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Laos nouvel an

2017-18



 les photos  http://aphanese.viabloga.com/news/laos-18?

les textes et les photos du séjour 2017 : 
http://aphanese.viabloga.com/news/laos-janv-fevrier-2017?
http://aphanese.viabloga.com/news/laos-2017? 



  


Mékong

 

 

Ca n’était pas encore arrivé jusque là. Cette vallée perdue tapissée de rizières, cernée des ogives verdoyantes de collines pointant le couvercle blanc des nuages semble si reculée, résistera-t-elle longtemps ? Du centre de ce diadème émeraude on embrasse un vaste cercle couleur paille en cette saison sèche où le riz nourricier n’a pas encore monté, découpé en parcelles par les lignes des digues liserées de vert autour d’un cœur de terre. Plus loin, en lisière des rizières, comme déposées au pied des monts par le limon d’un fleuve quelques maisons dont le toit parait blanc sous la clarté céleste. Silence. Des oiseaux fusent. Un serpent tente de se réchauffer dans cette lumière sans ombre. Silence. Est-il matin, midi ou soir ? L’air est une présence. Lourde, palpable. Au loin, minuscules, un groupe d’enfants se pose un instant, glanant on ne sait quoi, les genoux au menton, puis repart se poser un peu plus loin et recommence encore comme une volée d’oiseaux. Leurs tout petits cris sont brumeux comme un songe picotant le silence.

Quelques jours auparavant sur le Mékong un vieux marinier remontait le fleuve. Assis à la proue sur sa chaise de paille derrière le cercle rayonnant d’une barre de navire il pilotait son long bateau plat, sa femme à ses côtés dans la cabine, assise à même le sol. Son pied nu de marin reposait sur une pédale connectée au caisson du moteur, sa main droite à laquelle manquait l’index manœuvrait le timon d’un calme oublieux. Son dos un peu voûté comme un soupir muet. Je sens venir la fin, semblait-il dire. Mékong mon foyer, mon père et ma mère, une vie qui s’écoule. Tes changements d’humeur, tes bancs de sable, tes tourbillons cachés, tes courants, tes rochers, tes rives grignotées, tes soleils et tes pluies. Mékong, esprit des ancêtres. C’était la saison sèche, Mékong était calme, engourdi. A genoux à ses côtés son épouse méditait tout en lissant sa robe. Là, frôler ces buissons noyés pour éviter ces écueils à fleur d’eau, un peu plus loin longer ce coude au plus près pour ne pas combattre le courant, ici lancer fort le moteur pour ne pas être déporté. Le fleuve change à chaque saison, il faut savoir le voir, déchiffrer ses rides, comprendre ses couleurs, ses écumes et ses souffles, écouter, observer, Mékong est le maître et nous sommes ses hôtes.

Dans la vallée une échancrure entre les monts laisse deviner d’autres montagnes bleues, plus loin sur l’horizon et puis d’autres plus pâles cachées par leur épaule.

Sur Mékong, flottant comme un insecte, le marinier passe au bas des piles d’un pont en construction. Des trains et des camions traverseront bientôt. Que deviendra Mékong ? Il regarde le fleuve, lève les yeux là-haut sur le tablier du pont qui marche sur Mékong, s’écarte de la fine brume de gas-oil, s’éloigne de la poussière, des étincelles de fer, laisse derrière lui le hurlement des scies, le craquement électrique des soudeuses, le grondement des treuils, des bétonneuses et des fouisseuses qui plantent dans Mékong de lourdes lances d’acier. Le combat est commencé.

Dans la vallée perdue, par une gorge dégagée, sous la conduite d’un guide levant un drapeau bleu et à la queue-leu-leu, un groupe de touristes vient d’entrer.

 

Marc B - aphanese, Laos 2018




Whenisnow ?

 

C’était un petit cahier, très fin et léger comme un courant d’air. Il était vieux aussi, comme en témoignaient quelques rousseurs sur sa couverture. Celle-ci était d’une couleur étonnante, comme une lumière de lune sur une falaise de craie. Rien n’y était indiqué au point qu’on ne savait de quel côté l’ouvrir. Quand on l’ouvrait quand même on voyait une écriture minuscule comme des traces d’oisillons dans la neige, finement tracée, supposait-on, à l’aide d’une plume effilée trempée dans une encre qui s’était violacée et presque effacée avec le temps.

