus sale du pauvre chat aveugle, étalé sur la route, à l’état de galette. Une boule lui était venue dans la gorge. Il était rentré à la maison comme s’il n’avait rien vu, droit dans bottes, attentif à tout faire comme d’habitude. Pourtant, rien pu dire à maman, rien pu avaler du gouter.

L’arrivée du chat roux avec tout pour l’enchanter. Celui-là ne déclenchait aucune pitié. Son indépendance avait même quelque chose de très frustrant. Gus le guettait à tous ses retours d’école, et gardait un coin de l’œil sur la haie, tout en jouant dans le bac de sable attenant au mur de la maison. Monsieur faisait son difficile. Monsieur avait plus l’air d’être en quête de souris que de petit garçon pour jouer. Alors Gus se réfugiait dans le bras de maman qui malgré son boulot, parvenait quand même à être plus disponible que le chat. D’ailleurs il n’osait pas en parler. Il lui semblait que la moindre parole risquerait de déclencher l’ire de son père et, malheureusement, la défense de sa mère qui sur ce coup là, suivait le père. Elle avait elle aussi été affectée par la mort du chat blanc. Il le savait, elle en avait parlé, elle. Il n’avait pas su quoi lui répondre. Juste, elle l’avait serré très fort dans ses bras dans le bain bien chaud qu’ils prenaient ensemble. C’est là où elle en avait parlé.

Un jour qu’il baillait aux corneilles, satisfait du château de sable qu’il venait de construire, il aperçu le chat roux longeant la haie comme un voleur, en même temps que retentissaient d’inhabituels feulements. Il se rapprocha à pas de loup,, se posta derrière le troncs du vaste pommier,  et observa le manège. En fait, le chat n’allait pas quelque part : il allait et venait le long de la haie, comme pour marquer un territoire. Les feulements étranges ne cessaient pas. Soudain par un trou du feuillage, Gus aperçu un forme sombre tapie juste de l’autre côté. Un autre chat, diaboliquement noir. Il bondit par le trou sur le roux au moment où il passait devant lui. Ce dernier sauta de côté pour se jeter aussitôt sur son rival, la gueule ouverte. L’autre s’enfuit un mètre plus loin, puis revint à la charge comme un éclair noir. Le roux fit volte face, traversa le jardin à grands bonds, suivi de l’autre. Ils disparurent derrière le muret de la route.

Gus ne revit pas le chat roux pendant un bon moment. Puis il revint. Tout heureux, Gus repris le rituel : l’assiette de lait, la balle. Il ne s’en lassait pas, et le rouquin se montrait moins farouche, à sa grande satisfaction.

Quelques mois passèrent. Le printemps touchait à sa fin et l’été s’annonçait en avance. Gus passait beaucoup plus de temps dans le jardin. Il surveillait les framboises et les fraises qui poussaient dans le petit carré qu’il avait jardiné avec sa mère. C’est en cueillant un de ces délicieux fruits rouges qu’il vit arriver le chat roux vers lui, dans cet endroit où il n’avait pas l’habitude de venir le chercher. Il sentit physiquement ses yeux s’écarquiller d’étonnement. Le chat roux n’était pas seul. Il était suivi de deux petits chatons, deux roux et un noir. Quelque chose de confus se bouscula dans sa tête comme une catastrophe floue. Le chat roux était une chatte.

Tandis que la mignonne ronronnait en se frottant contre sa cuisse (il s’était mis à genoux dans sa quête des fruits), il éprouva comme un fluide froid qui lui descendait le long du dos ; sans qu’il pu contrôler quoi que ce soit, sa main attrapa le chaton noir par la queue, le fit tournoyer autour de lui et le lâcha avec violence en direction du mur de la maison.

 

Catastrophe temporelle

Je suis assis dans l’église des Carmes au Puy, Haute Loire auvergne. J’y suis revenu pour un pèlerinage. J’ai 55 ans, je me suis trouvé un petite amie chinoise qui a 24 ans de moins que moi et je suis venu lui montrer le lieu de mon enfance. ça faisait longtemps que j’en avais envie.je n’étais retourné qu’une fois depuis que j’avais quitté le Puy et c’était pour montrer la ville à ma fille qui a 25 ans de moins que moi.

