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Et il déchira la feuille...


           
Et il déchira la feuille…

Il se souvint de son aïeul, attablé dans la cuisine ; ses mains solides et épaisses toujours à la recherche d’activité, couraient sur la toile cirée, tantôt pour attraper une mouche, tantôt pour aiguiser son couteau ; mais son grand plaisir, c’était quand il disait :

-      « Alors, petit, on s’en fait un ? »

Et de se régaler du sourire ravi et du plaisir par anticipation de l’enfant.

-      « Bon, va chercher le cahier dans le tiroir du buffet. »

L’enfant qu’il était s’exécutait alors religieusement, déposant le cahier devant le grand-père, partagé entre le respect dû à cet homme imposant et la reconnaissance pour le bonheur qui allait suivre.

-      «  C’est bien », disait le grand-père, « maintenant, commençons par le commencement : je déchire une feuille… »

Et de joindre le geste à la parole.

-      « Tu veux quoi aujourd’hui ? »

Pour l’enfant, la question était difficile et lui demandait une vraie réflexion.

-      « C’est vrai, grand-père, que les bateaux partent très loin ? »

-      « Oui, petit, c’est vrai…»

-      « Alors, fais-moi un bateau, grand-père… »

Et le grand-père prenait une profonde inspiration, le temps sans doute de réfléchir au moyen de satisfaire la demande de l’enfant. L’enfant se disait que ce devait être bien compliqué, vu le temps que cela lui prenait au grand-père…

 

Puis les mains solides et épaisses se mettaient à l’œuvre ; tout-à-coup rapides et légères, elles pliaient le papier en moitié, en tiers, en quart, par le milieu, par la diagonale, à l’endroit, à l’envers, et que je te retourne ce coin-ci, et que je te rentre ce coin-là, et que je déplie ceci, et que je replie cela… L’opération magistrale se terminait toujours de la même manière : le grand-père d’un geste auguste et solennel posait sur la table, devant l’enfant, le pliage du  jour, avec un :

-          

« çà te va ? »

L’enfant, coi, lançait un regard émerveillé à l’aïeul, emportait le chat, la girafe, le château-fort ou le bateau et s’en allait voyager dans le divan du salon.

 


Seul à son bureau, il se demandait pour quoi diable il avait déchiré cette foutue feuille. L’art du pliage était mort avec le grand-père et ce n’était vraiment pas sa préoccupation du moment.

Il venait de rentrer de son dernier voyage et Dieu sait qu’il y en avait eu beaucoup depuis le divan du grand-père. Mais de sa semaine dans le désert, il était revenu chaviré. Il s’était promis de poursuivre régulièrement son activité d’écriture, mais se demandait comment faire : jamais il n’était satisfait de sa prose, il peinait à faire émerger ses émotions, à les mettre en mots… Mais une promesse, fût-elle à soi-même est une promesse. Pas question de flancher.

Ecrire, il savait. Cela lui venait aisément et sa plume courait parfois si vite sur le papier que ses idées semblaient à la traîne. Mais comment aller de l’écrire à l’écriture ? Comme les sportifs peut-être : entraînement, entraînement encore, entraînement toujours…

-      « Avant de continuer, il faut commencer, petit… », aurait dit le grand-père avec son bon sens coutumier.

Partir du concret, comme toujours. Une bonne description pour démarrer, çà marchait immanquablement. Il feuilleta mentalement les images que ce magnifique massif du Hoggar avait imprimées dans son souvenir et s’arrêta sur ces mornes et ces rochers qui émaillaient le désert de leur présence incontournable.

Tuyaux d’orgue, monstres endormis ou menaçants, champignons gargantuesques, arches improbables, ponts entre deux mondes engloutis, châteaux-forts inexpugnables, cavernes ombreuses encore habitées par le spectre de populations anciennes…

Et l’infinité des couleurs… tellement inattendue.

Et la variété des formes et des reliefs… au-delà de l’imagination.

Lui, il avait vu ces rochers comme la peau d’un vieil éléphant, tannée, ridée, craquelée… Marie-Françoise y avait vu autre chose… mais quoi ? Ah, oui, il se rappelait ; elle avait dit :

-      « L’écorce des pierres se fissure en plein ciel »

Oui, c’était bien çà.

Çà lui aurait plu au grand-père. Il l’entendait d’ici :

-      « C’est qu’elle en a dans la caboche, la petite dame, pour pondre de belles phrases comme çà… »

Sacré grand-père !

 

Bon, ce n’était pas de tout çà, trêve de plaisanterie, son texte n’avançait pas fort. Toujours au ras des pâquerettes. A croire que toutes ses rêveries d’enfant, tous ses voyages à cheval sur la girafe, entre les tours crénelées du château-fort attaqué par les sarrasins, à courir derrière le chat de papier qui faisait pis que pendre, ou à voguer vers des contrées lointaines où l’emportait son insubmersible bateau, tout semblait coulé corps et biens dans le divan du salon.

 

Ce n’était pas encore l’angoisse de la page blanche, mais il ne fallait pas mollir… Pour se relancer, il feuilleta rapidement ses notes de voyage et tomba en arrêt devant cette page sur laquelle il n’avait inscrit qu’une seule phrase qui méritait bien la page entière, tant elle l’avait fait rêver :

-      « Et pourtant de table rase en fonds précieux s’incarnait l’inconstance du moment ».

Trop beau ! Du Marie tout craché… Qu’est-ce que vous voulez écrire après çà ?

Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il allait faire des étincelles…

-      « Courage, petit, un peu de patience… », aurait-dit le grand-père.

Et le revoilà revenu au point de départ…

-      « Rêve un peu, petit… Il n’y a rien de tel pour voyager », aurait dit le grand-père qui n’avait jamais quitté sa ville natale.

Il avait raison le grand-père, comme toujours… Il s’allongea sur le tapis du salon et les souvenirs de son équipée dans le désert fondirent sur lui comme une nuée de mouches dans l’oued. 




C’était le troisième ou le quatrième jour, dure journée. Tempête sous un crâne… Il avait éprouvé le besoin de rester en arrière, avait adopté son pas de sénateur qu’il savait le mener loin et longtemps.

Lent cadencement de ses pas, balancement mol de ses bras qui libèrent l’émotion et autorisent les larmes. Son cerveau tournait sans logique, les pensées couraient comme des feux follets, un apaisement sourd était monté doucement de ses entrailles. Sérénité, légèreté peu à peu retrouvées.

Il avait alors tourné son regard vers le paysage environnant. Quelques lointains acacias dressaient leurs ramures tortueuses, tandis que le sable alentour emportait leurs branches mortes et nues, fragiles coraux d’os blanc.

L’ombre tutélaire du grand-père plana un instant sur lui ; l’image du petit cimetière où il était enterré se superposa à cette vision. Dix ans avaient passé depuis l’enterrement et il se demanda ce qu’il restait de lui…

- « Tu sais, grand-père, dans le désert, les os blanchissent doucement sous le soleil…»

 

                                                                                                                          Hoggar, 25 Février 2010

 

 

  


 


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