C’est tout au fond d’une boite remplie de cartes-postales dans une brocante vide-grenier, qu’il l’avait trouvée. Il avait flâné entre les tables pour se dégourdir les jambes après six heures de route, plus intéressé par la vie et les curiosités de ce marché printanier que par un projet d’achat. Qu’aurait-il pu faire de ces vieux meubles bancals, de ces quincailleries inutilisables, de ces caisses de disques jaunis de vedettes inconnues, de ces livres cornés, tachés ou déchirés d’auteurs poussiéreux ? Non, ce qui lui plaisait c’était les gens, cette foule musardant, farfouillant dans l’espoir diffus, indicible, d’un trésor caché, c’était la rumeur muette de ces intimités familiales répandues dans la lumière crue du jour, toute cette humanité du passé où celle du présent venait rêver d’avenir.

Alors pourquoi diable avait-il acheté cette boite ? Il ne le savait pas. Elle contenait un vrac de cartes postales sépia et il avait remarqué que certaines d’entre elles portaient au dos un message manuscrit. La curiosité, peut-être. Oui, c’était ça : la curiosité. Sa mère aimait ça chez lui, sa curiosité. Elle devenait bien vieille, comment sera-t-elle quand il arrivera ce soir, elle semblait si fatiguée au téléphone. Il n’avait plus beaucoup de route à faire, il pouvait se détendre encore un peu sur ce parking.

Whenisnow ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Quand est-ce, maintenant?… Qui donc avait bien pu écrire cela sur la première page du cahier ? Et pourquoi en anglais ? C’était la même écriture que sur toutes les autres pages, minuscule, si minuscule, tout en haut à gauche, comme pour la cacher aux regards. Il reposa le cahier dans la boite posée sur le siège avant à côté de lui. Une carte postale émergeait de sous la couverture. Il la prit. C’était une photo qui avait cette qualité floue et brumeuse des photos d’autrefois. Une femme en robe de mariée au bras d’un homme raide, que l’on devinait un peu rougeaud fixant l’objectif de ses yeux ronds, entourés de la noce devant un café. « Au rendez-vous des amis. » Il retourna la carte. (Whenisnow ?) Aucune mention manuscrite mais un titre : « Noce bellevilloise » suivi du nom de l’imprimeur et d’une date : 1913. Il releva la tête. Ils ont tous disparu. Il tourna de nouveau la carte et observa ces visages jeunes ou vieux, raidis dans leur pose. Deux enfants avaient bougé en se tournant vers un pigeon qui battait des ailes pour prendre son envol pendant les deux secondes où le photographe avait ôté le cache de l’objectif, ils faisaient comme une trace fantôme, un léger trait de pinceau, seul mouvement de vie dans le bronze amidonné de ce groupe d’hommes et de femmes paralysés par le on ne bouge plus du photographe. Ils sont tous morts, pensa-t-il encore. 1913. Même ces gosses ont eu le temps de devenir homme et femme, d’espérer, d’aimer. Regretter. Et mourir. Le temps d’une vie entière. Où sont-ils aujourd’hui les ossements de ces si vieux enfants ?Et ces deux-là… Aujourd’hui l’amour, les plans d’avenir, la couleur de la chambre des gosses. Demain la boue, les nuages moutarde, les barbelés et les shrapnells des maîtres de forges, la merde coulant du pantalon tremblant, la gueule cassée. Lui savait cela, mais eux ? Ils étaient trop loin pour les prévenir. Il regarda de nouveau ces visages tels qu’ils étaient alors un siècle plus tôt. Ce moment. Attention, on ne bouge plus ! Et déjà l’instant a disparu. Il les voyait figés dans ce maintenant qui avait existé, qui existait peut-être encore quelque part, ce groupe retenant sa respiration pour figer à tout jamais ce qui ne pouvait être figé. Et il pense à Albert, l’arrière grand-père, pour toujours ce visage énergique tourné vers la lumière, photo retouchée comme on maquille une face, dans ce cadre posé sur le napperon de dentelle blanche du buffet chez sa mère. Mort pour la France. Personne aujourd’hui ne sait plus ce que c’est que de ramper dans le sifflement des obus entre des gerbes de mort qui cherchent vos traces, dans la puanteur de glaise engraissée d’une hachure de viande humaine, dans la terreur du glissement au fond de cratères où attend le blanc tremblement de la vase qui vous aspire et vous suce et vous avale entier. Capote alourdie de boue, fusil qui grelotte, froid de la glèbe qui colle votre ventre, camarade hurlant maman en rentrant ses boyaux, pluie de fange et d’intestins, dents qui claquent, coulures de cervelle rose sur votre casque, creuser, creuser, creuser pour s’enterrer, dents qui claquent encore et toujours, hurlements tout autour, et ça tombe encore, et ça gerbe toujours, le copain qui s’envole embrasser les nuages et retombe en embruns gluants sur votre nuque, le monde est blanc, vaseux, vermeil, une tourbe labourée d’acier, arrosée de pisse et de sang, enrichie d’une fumure de chair d’homme, emblavure de dents blafardes sortant de crânes noircis, chiasse bourbeuse d’un vaste marécage où rien ne pousse hormis les fleurs lumineuses des fusées éclairantes. L’arrière-grand-père avait su, et il n’était plus maintenant qu’une photo et un nom parmi d’autres au pied d’un monument. Et un carré de blé perdu au creux d’un champ.