J’aime bien revenir sur les lieux de mon enfance, comme l’assassin retourne fatalement sur les lieux de son crime. Je le fais très peu, c’est ce qui donne sa valeur à ce genre de pèlerinage, et c’est toujours pour le partager avec quelqu'un qui a une grande importance dans ma vie. C’est pour m’assurer de sa complicité. Peut-être y a –t-il encore quelqu'un à tuer, ma mère sans doute, qui m’amenait dans cette église tous les dimanches. Elle est déjà morte la pauvre dame, depuis un bon moment même, mais je n’ai pas encore complètement tué l’origine. Je crois qu’il faudra que je me tue pour ça, mais je laisse faire la nature, il paraît qu’elle s’en chargera un jour quoique j’aimerais bien lui dénier ce pouvoir inouï qu’elle prend sur moi, la salope comme ma mère a pris ce pouvoir inouï sur moi de me mettre au monde sans le vouloir, la salope. 

J’observe les vitraux colorés, sans grand intérêt artistique. Ils représentent des fleurs complétement stylisées. Il y un vitrail à fleur bleue , un vitrail à fleur rouge. Je les reconnais bien car dans mon enfance, pendant le prêche du curé auquel je ne comprenais rien, je m’accrochais à ces vitraux en détaillant chacune des volutes, histoire d’occuper mon esprit à quelque chose, dans ce grand vide rempli par la parole du curé dont je n’avais retenu qu’un mot « eschatologie ». J’ai appris dans Wikipedia il y a peu que cela signifie : discours sur les fins dernières.

Je ne vais pas dire que j’approche de la fin ça ne se fait pas, mais le discours sur es origines il ne cesse de me hanter. Le regard accroché aux volutes rouges et bleues des vitraux, je maintenais tant bien que mal mon existence, mieux je me mettais au monde tandis que ma mère m’oubliait complètement, perdue dans ses prières. C’était ma fécondation in vitraux.

Ah mais oui mais c’es que j’ai pas du avoir une naissance facile si j’ai tant besoin e comprendre toutes les origines. je sais que ma mère disait qu’elle avait eu un sein noir à m naissance, comme les trous noirs la matière noire, le roman noir, la Rome en noir en Rome en tique et en toc, bref, l’origine de Rome et sa fin, ça m’intéresse aussi. C’est parce qu’elle avait un abcès au sein et beaucoup de fièvre du coup non seulement elle a pas ou me nourrir mais en plus elle pouvait pas s‘occuper de moi c’est le reste de la famille qui a fait je pense que c‘est parce qu’elle ne voulait pas de moi la salope.

Je voulais qu’elle comprenne tout ça, X, la nouvelle copine chinoise de 24 ans de moins que moi. Parce que, si elle voulait de moi eh bien, moi, c’est ça. J’avais passé des heures à l’écouter raconter son histoire, sa petite enfance pendant la révolution culturelle, à regarder son grand père écrire tandis qu’elle n’arrivait pas à se trouver une activité. Elle aurait voulu faire comme lui, d’ailleurs il lui avait dit : tu devras être comme Gorges Sand. Son grand père était un grand intellectuel chinois un anthropologue reconnu par le régime, un grand francophile qui parlait le français avait écrit un pièce de théâtre montée à Shanghai dans les années 30, ce qui fait qu’elle était venue en France pour devenir Georges Sand, une grande intellectuelle reconnue par l’université. Et du coup elle étai complétement bloquée dans son écriture, et même dans ses lectures, car elle avait vu aussi son grand père lire pendant des heures, des jours des années. Et là elle en parvenait même pas à lire un page d’un livre. Je le dis après coup maintenant je le sais elle aura mis douze ans à finaliser sa thèse. 

Dix ans pour rompre un rituel de répétition, la copie de la vie de son grand père. et moi j’étais là pour tenter de rompre les répétitions qui trouvaient leur origine dans l’origine de mes parents, leur disputes autour de la tromperie de mon père qui avait fait deux fille à une autre femme dans le dos de ma mère, ma mère qui avait perdue une fille à l’âge de trois jours et qui  sur le tard à quarante ans, après ses trois enfants, m’a eue après que mon père ait eu ses deux filles illégitimes. Certainement elle avait pas trop envie de me voir arriver ; j’étais pas la fille perdue, j’étais pas les filles que mon père avait fait à une autre, et elle n’était certainement plus amoureuse de mon père quand on ne sait pas dire non on  reste enceinte et se paye un bel abcès au sein au moment de ma naissance, comme ça, je m’en occupe pas, hop c’est aux autres de s’en charger, moi, j’ai fait mon taf, j’en ai assez fait, c’est bon, c’est pas mon fils.

X a été trop attendue, trop aimée par ce grand père qui lui a trop tissé son destin au point qu’elle ne peut être elle même que si elle rompt avec ce destin tout tracé ; mais elle n’en pas de rechange.

