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Tassili-fév 2010

grand bleu



Surf sur la tempête du 28 février, l'avion s'est posé 
à l'heure juste sur le tarmac de l'aéroport d'Orly ce matin. 
De retour déjà...

pour accéder aux photos du séjour
http://aphanese.viabloga.com/news/fev-10   
                           
                                         


VOUS ME DIREZ

     
-          Vous me direz les raisons qui m’agitent, me conduisent là où je ne sais pas encore…c’est ainsi que je vois les choses.

-          Hum hum

-          Oui je veux, souhaite, désire, savoir pour quoi je suis ainsi, pourquoi…je souffre, pour quoi la complication…

-          Oui vous pensez à quoi …

-          Être moi-même…pleinement

-          C’est à dire

-          C’est ça, c’est ça qu’il me faut savoir, connaître

-          Vous voulez dire maîtriser…

-          J’ai rêvé que quelqu’un m’accueillait me proposait aussi de passer la nuit. C’était une situation simple, le couple, qui me recevait, s’endormait au-dessus

-          Ah

-          Alors ?

-          Y aurait-il un lien entre votre désir d’être vous-même et d’avoir une place quelque part ?

-          le rêve est le rêve, dîtes-moi

-          quoi

-          Malentendu

-          Quoi

-          Je vais partir

-          Qu’allez- vous quitter

-          Le lieu, l’absence de réponse, vous.

-          Partir oui, hors de vous, hors du lieu, quitter ce lieu, cet espace…

-          Vous voulez savoir

-          Oui je veux pour vivre alors

-          Ceci est possible

-          Alors? … vous vous taisez

-          Non…écoutez, venez souvent, très souvent, régulièrement sans ^lus jamais poser cette question.

-          Pourquoi

-          Vous n’êtes pas prête…

-          Que me promettez-vous

-           

-          à demain

-          ----

-          Que dites-vous… ?

-          Que se passe-t-il pour vous ?

-          J’attends, vous allez me dire

-          …Souffrir, désirer

-          qu’arrive-t-il ?

-          Venir, écouter la pensée, les rêves, écouter

-          « vous êtes obligé d’aimer le monde… l’éclaircissement vient du chaud, du feu, du sel, du mur, de la vitre, de la table, de la porte qui claque, des dalles du parquet » le seul avantage est d’entendre mettre des mots d’humains sur ceux du feu, de l’argile, du bois et du ciel pur. Ca a commencé quand vous étiez encore entre les cuisses de la mère avant qu’on ne vous détache… ils vous ont dit on va lui apprendre, avant de naître vous en saviez plus, et saviez juste à l’endroit où la tête était collée dans le ventre de la mère. Vous savez désormais pour retrouver ce juste…venez, rêvez, pensez

-          est-ce possible

-          à demain.

M.H
                     





    LETTRE

 

Où nous conduis-tu ?

Les yeux s’emplissent de roches dures et de dunes tendres, 

La peau brûle sous le souffle du désert,

Le silence du Hoggar nous habite.
Les sphinx inquisiteurs posent sur nous des regards insistants.


On a tenté d’être là, présent au moindre grain de sable, aux variations de la lumière, d’être tout simplement.
Est-ce cela que tu veux ?

On a tenté de reprendre vie, d’accepter ce qui vient, d’écouter l’autre, de regarder au-dehors.

Ne l’as-tu pas demandé ?

 

On traverse le désert, on doute, on s’étonne, on a tant de valises à déposer.
La roche immuable nous dit sa certitude, le ciel imperturbable inscrit sa présence, les touaregs chantent et rient, le grain de sable murmure dans l’air chaud.
Paix retrouvée, mots suspendus, soif de mots essentiels.


Merci pour ce voyage, en soi et hors de soi, dans l’écriture et dans l’espace primitif de la lumière et de la pierre.
Tu as fait jaillir les sources et fleurir le désert.