Plus tard il reposera la carte et reprendra ce cahier qui l’intrigue tellement. J’ai vu tout cela, lira-t-il après avoir tourné la page de garde, celle qui porte cette phrase sibylline qui continue de revenir s’échouer dans sa conscience (whenisnow ?), il aura beau la chasser comme on fait d’une mouche, comme une mouche elle reviendra bourdonner wennzznow, wennzznow, wennzznow. C’est dans ce bourdonnement qu’il lira de l’autre côté de la page de garde, j’ai vu tout cela, nous étions des dizaines, ils étaient des milliers, des centaines de milliers

 

J’ai vu tout cela. Nous étions des dizaines, ils étaient des milliers, des centaines de milliers, une masse d’hommes et de femmes s’écoulant comme un glacier avec une puissance retenue, emportant tout sur son passage derrière ce carrosse noir tiré par quatre chevaux de nuit caparaçonnés de deuil. J’en ai survolé ce jour-là des bourdons graves et sombres résonnant jusque dans mes os. Une silencieuse lamentation montait de la foule, des discours étaient proclamés à chaque carrefour d’une voix forte et triste que personne n’entendait par des hommes à la barbe peignée, phrases enflées par la douleur où je reconnus des mots comme République, peuple, poète, liberté, Dieu mais aussi patrie, géant, histoire, immortel. Elles parlaient de « l’ardent défenseur du peuple », « l’infatigable avocat des miséreux », de « cet oriflamme républicain », de « cette conscience universelle ». Elles rappelaient des combats à l’Assemblée pour la justice sociale, l’égalité, la liberté, contre la peine de mort, contre l’esclavage, pour l’instruction publique. Personne au-delà de dix mètres n’entendait les petits hommes à la tribune qui, le chapeau à la main, rythmaient de grands gestes du bras des phrases ciselées tout exprès. De loin on devinait tout juste que la barbe bougeait - signe qu’elle parlait - mais des bribes ne vous en arrivaient que par vagues, retardées et désordonnées, colportées précieusement comme une onde sacrée de bouche à oreille par cette multitude attentive. J’y reconnus des visages de bourgeois reposés sortant de cols blancs amidonnés et ceux d’ouvriers tenant leur casquette respectueusement dans une main épaisse torturée par le travail. Tous avaient mis un ruban noir à leur boutonnière ou un brassard par-dessus leur veste de coutil. Nombreux étaient ceux qui étaient venus avec leur famille habillée comme un dimanche de messe. Nombreux aussi étaient ceux qui pleuraient discrètement, reniflant dans leur lourde moustache et leurs enfants levaient vers eux un regard étonné. Celui qui, si bien, disait leur injustice, celui qui, si bien, réclamait pour eux réparation sans jamais fléchir dans l’adversité, n’était plus. Sans ce phare éclairant leur misère, les verrait-on encore ? Une inquiétude les saisissait au-delà de leur peine. Alors ils s’étaient regroupés par club, par syndicat, par atelier ou par quartier. Et la longue procession avait suivi le corbillard d’un pas abruti de chagrin. Et là, loin de l’estrade où se succédaient ministres, députés et académiciens, si petits qu’on avait du mal à les différencier, on se poussait du coude « sais-tu qui parle ? », « que dit-il ? », et tout cela sans impatience car tant qu’on était là, tous ensemble, ça n’était pas vraiment vrai qu’il était vraiment mort. Tous les discours ne parlaient-ils pas de vers immortels, d’une œuvre immortelle, de discours immortels, ne disaient-ils pas que celui qu’ils suivaient était un immortel ? Du haut du Panthéon je les voyais pleurer et mon cœur se serrait.