Moi, au contraire ça m’a ouvert sur un intérêt insatiable pour toutes les origines. Les couches de calcaire, les fossiles, les dinosaures de la vallée et maintenant la route, la rivière et ce village paisible. Autrefois il n’y avait que ça, les montagnes, la vallée ? On a juste ajouté une route et une rivière ; non, la rivière elle s‘est ajouté toute seule, il y a quelques milliers d’années, mais avant, c’était la mer, il pouvait pas y avoir de rivière, peut-il y a avoir des rivières sous la mer ? Pourquoi pas ? Près des rivages on a déjà vu ça des sources qui se déversent au fond de la mer. Les milliers d’années, ce sont peut-être des millions, est-ce que je sais moi, je ne me rappelle jamais, ce sont des chiffres trop grands. Un siècle ou deux, quelques siècles on a déjà du mal à s’y faire, mais les millions d’années, les milliards quand on passe des temps géologiques au temps astronomique ; je sais pas si j’aurais le temps de tout comprendre.

La noirceur de ces espaces infinis me fascine. Je veux savoir comment ça marche l’origine, toutes les origines, celle de ce plateau calcaire avec ses fruits de mer fossiles, celle de ma vie à moi, celle de l’humanité et des humanoïdes, celle de la terre, celle de l’univers.

Mais X m’a pompé l’air de toute la force dont elle était capable tant elle était coincée dans sa destinée. Elle s’arrangeait toujours pour faire des choses qui me déplaisaient au plus au point ne jamais être à l’heure à un rendez vous. Me faire virer des choses de notre appartement parce que ça ne lui plaisait pas, puis en faire racheter d’autres qui ne lui plaisaient pas non plus, pour les faire virer à nouveau et m’en faire racheter d’autres, jusqu’à ce que, épuisé je dise stop. Elle ne parvenait ni à lire ni à écrire, ni à s’occuper de l‘appartement. Je faisais les courses la cuisine le ménage, la lessive la vaisselle, tout, en plus de mon travail pendant qu’elle en faisait rien qu’à m’attendre, ou aller s’éclater avec de nouveaux amis internationaux rencontrés à l’université . Elle m’a fait un scandale dans l’aéroport de Rio, car je l’avais emmenée avec moi pour une tournée de conférences que je faisais au brésil. un scandale parce que je venais de lui annoncer la naissance du 2ème bébé de ma fille. Pourquoi elle et pas moi hurlait-elle dans le grand hall en commandant bière sur bière…elle avait déjà perdu la clef de la chambre que nous occupions chez un de mes amis à Joao Pessoa, elle trainait, ralentissant tout le groupe, lorsque nous suivions la visite d’une ville. Elle m’avait fait envoyer un taxi deux fois la chercher à 200 kms, à l’aéroport, car elle avait raté un premier avion, et ne m’en avait pas informé. J’avais donc envoyé un taxi pour rien.

En rentrant de ce voyage au Brésil, je l’avais virée.

Depuis j’avance en âge je plais aux dames âgées mais ça ne m’intéresse pas Liliane m’énerve je l’avais rencontrée dans un stage d’écriture elle était très sympa mais moche et donc moi les femmes moches ça m’intéresse pas pourtant elle était vachement sympa. Alors on a sympathisé et on est devenus amis elle me racontait qu’elle a été une rescapée du cancer du sein et qu’il lui en manquait un l’autre était faux mais bon depuis son divorce le cancer s’était déclenché juste après le divorce elle cherchait un compagnon comme elle disait elle était tellement sympa avec moi elle trouvait toujours tout bien tout ce que je disais et tout ce que j’entreprenais elle positivait tout je trouvais même que c’était un peu exagéré mais moi ça me convenait bien un amie comme ça je voulais pas qu’elle devienne plus qu’une amie alors on a commencé à s’inviter  diner l’un l’autre un coup chez l’un un coup chez l’autre et puis et puis on a fait d’autres ateliers d’écritures et elle est venue aux randos que j’organisais en ne tarissant pas d’éloges sur mon organisation et ce que je lui faisais découvrir on a fait aussi la biennale de l’art contemporain et puis elle a commencé à dire qu’elle était occupée pour telle invitation  telle rando et puis elle en est venu à décliner toute les invitations  à diner de rando et tout parfois au dernier moment alors que je l’attendais dans un café et parfois aussi dans mon groupe parler de soi où la dernière fois elle a décommandé au dernier moment à chaque fois elle le faisait avec une politesse excise toujours des mots gentils mais le fait est que je la vois plus alors je pense qu’elle s’attendait à plus de ma part pourtant je lui avais bien dit que je me considérai comme un vieux débris un fossile et que je m’intéressais qu’aux jeunes mais que je ma trouvais très sympa comme amie bien sûr je lui ai jamais dit qu’elle était moche, ça ne se fait pas et je trouvais qu’elle avait une belle âme mais là avec son refus de l’amitié parce que je veux pas lui donner plus j’ai cessé de trouver qu’elle avait un belle âme elle me court même sérieusement sur le haricot d’ailleurs les carottes sont cuites et c’est pas la première qui me fait ce coup là on dirait que l’amitié seule leur est insupportable.