MF.R
                         



TASSILI, OH TASSILI

       

                                                                                                                                       DCB, 20-28/2/10
 

Présence a dit Jean-Louis. Personne a moufté. Moi non plus. J’ai pas osé. Avec Voyage et Joie ça faisait trois mots d’ordre. Présence de la Joie dans le Voyage. PJV. Non non, c’est pas ça. Ça peut pas être ça. Trop facile. C’est PCP. Présence de chez Présence. PCP comme IM. Ici et Maintenant. Fini Paris, fini Tam, ici c’est Tassili du Hoggar, avec 2s et 2g, et maintenant c’est lève-toi le cul on s’en va. Waouh, t’y croyais pas hein cossard. Et ben j’tai eu. On y est, ici et maintenant. T’as payé, t’y auras droit, la totale.

Ici et maintenant. Suivez bien, c’est l’IM qui se passe en IM et pas l’IM de quand j’écris ou que je vous lis. Parce qu’y a trois IM, mais y en a qu’un qui compte. L’écho à double corps ça s’appelle. Pour les puristes, des IM y en a trois, mais de vrai ça fait qu’un. Soyez pas étonnés, le monde a été créé par Dieu, Dieu c’est trois en un, donc l’IM c’est pareil. Vu ? On va pouvoir commencer ? OK, on y va.

D’abord, l’incipit.

Là j’ai beaucoup réfléchi. Hier soir Marie-Françoise proposait « les mots sont des balles perdues » comme excipit. Moi je l’aurais plutôt mis en incipit, mais enfin. Ça m’a travaillé toute la nuit, tellement ça fait mal ce qu’elle dit. Y avait des mots qui se baladaient de toutes parts dans ma tête, et ça sifflait, ça pétaradait. Salement méchant. Y avait rien à faire, ça partait en rafales dans tous les sens. On entendait les impacts, dans tous les styles, vacheries parentales en douce, acidités fraternelles mine de rien, ostracismes verbaux copinesques, professoriations  sadico-méprisantes, en shrapnels, en obus incendiaires, j’en passe, on entendait les cris des blessés qu’avaient pris un adjectif dévalorisatif dans l’estomac, les râles des mourants dont le cœur était éclaté d’un indicatif de haine. Un vrai carnage vocalo-linguistique. Même de l’anglais, même de l’allemand, je suis pas sûr qu’y avait pas du chinois genre pince-mi pince-moi. Alors je me suis dit, halte au feu, faut faire quelque chose. Faut pas leur laisser tout le vocabulaire, à ces étrangleurs de sens, à ces assassins d’herméneutique. Et à l’aube, quand l’Orient s’est éclairé d’un fin liseré blanchâtre qui n’avait plus rien à voir avec les flammes des fusils de la nuit, c’était là. On allait s’y mettre, les maux c’est fait aussi pour en rigoler. Ce matin mon incipit, merci Marie-Françoise, c’est :

« Les mots sont des balles de jonglage ».

Voilà, ça y est, c’est parti, fallait pas vous énerver, on y est dans l’IM, on va pouvoir commencer. Ram-ram, ça marche dans le sable ;  criss-criss, ça marche sur la pierre ;  toc-toc, ça marche dans les cailloux. Vous y êtes ? Je dirais simplement : criss-criss, ram-ram, toc-toc et vous marchez sur le roc, vous enfoncez dans le sable, vous buttez contre les cailloux. Pigé ? Un petit essai ? Ram-ram, toc-toc, criss-criss, toc-toc, ram-ram. C’est difficile d’être dans l’IM, j’en ai entendu deux qui ont failli se prendre une gamelle.

Donc, on avance comme ça. Début de journée, ram-ram, criss-criss. Puis ram-ram ça s’est ralenti et c’est devenu plutôt criss-criss et toc-toc, et c’était beau, c’était beau. Des enfilades de grès en colonnes chancelantes sur fond de sable et de ciel azur clair. Waouh, trop bien l’IM. Et puis plateau en grandes dalles grises de schistes métamorphiques, façon ardoisier, sonores, ça et là fragmentées et érodées, criss-criss, toc-toc, ça galope, ça galope.