 

Le texte s’arrêtera là. Il tourne les pages en tous sens. Le texte s’arrête là, les dernières pages du petit cahier sont blanches. Qu’est-ce que… ? De quoi s’agit-il donc ? Il a cherché. Il ne voit que l’enterrement de Victor Hugo qui puisse correspondre à cette description. Un témoin ?Un témoin… Un témoin, mais, quel témoin ? « J’en ai survolé… » Des ballons avaient donc suivi le cortège dans le ciel de Paris ? Il faudra qu’il montre cela à sa mère. Hugo, familiale vénération. Elle le prend sur ses genoux, lui raconte l’histoire de cet homme comme d’un héros de légende. Et qui osera dire qu’il n’était pas un héros cet homme qui entre au Panthéon le jour même de sa mort ? Mais il se mettra à douter. Du haut d’un ballon peut-on entendre tout cela, les discours, les réflexions de la foule ? Ca ressemble plutôt à un texte de fiction finalement. Il rouvre le cahier, tourne la page de garde pour relire ce texte. Et là, franchement il n’y comprend plus rien. Il mouille son doigt pour frotter les pages et voir si celles qu’il avait lues ne sont pas collées. Je jure que je l’ai vu, mais suis-je vraiment le seul ?… Ce n’est pas comme cela que ça avait commencé ! Où sont donc passées ces foutues pages ? Il retourne le cahier ouvert en le prenant par la couverture comme par des oreilles et le secoue. Rien ne tombe. Il regarde dans la boite, farfouille, ne trouve que les photos des cartes postales, soulève un peu ses fesses et glisse la main en-dessous, regarde à ses pieds. Merde, j’ai la berlue, s’était-il dit alors.

 

Je jure que je l’ai vu, mais suis-je vraiment le seul ?Celui-là partageait le peu de son pain avec les pigeons. Une maigreur d'os,la peau du visage étrangement violette, ou plutôt mauve pâle, une couenne tendue sur les saillies du front et des pommettes. La paupière était lourde, non pas épaisse mais lourde, tombante, comme frappée de torpeur ou d'une fatigue extrême, laissant l'œil à moitié ouvert comme au prix d'un effort épuisant de volonté. Mais ce qui frappait le plus c'était la bouche. Un trou noir. On ne pouvait la décrire qu'ainsi : un trou noir. Les lèvres étaient d'un rouge sombre et violacé. Leur bord intérieur, là où les lèvres se touchent quand elles se referment, était recouvert d’une croûte marron. Quand il parlait quelques fils d'une bave épaisse comme de la glue s'étiraient entre ces croûtes. On devinait alors, plutôt qu'on ne les voyait, des dents. Un tout petit peu de blanc, à peine, enchâssé dans une base épaisse et brune et couronné de noir. Couleur de muraille c’était un invisible, assis sur le trottoir toujours au même endroit. Quand quelquefois sa sébile tintait il l’inspectait d’un regard étonné. Parfois il pleuvait, parfois il neigeait, parfois il ventait. Il sortait alors une couverture de son petit chariot et s’y enroulait en marmonnant des grognements râleurs. Souvent pendant les nuits d’hiver elle se couvrait de neige que le soleil matinal faisait scintiller gaiement. Cette fois-là au creux de l’hiver la neige s’était accumulée sur ce petit monticule plusieurs jours et plusieurs nuits durant. Des traces de pas de toutes tailles creusaient sur le trottoir une piste qui le contournait, le laissant immaculé. D’une cornière je…