Et moi je n’ai d’intérêt que des femmes plus jeunes dont je sais qu’elles ne s’intéressent pas à moi.
Et c’est ainsi que je m’achemine dans la solitude vers le tombeau. Et vous savez quoi ? Finalement ça me plait bien comme ça !


 

La ville du silence.

 Autour des tours une immense plateforme été construite au niveau du deuxième étage. Ainsi les véhicules se trouvent-ils enterrés. Ils ne perturbent point les riverains qui peuvent à loisir se promener sur l’espace bétonné que l’on a parsemé de verdure, de fleurs, d’aventure, et de douceur. Les enfants y sont libres de jouer, de courir, de plancher à roulette, sans aucun risque de traversée d’une artère au trafic monstrueux. À côté d’un bassin où l’eau, épaisse d’un centimètre, ne fait office que de miroir pour le ciel et les tours, quelques balançoires à ressorts attendent les tous petits.

À bien y regarder, le bassin reflète l’immense fresque bleue et blanche qui s’affiche sur le mur du fond adossé à une tour d’aération immaculée. Parfois, un ado vient s’y exercer au tennis. Alors le bruit de la balle qui rebondit et son léger écho sur les façades, donne sa ponctuation au silence.

Au premier abord, la fresque semble abstraite. Au deuxième rabord, on y lit le cours bleu d’un fleuve, divisé par la longue virgule noire d’une ile. Au troisième rabord, on reconnaît l’œil du cygne. Cette place entre les tours est placée sous le signe du cygne, qui se dédouble dans l’eau du bassin en dessous.

Quand on pense à la taille de la population hébergée dans les milliers d’appartement empilés alentour, il est étrange de voir ces lieux si peu occupés. Le vide appelle l’absence, le silence appelle la quiétude.

Je ne m’y attarde jamais, mais j’ai plaisir à les traverser, en allant et en rentrant de randonnée, en visant le cinéma juste en dessous, lui aussi enfoui sous le plateau de béton, en me rendant à la piscine toute proche de ma tour, elle aussi occultée dans les dessous, mais repérable alentour par sa douce odeur de chlore.

Un cheminement piétonnier, marqué de petits segments bleus qui s’allument doucement la nuit, permet de traverser la dalle dans toute la longueur, d’une station du RER à l’autre, en passant par le métro. Cela prend bien une demi heure d’une promenade tranquille en compagnie du fouillis des plantes et des fleurs qui débordent de leurs bacs en béton.  L’apparent désordre qui vient ça et là caresser le promeneur cache la savante étude qui a présidé au choix des essences en fonction de l’ensoleillement, très variable d’un endroit à l’autre, des courants d’air générés entre les immeubles, de la terre qu’on a apportée, elle aussi choisie avec minutie, de l’humidité apportée au goutte à goutte par des tuyaux enterrés à demeure.

Alors les gratte-ciels se penchent sur ses pas, comme de grands ancêtres tutélaires veillant à la protection singulière de chacun.  

Richard.A 





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Laos janv - février 2017

 

 http://aphanese.viabloga.com/news/laos-2017? (lien vers les photos)