Il disait rien là-haut mais en douce il commençait à lâcher ses chevaux. Le fonds de l’air était encore frais pendant que le soleil envoyait de ci de là un petit rayon, zip, zip, zap, zip. Moi je disais rien, je sentais. Devant il y avait Marie-Françoise et Marie qui collait le train à Roni, derrière on jouait de rwww clic, et ça mijotait doucement sur la cafetière, sur les épaules, et tout doucement au contact du sac je sentais la chemise qui s’humidifiait. Et bonjour les mouches. Depuis l’aube elles étaient là. Maintenant la transpiration les rendait dingues. Elles me suçaient, elles me suçaient, shh burp, shh burp. Je commence à me dire ‘je vais te les claquer moi’. Et puis j’ai pensé ‘non, non, aujourd’hui PJV+PCP, reste calme’. Bonjour Saint François, l’ami des animaux, bonjour frères et sœurs mouches, prenez ma transpiration, prenez ma sève, je la renouvelle pour vous. Oh douce harmonie et démangeaison, merci Saint François, bonjour soleil, merci de tes gentils rayons. Et lui, tranquille, il en rajoute une louche, splatch, splatch, dix degrés d’un coup. Bon je passe les péripéties, direct à l’essentiel, criss-criss, toc-toc, rwww clic, merci sœur François, et on arrive à la gorge, pas la mienne ni celle des filles, celle du rocher, celle de la guelta et on se baigne. Floc, floc, blurp glup, flic flac. Bien, biieeennn, biiieeeennnn. Bonjour sœur fraîcheur. Salut les mouches, là vous avez de quoi faire.

Je sors du défilé, et je sens que quelque chose change. Apparemment tout est toujours pareil. Marie-Françoise s’est laissé distancer au départ, mais très vite elle a rattrapé Marie et Roni. Elle double Marie vite fait et le groupe de tête est reconstitué. Fouette cocher. Nous on suit, Marc tranquille, à son rythme, rwww clic, criss-criss, toc-toc. Moi j’ai ma patte droite qui batifole par moment. Jean-Louis c’est le Saint Bernard et Laurence nous accompagne. La température a grimpé d’un coup, position 5 du four.

Tout ça mijote tranquille un moment. Et puis ça m’explose d’un coup plein poire. On monte les bords du lit asséché d’un oued, la pierre est en empilement de strates gréseuses, épaisseur brun rouge, parfois plutôt ocre, une pâte grossière, par moment ça vire schisteux avec fines diaclases horizontales, la surface est cramée façon épandage rapide de goudron fumant, reste de bulles éclatées en pustules, nids pour sœur fourmi et frère scolopendre. On monte, ça transpire et ça souffle, ma patte droite prend une indépendance ravageuse, mode jambe de bois et pied en godille. Le ciel vire au blanc. Thermostat 7/8 fonction grill. Les sonnettes s’agitent d’un coup. Alarme. Alarme. J’en chancelle à moitié.