 

Il arrête de lire. C’est pas ça qui était écrit, c’était pas ça ! C’était autre chose ! Et ça, ça n’y était pas !Le silence bourdonne. C’était pas ça…Son cœur bat lourdement. Il claque le cahier, il ne veut plus le lire, il lui brûle les mains. Il sourit en y repensant, il s’était dit merde est-ce que je deviens fou, sur son lit de mort il sourit, rien ne disparaît vraiment, il reste toujours une trace. Il doit y avoir une explication. La fatigue de la route. Ca doit être ça. La fatigue. Il devrait se reposer avant de reprendre le volant. Je t’attendrai un peu pour diner mais prends ton temps, ne te presse pas, ne va pas avoir un accident, sois prudent. Elle lui dit toujours ça quand elle sait qu’il vient la voir. Elle a peur du coup de fil dans la nuit. Ca fait pourtant plus de vingt ans qu’il conduit !Il marmonne. Elle l’aura toujours vu comme un enfant. Son enfant. Oui, sa solitude la mange. Depuis que le père est mort qui d’autre que son enfant pour lier passé, présent et avenir et donner cohérence à sa vie ? Il met son blouson, prend ses clés sur le buffet et sort. Pont du premier mai. Il fait beau. Il va faire beau. Le soleil brille d’une fraîche lumière. L’air sent bon. Muguets. Peu de voitures. Oui, ça doit être la fatigue.

Pour casser la longue monotonie de l’autoroute il se décide à allumer la radio. Une voix chaude mais nette et précise. . .plus précisément à votre question, définir l’espace et le temps est impossible car ces objets sont des éléments irréductibles de la réalité. Si on essaie de définir l’espace on pourrait dire, par exemple, que c’est ce qui sépare deux points au moins. Mais on doit alors poser la question : qui les sépare comment ? Dans l’espace ou dans le temps ? Le raisonnement se referme alors sur lui-même. Il convient de noter que pour qu’un point ne soit pas virtuel mais bel et bien réel il doit au préalable s’inscrire dans l’espace. Chercher à définir l’espace (« ce qui sépare deux points ») requiert donc d’accepter au préalable que ces points existent ce qui revient à accepter une notion que nous n’avons pas encore définie et qui est précisément celle que nous cherchons à définir. Six heures qu’il roule, il n’en peut plus, il faut qu’il s’arrête pour se détendre les jambes, il a une de ces envies de les allonger, de les étirer loin loin loin, prends ton temps, sois prudent, surtout pas d’accident. L’espace est donc une donnée irréductible que nous percevons, dont nous savons que tous perçoivent l’existence, mais que nous ne pouvons définir que par elle-même. Il faudra qu’il pense à nettoyer son pare-brise. Avec tout ce soleil, cette pellicule de lumière l’empêche de voir correctement la route. Il en est de même du temps. Le temps est ce qui sépare deux évènements… dans le temps. On bute ici aussi sur l’irréductibilité de cette dimension. Cette irréductibilité explique notre difficulté à comprendre les théories d’Einstein. Que l’espace se contracte (non pas les distances mais l’espace lui-même), que le temps se contracte (non pas l’écoulement du sablier, mais le temps lui-même) est difficile à comprendre car on ne peut se l’expliquer par un changement intervenu dans l’un de leurs constituants puisqu’ils sont en eux-mêmes leur unique constituant. Nous vivons donc dans un monde permis par deux éléments essentiels que nous connaissons, percevons et mesurons mais que nous ne pouvons ni définir ni expliquer. Luison-sur-Moiret, Grande brocante vide-grenier, 1er mai 13h à 18h, Place du marché. Sur panneaux et poteaux l’affiche en grandes lettres rouges et noires sur fond jaune. Dès qu’il sera sorti de l’autoroute il la verra cette affiche. Mieux qu’une aire de repos fadasse et ennuyeuse. Il aura tourné son volant en suivant les panneaux indicateurs. Quand il y sera arrivé, la Place du marché est cernée de barrières métalliques qui en interdisent l’accès. Il s’était alors garé sur un parking dans une rue adjacente. Le soleil chauffe son dos, il enlève son blouson. Il le remet, la fraîcheur est tombée avec la nuit. Il a envie de la brûler cette boite avec tout ce qu’elle contient. Elle lui fait peur maintenant. Or, sans espace et sans temps le monde n’existerait pas, il ne se déplierait pas, ne s’écoulerait pas. Einstein nous dit que E (l’énergie contenue dans la matière) est égale à mC2. Dit autrement,  E/m=C2, où « C » est la vitesse de la lumière c’est-à-dire une relation entre espace et temps. S’il n’y a plus ni espace ni temps, ce qui définit la matière (l’énergie et la masse) n’existe plus. Ce n’est pas qu’elle soit alors égale à zéro, mais qu’elle n’a plus aucun sens.