La Rencontre

Dans le pays des glaces où, peu à peu les glaces ont disparu, vivait un homme mi-géant, mi-humain, étrange, même pour les hommes et les femmes de son pays. Très fort, très grand, bien proportionné sur le haut du corps, énorme de la taille aux pieds, pieds qu'il avait larges... Le visage, parfois doux, pouvait prendre un aspect violent et obtus. Ce géant, presque unique de son espèce, avait trouvé là-bas un peuple accueillant : les Laonuits. Une femme l'avait aimé. Les autres l'avaient accepté.
 Une montée brusque des eaux, conséquence de la fonte glaciaire, doublée d'un tremblement de terre sous-marin, venait d'emporter ce peuple, moins apte que lui à se défendre. Son impuissance le faisait rugir !
 Dans le pays où il avança, moins touché par les cataclysmes pour l'instant, on lui affirma que « le Sud » en était responsable. Il décida sur le champ de partir venger sa famille, et se montrer enfin à leur hauteur.
Ses pas de géant l'amenèrent assez vite vers la possible confrontation avec ce sud inconnu. Un sud plus chaud que son pays. De plus en plus chaud !... Quelques rivières, où existaient encore des poissons(petits pour son appétit de géant) lui permirent de se nourrir.
Et toujours personne sur qui assouvir sa rage !
 Un jour enfin, il aperçut un troupeau d'animaux différents des siens. Et tout à côté, un homme, assez semblable à ceux de son peuple, en plus grand, plus blanc, plus maigre.
Les bœufs s'étaient arrêtés de paître ! Le sentant à mon tour, je me retournais , et même de loin, compris que cette arrivée n'était pas bonne pour moi. Instinctivement, je fis face, les bœufs en bouclier. Habitué aux sports de combat, je pouvais répondre.
Le géant pénétra à l'intérieur du troupeau, comme s'il n'écartait pour cela que des brins d'herbe ! Sa cible, c'était bien moi ! Je battis en retraite près d'un arbre. Il me rattrapa, les yeux exorbités.
Je n'étais pas de taille. Une autre stratégie s'imposait ! Le Regard !... Mes yeux dans ses yeux... rester calme.
Il m'avait attrapé par le col de ma veste, mais je sentis une hésitation. Mon regard l’intriguait-il ? Qu'y lisait-il ?
Je me mis à parler, beaucoup. Comprenait-il ? Il me lâcha momentanément, chercha du regard la rivière où le troupeau s'était dirigé, prit de l'eau dans ses mains immenses et se versa cette eau sur la tête.
Touché par cette action symbolique et, temporairement au moins, non violente envers moi, je me confortais dans l'idée que ses gesticulations étaient un langage.
Je redoublais d'attention.
Ses yeux devinrent larmoyants, ses joues tombantes, sa lèvre inférieure pendante, son corps sans énergie.
Pas de doute, je comprenais son immense tristesse...
je voulus lui parler, lui dire ma sympathie pour ce qui me semblait être les conséquences du mal qui nous touchait, nous aussi, dans cette dégradation du climat. Je n'avais pas son talent de jeu du corps, et mes paroles lui rendirent sa colère.
Les yeux réduits à une fente, les joues gonflées, le souffle court, les bras puissants en arc de cercle, les pieds qui frappent le sol...
je reçus en plein visage la fin du mouvement circulaire de son bras, et poussais un gémissement sombre et ample. Surpris, il releva la tête. Je me cachais derrière l'arbre et lançais des mots, seulement des mots, de ma voix la plus grave possible, d'un ton sec : STOP. TOI . MOI .ECOUTE …
Il paraissait de plus en plus surpris, mais ne rendait pas les armes. Il se précipita directement sur moi, en faisant le tour de l'arbre, et lança son pied, large, dans ma direction. Par chance, ses jambes plus courtes que ses bras, m'atteignirent sans me terrasser.
Je criais, toujours avec la voix grave qui semblait retenir son attention : J'AI MAL !.. ATTENTION !.. PAS LES COUPS!..
Il restait immobilisé, à quelques mètres de moi. Je commençais à découvrir ses faiblesses et ses aspirations. Ce géant ne me faisait plus totalement peur ! Son jeu corporel entrait en résonance avec mon corps... ma force à moi ne pouvait venir que des MOTS et de la voix pour les dire. Le reste n'était pas à son niveau. Je serais le perdant !
Quels mots ? C'était le moment de les trouver... et de les incarner...
Tout comme lui, je n'étais pas d'accord avec les coutumes de vie de mon pays, responsables de catastrophes. Tout comme lui, je vivais dans mon corps et dans celui de ma famille, les méfaits qu'ils me décrivait. Ma mère, ma fille venaient d'en mourir...
Alors, les mots franchirent peu à peu mes lèvres, mots isolés, qui finirent par se joindre, avec ma voix de basse qui put peu à peu changer de tessiture. Il était toujours là, ne sachant plus que faire. J'avais prise sur lui, je le sentais et ne m'arrêtais plus. Ce lien, trop fragile encore, pouvait se rompre.
Je racontais nos champs, nos forêts, abimées par la sécheresse et les pesticides. Notre pollution tueuse d'hommes, de femmes, d'enfants...chez moi... par la maladie. Je modulais ma voix. Les sons graves avaient retenu son attention dès le début. La montée vers des sons plus aigus semblait maintenant lui faire comprendre des nuances que les mots étaient encore impuissants à traduire. Je me fixais sur les mouvements que, malgré lui il avait, comme s'il accompagnait mon discours, sur les émotions que je reconnaissais sur son visage.
Il poussa un long cri...
Je décidais de l'accompagner, me libérant ainsi de la rage que je n'avais pas su exprimer plus tôt dans mes deuils. Le géant tapait des pieds, tournait sur lui-même. Je parlais, scandais les mots au rythme de ses pas. Et je pus chanter en frappant comme lui.
Lorsque vinrent des amis, des voisins, alertés par le bruit, je leur fis signe de ne pas bouger. Je pouvais continuer seul et, pourquoi pas, m'en faire un allié ?