La veille au soir, à El Ghoussour, je regardais le jour tomber, la nuit monter, assis sur une petite éminence rocheuse au bord d’une large vallée. La rive en face était peuplée de tours crénelées à mâchicoulis, forteresses médiévales mâtinées ça et là de redoutes arrondies à la Vauban, clochers gothiques et minarets à triples balconnades. Fond de vallée plate entièrement pierreuse, blocs torturés et semis de pierres éclatées à tout va. Foutrac comme un chantier, inquiétant comme un ravage inopiné et torride. Le fond de plaine s’estompait lentement. Le paysage s’assombrissait. En face, la ligne d’horizon prenait allure de façade sombre et déchiquetée, parsemée de tourelles de guet ou de cyclopes géants en masses menaçantes, selon. Derrière moi, ce qui m’était apparu en venant comme une agréable esplanade au sol couvert d’une pâle arène blonde, entourée de colonnes arrondies aux douces couleurs saumon, s’était subrepticement changée en reflet menaçant des citadelles de la berge opposée du fleuve de pierre. Soudain j’entends une voix en moi qui s’écrie : qu’es-tu venu faire ici ? ici ? ici ? Et ça continue avec son écho ravageur : es-tu venu faire le touriste ? riste ? riste ? Le touriste écolo équitable ? colotable ? colotable ? La nuit tombe, seul un petit vent chaud m’empêche de ressentir le froid qui s’installe en moi. Oui, que suis-je venu faire ? Pourquoi suis-je ici ? Je ne suis pas de la caravane de Gaspard, Melchior et Balthazar, avec ses présents d’or, d’encens et de myrrhe. L’or oui, j’en ais apporté, mais ça ne me trompe pas. C’est de l’or frelaté, la monnaie de la civilisation. Et les ricanements redoublent dans ma tête, civilisation, sation, sation, sation, ah ah ah, sation, sation, sation, ah ah ah. Le petit vent chaud m’interpelle sans relâche. Je vois les cératosauriens, les iguanodons, les mastodontes et les lézards géants aux armures crénelées et pointues qui s’éveillent et se dirigent, pique en avant, vers moi. Qu’es-tu venu faire, toi l’infidèle, dèle, dèle ? Transpirant de malaises je me suis levé, suis reparti, pieds butant sur chaque pierre, toc-toc, tête basse, poursuivi de ces interpellations, l’esprit en déroute.  Je me sentais le traître dans la peau de Judas. J’avais payé de ma poche les trente deniers, mais je sentais bien que j’en voulais plus que pour ces trente deniers là. Je voulais, je voulais, je n’osais pas me le dire, mais je voulais quelque chose qui se paie en bon poids de chair et d’âme. Vous savez comme dans ‘la fille du puisatier’, le film de Pagnol, quand le grand-père maternel, le père de Patricia, le puisatier, qui a élevé l’enfant, rencontre le grand-père paternel, le commerçant, le père de l’aviateur, et lui dit : ‘cinq kilos il pèse le petiot, cinq kilos de chair tendre d’enfant, et vous savez combien d’amour et de souci il faut pour faire cinq kilos de chair d’enfant ? Vous croyez que vous pouvez me l’acheter pour de l’argent ?’

Je suis retourné au campement la tête basse. Et voilà qu’aujourd’hui c’est la pierre que je gravis qui me crie, criss-criss, criss-criss, elle me crie : que fais-tu là ? Qui t’as permis ? Que veux-tu de nous ? De nous ? De nous ? Crois-tu que nous voulons de toi ? De toi ? De toi ? (ici, IM oblige, j’interromps un instant la retransmission pour vous signaler le vol plané de deux choucas, façon Soulages, noir tellement brillant sous le soleil que ça fait blanc, et qui se posent sur l’escarpement rocheux à votre gauche).

Nous débouchons sur un plateau. En fait c’est une vallée, entre 100 et 200 m de large, très évasée, fonds sableux. Elle remonte doucement, nous l’empruntons, ram-ram. Roni, silhouette bleue foncée, chèche vert olivâtre, un djinn comme une flammèche qui glisse devant nous. La lueur qui guidait Moïse dans le désert, et nous le peuple obtus et rouspéteur qui le suivons en ordre plus ou moins dispersé. Fonction pyrolyse, le sable fume tranquillement. Un fil ténu de touffes verdâtres et d’arbrisseau variant entre l’ocre des feuilles mortes, le gris des branches, le vert jaunâtre des rameaux résistants, serpente dans ce fond de vallée, jalonnant les résidus d’humidité du creux de lit d’une fugitive rivière. Et j’entends les clapotis de la mer qui déposait ces sédiments d’arène ocre, de marnes vertes et grises, d’oolites blanchâtres, le rythme des millénaires changeants qui les nappaient par moment de vermillon ferrugineux, de manganèse gris, qui charriaient des dépôts d’antigorite et de chrysotile, formant des masses de serpentines à éclats gras vert sombre parcourus de veines jaunâtres, je sursaute aux grondements terrifiants des secousses spasmodiques du monstre tellurique lorsqu’il exhausse les plateaux, les tourneboule, les fracture et les disperse, je suis assourdi du roulement des torrents montagnards mitraillant de galets les falaises qu’ils taillent dans leur ruée vers les plaines, tournoyant rageusement lorsqu’ils sont pris au piège en marmites qui perforent aussi impitoyablement les basaltes, les gneiss et les gabbros, qu’ils explosent les diatomites, grès et dolomies lorsque ceux-ci prétendent s’opposer à leurs courses furibondes. Je perçois le glissement plus feutré du fleuve tropical qui érode puissamment les rives du lit qu’il se façonne, qui s’épuise à porter au loin les sédiments qu’il y arrache, et qui se meurt peu à peu du basculement du soleil dont le baiser de feu se fait plus pressant, plus insistant, dardant une langue qui s’insère dans cette bouche de terre, l’asséchant, la brûlant, la consumant. Oh Tassili du Hoggar tu es aimé du soleil, sois bienheureux de cet amour, mais crains l’ardeur de son étreinte, la chaleur de son souffle, et enfouis tes larmes aussi loin que possible en ton sein. Il n’a qu’un désir, te les aspirer toutes, dût ta vie s’y évaporer.