Vingt euros le lot Rapide calcul, ça n’est vraiment pas cher, à Paris ils vendent la carte postale ancienne à un euro pièce, voire deux euros. Mais sa curiosité Est un vilain défaut le tance du doigt Annie en souriant. Quand il repensera à tout ça dans trente ans il se demandera s’il n’a pas tout inventé. Il reprend le cahier avec nervosité. Sur la page de garde whenisnow ?n’a pas bougé. Et derrière, J’ai vu tout cela. Nous étions des dizaines, ils étaient des milliers… Ah ! C’était donc bien la fatigue ! Il s’est installé plus confortablement et a repris sa lecture.

 

J’ai vu tout cela. Nous étions des dizaines, ils étaient des milliers en cette aube d’été, poussés à coups de crosse, poussés dans des camions qui fumaient dans les rues, femmes, hommes, enfants, livides, l’épouvante comme masque…

Il soupire agacé, mais putain de nom de dieu de bordel de merde ! Mais-putain-de-nom-de-dieu-de-bordel-de-merde !

…et les autres, tous les autres qui regardaient, dans chaque rue de la ville, certains comme au spectacle l’excitation dans l’œil, d’autres comme au tombeau la honte en son cratère, cette pluie d’étoiles tombées à terre ramassées à la pelle pour en faire un bûcher. Ce qui nous frappait tous c’était ce grand silence résonnant des appels d’enfants et de leurs mères au centre de ces foules et de ces ailes noires, silence et cris d’enfants, cannes mal appuyées par des poignets branlant, hirondelles qui, ce jour-là, faisaient un grand hiver. J’en ai vu d’autres plus tard, par une nuit d’automne, embarqués dans des cars, et jetés dans le fleuve comme des paquets sales. Hirondelles vous êtes des oiseaux de malheur, des oiseaux de malheur, des oiseaux de malheur.

 

Il avait jeté le cahier dans la boite en s’encoignant contre sa portière. Il avait tourné la manivelle de la vitre avec plus d’urgence qu’il ne voulait, sa tête est au-dehors, inspire, inspire la fraîcheur nocturne, les yeux glissent et papillonnent, coup d’épaule sur la porte, les pieds frappent le bitume, l’auto est au loin dans la douceur comme un gros scarabée qui brille, ouverte, plafonnier allumé. Il avait tremblé en allumant une cigarette. Pour le premier anniversaire de la mort de sa mère il n’était pas allé travailler. Il reste chez lui, douloureusement prostré. Elle est encore si présente. Et puis la radio, encore, pour diluer le silence, pour dissoudre sa présence au moins un instant, pour vivre et respirer. C’est lui qui aura eu le coup de fil nocturne, finalement. Et si je ne passe pas cette nuit, pense-t-il en remontant la couverture sur son corps de vieillard décharné et flapi à l’hôpital, qui recevra l’appel ? Il est seul maintenant. La vieillesse est un naufrage dont on ne revient pas.

Je me suis toujours demandé ce que c’était que le temps. Le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore. Et pourtant le présent (c’est-à-dire le temps) est du futur devenant passé. Du rien devenant du rien de manière ininterrompue. Car si chaque instant de cette écoulement d’instants qu’on appelle le présent s’arrêtait ne serait-ce qu’un millionième de seconde cela signifierait que le temps peut faire une halte aussi minime soit-elle, ce qui est impossible vous en conviendrez. Comment cette chose si fugitive et si abstraite peut-elle être pourtant la plus solide qui soit ? La plus permanente ?La plus réelle ? Celle qui contient tout l’univers, pourrait-on dire.