Babeth.M 
Laos 2017

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           Miroir ..
            Le sage me regarde. Il descend l’escalier encadré de deux dragons à sept têtes. Leurs écailles sont d’or, leurs dents pointues très blanches, leurs langues rouges, leurs yeux minuscules d’un noir profond.

Depuis un temps incertain je vais dans ce monde vert-bleuté à la végétation si dense que la lumière peine à éclairer les chemins si peu tracés. Si je vais en silence mon sac sur l’épaule et ma serpe retenue dans les plis de ma  ceinture, de multiples sifflements, feulements et chuchotements emplissent l’espace du jour et de la nuit. Etendu dans mon hamac, une toile légère rabattue sur moi comme un dôme protecteur, je peux plonger dans une inquiétude alimentée par les histoires terribles inventées au long de mon insomnie tout autant que je peux m’endormir dans une douceur ouatée génératrice d’espoir  d’entrevoir devant moi se tracer une voie. J’oscille dans cet entre-deux ignorant ma destinée… Mais aujourd’hui le sage est devant moi. Et je m’incline. Les deux dragons à sept têtes se tiennent en retrait de l’homme grand et mince. Ses côtes saillent comme des vallons creusés dans une terre aride, sa barbe caresse son torse et ses cheveux en contre point se dressent vers le ciel. Son visage paisible est calme et serein. Cet être engendre de moi vers lui une dévotion absolue qui émiette ma volonté comme un pain trop sec oublié au fond d’un sac en tissu. M’en remettre à lui, oui, il me guidera. Je plongeais alors avec délice au sein d’un océan de gratitude.

Lune après lune le sourire illuminera le visage du sage en contre point du mien. Il portera avec majesté une peau de tigre sur l’épaule gauche à même sa peau. Pas de mots mais je l’écouterai, j’obéirai aux ordres non dits. C’est ainsi que lune après lune je mangeai à ma faim, dormai dans un lit confortable à l’abri des bêtes sauvages, mes journées rythmées par les tâches immuables, répétitives d’une vie tranquille et sans surprise. Je vécu en sécurité dans un monde de paix. Longtemps je me suis pensé enviable. Sécurité, routine, quiétude le crédo d’une vie dans le sourire du sage. Mais combien de lunes montées dans le ciel quand l’écœurement compléta cette trilogie ? Passant nu devant le miroir de ma chambre je remarquai une bedaine naissante que je qualifiai de sournoise du fait de son arrivée silencieuse.  En arrêt devant la glace le peu de lumière de ce matin ensommeillé ne cacha pas de surcroit – mais je le crus le fil argenté dans mes cheveux. J’arrêtai là l’examen, abasourdi et peu désireux de découvrir quelque autre catastrophe jusqu’ici inaperçue quand l’image renvoyée à moi regardant fut celle du sage m’observant lui tout autant bedonnant et grisonnant ! Sa peau de tigre, non plus sur l’épaule gauche mais  sur l’épaule droite à même ma peau, nos côtes étaient invisibles enrobées qu’elles étaient d’une graisse excessive. Yeux dans les yeux, miroir identique, nous étions le même regard et avions dans la bouche le même cri, nos bedaines rebondissant de concert sur un hoquet tempo synchronisé. Lune après lune m’étais-je fourvoyé ? Egaré je l’étais car Il était le miroir dans lequel je me trompais de vie.  C’est au cœur de ma lucidité que les dragons lancèrent leurs filets de feu tandis que les flammes dans le ciel ainsi illuminaient la forêt devenue rouge-sang. Je pus me soustraire à cette autorité par moi fabriquée dans le temps d’avant. Ce temps présent du nouveau jour était l’instant des possibles, de ceux que les lendemains oublient. C’est dans  ce regard du miroir nouveau où je puisais ma  détermination que je vis l’océan et l’horizon infini. Je me fis un clin d’œil et jetais avec adresse la peau de tigre sur l’image à l’envers. Firent silence les deux monstres et j’entendis un oiseau… J’ai retrouvé mon sac en tissu et ma serpette. Mes cheveux argentés éclairent un chemin à inventer et ma bedaine régresse tandis que je progresse. Il est doux aujourd’hui le paysage au bord de la rivière, je ne m’en lasse pas. Demain ? Demain nous verrons !