Ram-ram, criss-criss, toc-toc, nous débouchons sur un replat du fleuve perdu. Une ombre jaune verdâtre y subsiste. Ça et là quelques acacias dans un temps et une vie suspendus. Broum. Les sacs tombent des épaules. Broum. Les corps suivent. Repas. Sieste.

De celle-ci je ne dirais rien, pour n’avoir pas à révéler qui ronfle ou pas. Ma chronique n’a point pour nom délation. Tableau d’après sieste. Sourire de Marie plongée dans son livre, rire de Jean-Louis vers qui elle a communiqué le sujet de sa joie, Marie-Françoise armée de son cahier et de son stylo lutte fièrement contre le vent, Marc en vigie nez droit devant et bras étendus position du planeur extasié, Laurence assise sur sa chaise tel le Dr Livingstone savourant son whisky aux sources du Nil et se préparant à accueillir le capitaine Marchand. Dr Livingstone, I presume ? Ooo, Capitaine Marchande, c’être trop gentil de visiter une subject de sa Graciouse Majesty. Puis-je vous offrir un britannique breuvège ? Ta ta, ta ta, ruée sur les 4x4 et en avant Rintintin pour de nouvelles aventures.

Brrroum, brrroum, cinq minutes ou dix ans plus tard, les 4x4 déposent 4 silhouettes sur un immense plateau de sable (oh les parieurs réveillez-vous, 3 fois 4 en 5 mots, sûr que c’est gagnant dans la 4° à Vincennes, faut tout vous dire !). Mer d’huile scintillante, quatre heures de pyrolyse bloquée (je dis 4 pour faire plaisir aux turfistes) le sable fume à tout va, loin devant palmiers et doux miroitements de la marée sous un ciel par la chaleur blanchi. Par place la surface du sol clair est constellée de fins semis de résidus caillouteux divers, noirs basalte vus de loi, multicolores vus de près. L’horizon, pour autant qu’on le devine, parait bordé de collines, arrondis gréseux et sableux, forêts sombres d’orgues du diable au Sud-est sur lit de dunes claires. Naturellement c’est par là que nous prenons, nous les quatre silhouettes envoilées et enchéchées comme faire s’est pu. Je marche mais n’en mène pas très large. Ram-ram, ram-ram, ça ne me fait plus rire. Je me chantonne des ritournelles de la chorale, rwww clic, rwww clic, quelques photos pour me donner contenance. J’ai beau y faire, ça change de registre.