Pensez à un cercle. Savez-vous ce qu’est un cercle ? (Etrange, est-ce la même voix que celle du premier mai de Luison-sur-Moiret qui discute avec l’animateur ?La mémoire peut être parfois étonnamment précise, faisant renaître ce qui avait disparu et on se retrouve tout entier dans ces odeurs, cette lumière, ces émotions si puissamment présentes qu’on voudrait maintenant les retenir pour s’y perdre en conjurant le temps, les garder comme un refuge où se blottir en temps de peine. Rien jamais ne se perd, il reste toujours une trace, toujours une trace.)

Voyons…Un cercle n’est-ce pas une figure géométrique plane dotée d’un centre et dont tous les points sont équidistants à ce centre ?

(Seulement, lui, cet instant de Luison-sur-Moiret, cet instant-là, ce qu’il veut, c’est l’oublier. Définitivement. Alors pourquoi continue-t-il d’écouter cette radio, fasciné et comme sans volonté ? Pourquoi continue-t-il d’écouter cette voix dans le poste ? Elle l’attendait ce matin-là. Je me suis fait du mouron toute la nuit, tu aurais pu appeler. Je ne voulais pas t’inquiéter et le temps a passé si vite, il faisait déjà grand nuit quand je m’en suis aperçu et tous les cafés étaient fermés, impossible de trouver un téléphone, pardon, je serai plus attentif la prochaine fois. Bon, c’est passé, tu n’as rien, c’est le principal, as-tu mangé, au moins ?)

C’est une définition, en effet. Mais il y en a une autre. Un cercle est un cas particulier de polygone. (L’entend-il dans la cuisine ? Il prête l’oreille, se lève et va voir. Non, personne. Elle n’est pas là.)Un cercle est un polygone régulier mais dont les côtés sont en nombre infini et de taille infiniment petite. Vous avez raison, en passant du futur au passé le temps ne fait pas de pause. Ce passage est infiniment court. L’infiniment petit n’étant pas distinguable du zéro tout en étant différent de lui… Pardon, je vois que je vous ai perdu. Comment vous l’expliquer… On peut décrire le zéro comme un zéro suivi d’une virgule et d’une infinité de zéros. Et l’infiniment petit comme un zéro suivi d’une virgule puis d’une infinité de zéros suivie de 1. Si deux personnes décrivent ainsi, l’une le zéro, et l’autre l’infiniment petit, un observateur extérieur les écoutant ne pourra jamais décider lequel décrit le zéro et lequel décrit l’infiniment petit car ce dernier, en énumérant les zéros qui suivent la virgule, n’atteindra jamais ce 1 fatidique puisque la suite de zéros le précédant est infinie. Le zéro et l’infiniment petit sont donc indiscernables l’un de l’autre. L’infiniment petit est donc… du rien. Mais c’est un rien qui n’est pas rien. Et cela change tout ! Car une infinité de ce rien-là (de côtés de taille infiniment petite) permet au cercle d’exister. Une infinité de temps infiniment petits équivalant chacun à rien permet au présent de s’écouler éternellement.