SimOne   Muang Noi Neua  Laos  le 10 février 2017 

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Adieu la cigarette !!!

 

Il y a la cigarette des soirées festives qui accompagne le bon vin, celle des nuits blanches et puis celle après l’amour. Il y a encore celle pour vaincre l’angoisse, pour combattre l’ennui et enfin celle qu’on fume par habitude.

 

Et puis un jour, il n’y a plus de cigarettes !

 

Il reste alors la cigarette souvenir, la cigarette du manque, la cigarette détestée mais ô combien enviée. Celle que je remarque au bout des doigts d’un fumeur et les belles volutes de fumée qui s’en échappent. Mon corps se rappelle le goût de la nicotine, les gestes délicats pour porter le cylindre blanc à ma bouche, et l’odeur du tabac qui s’incruste partout.

 

Je l’aime autant que je la déteste. Cigarette poison qui me tue chaque jour un peu plus. Elle devient cigarette du renoncement comme je quitte un amour qui me fait trop souffrir.

 

Chercher le souffle léger de la vie, se sentir enfin libre et en finir avec la dépendance. Retrouver alors les vraies saveurs d’un bon plat, le vrai goût d’un verre de vin et sentir l’air frais du matin.

 

Muang Ngoi Neua, Laos, le 29 janvier 2017

 

Chantal FAUCHER


UNE RENCONTRE INATTENDUE

 

 

Alors que je me promenai dans la forêt épaisse où les fougères sont des arbres, où les arbres sont des géants, à tel point qu’on ne peut y voir la cime, je fis une rencontre pour le moins inattendue.

 

Les arbres reliés entre eux par des lianes enchevêtrées, empêchaient la lumière de percer une épaisse végétation. Je ne m’aventurais pas à l’intérieur de cette jungle pour le moins hostile. J’avançais sur le chemin tout tracé ; perdu dans mes pensées j’observais le spectacle qui s’offrait à moi. Je m’attardais devant une immense toile d’araignée tissée si finement qu’on pouvait penser à une mousseline déployée, accrochée au tronc d’un arbre. Elle était immense, un mètre de diamètre à vue d’œil,  et avait une particularité : un énorme trou en son centre, en forme de tunnel, sans possibilité d’y voir le fond. Une sorte de porte.

 

J’étais curieux d’en voir le locataire qui pouvait s’y loger. Bien que peu rassuré, je m’approchais pour scruter le tunnel. Je vis alors deux énormes yeux qui me regardaient : la pupille bougeait d’un côté, puis de l’autre, quand soudain, une force venue des tréfonds de la terre fit craquer la mousseline. Les arbres se mirent à trembler, je fus alors projeté d’un bond en arrière et je me retrouvai les fesses sur le sol, trois mètres plus loin. Je n’en crus pas mes yeux ni mes oreilles. Une créature apparut avec une tête deux fois plus grosse que la mienne, un tronc minuscule, des bras et des jambes qui se terminaient en doigts de crocodile. Inutile de vous dire mon effroi. Je tremblai, j’étais paralysé par la peur et je ne pus même pas crier.

 

Le visage de la créature était difforme, son crâne nu, plein de cicatrices, tout ridé avec d’immenses cernes. Le monstre, car c’est bien ainsi que je pouvais le nommer, était laid et sentait mauvais, d’une puanteur innommable. Je voulus prendre mes jambes à mon cou et fuir au plus vite. Je n’arrivai pas à me relever et la créature, mi araignée, mi crocodile ne me donna pas le temps de me mettre debout. Ses bras s’étaient allongés et sans se déplacer d’un centimètre, elle m’attrapa avec ses doigts et ses griffes. Elle agrippa ma jambe gauche et me souleva si haut, que je me retrouvai flottant dans l’air, tête en bas.

 

-         Lâchez-moi, lâchez-moi, je ne vous demande rien !

 

Les mouvementsde balancement et l’odeur pestilentielle me firent vomir tout mon repas de midi. L’odeur du vomi se surajoutait à celle qu’émanait le monstre. J’étais dans un univers de pourriture. Je n’allais pas pouvoir résister longtemps à cette torture.

 

Une image me revint alors en mémoire : mon père qui s’aspergeait chaque matin d’une eau de Cologne avant de partir au travail. Ce geste m’émeuvait à chaque fois. Pourtant, je détestais l’odeur de ce soi-disant parfum. En cet instant, pendu aux griffes de monstre, j’aurai donné n’importe quoi pour retrouver cette senteur, pourtant peu raffinée.

 

 

-         Tu m’as réveillé petit homme ! Ton regard a rencontré le mien et a été une étincelle qui m’a foudroyé. Il m’a fait sortir de ma toile et des ténèbres. Je retrouve la lumière, je te parle, je t’entends, je sens l’odeur que je dégage, mélangée à celle de ton vomi. Je veux que tu me libères du sortilège qui m’emprisonne depuis la nuit des temps.

 

-         Oh lâche moi, lâche moi, je n’en peux plus d’être balancé comme ça. Je ferai ce que tu me dis.

 

L’araignée-crocodile me déposa enfin sur le sol. Le monde redevenait à l’endroit : les arbres penchaient à cause du tremblement de terre qu’avait provoqué le réveil de la créature, mais la terre était bien sous mes pieds. Cependant, le monstre me retenait encore avec ses griffes et il sentait toujours aussi mauvais. Mon estomac bien que vide, se vida de nouveau d’un liquide jaunâtre qui s’écoulait sur les bras, les pattes de mon geôlier. Je vis alors le dégout dans ses yeux globuleux.

 

-         Dis-moi ce que je dois faire !

 

-         Si tu lèves le sortilège, mon odeur ne fera plus fuir ceux que je côtoie. Tu dois chercher un liquide qui t’es précieux et me l'apporter. Ce produit doit compter pour toi, je veux dire qu’un jour, à son contact tu as été ému à tel point que tu l’as aimé pour ne plus l’oublier. Il s’est inscrit dans ton corps, ta mémoire, comme un parfum. Je te donne trois jours pour y penser, pour le retrouver. Je t’attendrai ici à la même heure. Si tu ne te présentes pas au rendez-vous que je viens de te fixer, ta vie ne sera alors que malheur !

 

-         Oui, oui, je ferai ce que tu me demandes, mais je n’en puis plus d’être ton prisonnier !

 

Il déplia ses griffes. J’étais tout engourdi, l’estomac tout en vrac, la tête grosse comme une calebasse et les jambes toutes lacérées. Je rentrai chez moi. L’odeur du monstre m’avait imprégné et elle s’était diffusée dans toute la forêt. Si je ne trouvai pas le produit demandé, elle serait condamnée et personne ne pourrait plus s’y promener. Je réfléchissais…

 

Le parfum de mon amie pourrait être le liquide idéal. Il s’appelle « sa majesté la rose ». Il est subtil et délicat, tout en fleur avec des notes de musc. Ce serait parfait pour embaumer cette belle forêt. Je souriais à l’idée de penser que mon monstre pourrait sentir la rose.

 

Je méditais encore… Quelque chose me tourmentait. La créature avait bien dit de rapporter un produit qui avait compté pour moi et qui m’avait ému. Le luxe de « sa majesté la rose » était peut être un parfum plus qu’agréable, mais n’était rien pour moi. L’eau de Cologne de mon père, oui, c’est elle qu’il me fallait retrouver ! Toutes ces années ont passées et je revois son geste, la dernière touche de préparation avant de partir chaque matin au travail. C’est ça, l’odeur de ce produit, lié au geste de mon père s’est imprégné en moi,inscrit dans ma mémoire. J’en étais sûre, c’était lui qu’il fallait que je retrouve, ce qui n’était pas bien difficile.

 

Je revins au jour et à l’heure convenus avec ma bouteille de « Bien Etre ». Elle m’attendait, toujours aussi puante. Je me sentais de nouveau nauséeux, mais je ne vomis pas cette fois-ci.

 

-         Bien, tu es là. L’épreuve n’est cependant pas terminée. Il te faut monter sur ma tête. Je vais voler au-dessus de la forêt et tu l’aspergeras de la potion que tu as rapportée. Tu devras supporter mon odeur, sans t’évanouir pendant toute l’opération. Si le produit est efficace, le sortilège sera alors levé : la forêt retrouvera son odeur de plantes, d’essences diverses, et moi je retrouverai ma forme humaine.

 

-         Mais pourquoi moi, pourquoi tu m’as choisi pour exécuter cette tâche ?

 

-         C’est toi qui es venu me chercher. Tu dois payer pour ta curiosité !

 

 

Muang Ngoi Neua, Laos, le 31 janvier 2017

 

Chantal FAUCHER

 

 

 

 

 

 

 


 

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