Sur son lit d’hôpital le soir de son quatre-vingt dixième anniversaire il pense, y a-t-il quelque part dans l’univers un endroit où chaque instant reste vivant pour toujours, où l’aïeul Albert continue de griffer la terre pour échapper à la mort, où Annie se cambre en gémissant une larme cette nuit de leur premier abandon, où sa mère contemple la campagne au-delà des carreaux en l’attendant ce jour où il avait trouvé cet étrange cahier ? Il avait passé une grande partie de la nuit à faire les cents pas autour de son auto en la surveillant du coin de l’œil. Ce ne sera que quand la lumière du plafonnier commencera à faiblir qu’il approchera, méfiant. Il glisse une jambe hésitante sous le volant et finalement s’assied sans quitter la boite du regard, la boite où le petit cahier semble luire de l’intérieur comme un sortilège d’autre monde. Et elle, où est-elle, pense-t-il en entrant dans sa chambre chez elle, ça n’est pas vrai qu’elle est morte, elle doit bien être quelque part, mais où est ce quelque part ? Il a envie de l’appeler, peut-être l‘entend-elle de là où elle est, peut-être répondra-t-elle ? Il hoche la tête, incrédule, en refermant la porte d’entrée avec deux tours de clé avant de se tourner vers l’escalier. Il n’arrive tout simplement pas à croire… il n’arrivera jamais à croire… jusqu’au bout de sa vie il ne pourra croire que ce qu’il a lu cette nuit-là… A-t-il rêvé tout cela ? Il avait voulu en avoir le cœur net une dernière fois, mais après cette dernière lecture (elle commençait - était-ce une blague ou un cauchemar - par encore autre chose : Les toits de la ville s’étendent devant moi, brillants sous le soleil…), scandalisé, il prend une décision radicale, sa santé mentale en dépend, ça ne peut pas être, donc ça ne doit pas être, alors il brûlera cette boite et tout ce qu’elle contient. Il cherchera toute sa vie à l’oublier, sans y parvenir. Whenisnow ? Quand est-ce, maintenant ? Le fils d’une amie, qui fait des études, lui dit mais le présent n’existe pas, notre perception du présent n’est qu’une reconstruction d’un passé multiple, la lumière du soleil met huit minutes à nous parvenir, celle de la lune une seconde, le son se propage plus lentement avant de frapper nos oreilles, toutes les informations de notre environnement mettent un temps plus ou moins long pour atteindre nos organes, et tous nos sens mettent du temps, certes infime, pour cheminer de nos organes à notre cerveau et être traduits en perception consciente. Le présent n’existe pas, nous vivons tous dans le passé.

 

Les toits de la ville s’étendent devant moi, brillants sous le soleil, de leur douceur d’ardoise. Courant sur la ligne d’horizon opposée au soleil matinal l’humidité du jour laisse voir sur le ciel bleu une trace blanchâtre comme un fin voile de tulle. Il fait un peu chaud. En contrebas les arbres sont chargés de feuilles. Entre deux courants d’air, je tourne et cherche. Là, ce beau platane empli d’ombres et de vert. Place St-Michel. L’archange n’en finit plus de terrasser le dragon, trois gars et une fille font du break dance devant un demi-cercle de badauds, un peu plus loin quelques personnes font les cent pas, scrutant les alentours en regardant leur montre. L’ombre est bleutée. Il fait beau. Je tourne la tête et lève un œil. Un tout petit nuage blanc aux contours de duvet de colombe glisse lentement. Ventre chaud de ma mère. Je m’enfouis dans sa blancheur au sortir de mon oeuf. Mais voilà que les bords du petit nuage commencent à fondre calmement comme un flocon de neige alors qu’il se déroule, s’étire et s’effiloche en silence. Je pousse un cri qui roule sur la foule, indifférente. Maintenant le nuage se scinde en deux petits ilots retenus par un isthme éphémère. Un des ilots se tord, se tord et s’évapore. Au fur et à mesure ce qui reste du nuage perd de sa blancheur et se teinte de bleu. Puis il pâlit encore en prenant tout son temps comme un rêve qui s’en va au matin, qu’on ne peut retenir, qui glisse de la mémoire et s’écoule dans le néant. Encore un peu et il n’est plus qu’un fin entremêlement de fils de coton, puis de soie blanche et puis le bleu les dissout à leur tour et à leur place il n’y a plus rien qu’un souvenir qui se dissipe aussi. J’ai beau protester contre cette disparition impuissante, personne ne me prête attention. Il y avait un nuage, un tout petit duvet d’enfance et il ne reste plus rien qu’un ciel bleu souriant comme font les prélats sur une indifférence vide. Je m’envole pour voir s’il n’est pas réapparu plus loin comme il a disparu ici. Mais non, le ciel reste d’azur, impassible d’un bout à l’autre de l’horizon. Plus rien, plus une trace, un bleu lisse comme l’oubli.

 

C’est en tournant la page qu’il voit, coincé dans la reliure, un minuscule duvet de pigeon taché d’encre violette.

 

 

Marc B. Laos, 2018

 

 


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