Ici il n’y a plus d’arbres, plus de touffes d’herbe. Sec, sec, chaleur, sec. Le baiser du soleil ne laisse au voyageur que la poussière du sable et l’éclat de ses mirages fuyants. Une voix revient en moi. C’est la voix du plateau, la voix du sable, la voix des forêts de basalte lointaines, sapinière jurassienne carbonisée, la voix du vide, du sec. Est-ce la voix que Lalla entend lorsqu’elle part sur les pistes caillouteuses et brûlées à la recherche du Hartani, la voix qui parle en elle, voix silencieuse qui s’impose peu à peu, la voix portée par le vent qu’on n’entend pas avec les oreilles, la voix de celui qu’on appelle Es Ser, le Secret ? Elle aussi, elle dit les mots qui mettent mal à l’aise, qui révèle impitoyablement les faux-semblants et les mensonges comme le vent du Simoun, le vent de sable qui abrase les rochers, assèche les puits, fait périr les buissons, les acacias, décape les os des chèvres des chameaux et des gazelles et en parsème les fragments blanchis à travers le désert. Es Ser, qui sait tout, qui dit tout, qui fait périr ceux qui ne veulent pas entendre ses paroles silencieuses, ou ceux qu’il aime trop, on ne sait pas, il est imprévisible comme le Hartani, l’innocent, le cœur pur. Es Ser, l’âme du vent sec sur la plaine brûlée, qui déverse ses questions incandescente, les questions qui tuent ceux qui ne savent pas d’un vrai savoir la réponse aux interrogations qu’il énonce : qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Pourquoi me cherches-tu ?

La marche se poursuit. Souvent je rajuste ma coiffe, ma bouche se parchemine. Les 4x4 nous reprennent. Les 4x4 nous reposent, au pied des dunes, au pied des colonnes qui sont devenues blondes, qui sont devenues roses. Ram-ram, les pieds enfoncent dans le sable, la pente se fait pénible à gravir, fuyante sous la chaussure. Le souffle sous le chèche plus bruyant, plus difficile, qui es-tu ? que cherches-tu ? Que me veux-tu ?

Nous sommes maintenant sur une vaste mer, un océan de sable ocre, ample surface animée de la houle des dunes, par endroit émergent les superstructures rocheuses des terres englouties. Moles torturés d’empilements gréseux roses et jaunes, tantôt arrondis, tantôt retaillés en pilastre, dents carnassières ou broyeuses des dinosaures engloutis, assiégés de vagues de sable un instant immobilisées. Continent englouti sous l’arène, j’entends sonner les cloches de la cathédrale d’Is, je devine l’Atlantide submergée sous le sable, contrairement à la légende qui en fait une terre sub-aquatique, et le troisième pilastre sur la gauche de la place où nous stoppons un instant est sans nul doute possible le reste du minaret de la mosquée de Smara, la cité qu’avait construit Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, sur l’ordre d’Al Azraq, l’Homme Bleu venu de Chinguetti, le Saint du Désert, l’Elu de Dieu, celui qui n’enseignait pas avec les mots de la parole mais avec des gestes et des prières pour obliger ses visiteurs à s’humilier dans leurs cœurs. L’océan dont j’entendais les pulsations fluides il y a quelques heures a été noyé, le soleil, le vent et le sable ont gagné la partie.

Nous marchons, nous marchons, et la voix d’Es Ser, le Secret, la voix qui ne parle pas, qu’on n’écoute pas mais qu’on entend, me torture : qui es-tu ? Que veux-tu ? Que fais-tu ici ? Je marche et je transpire, mes pieds enfoncent et glissent dans le sable. Et puis soudain : et Moi qui suis-je ?

J’eus le souffle coupé, tandis que nous marchions, je restais un moment impressionné, presqu’effrayé de cette apostrophe. Puis prenant courage, je m’adressais à lui, lui disant ces paroles qui n’étaient pas prononcées, tandis que nous marchions, enfonçant chaque pas dans l’écume sableuse : « Vous êtes la lumière de l’aurore en même temps que la nuit qui se dissipe, vous êtes le grain de sable en même temps que le cosmos entier. Vous êtes l’océan marin qui façonne ce paysage en même temps que le sable qui l’assèche et l’engloutit ». Et je voyais la plaine engoncée dans des moutonnements infinis de sable, les rochers qui en saillaient à peine, et j’escaladais les dunes, enfonçant jusqu’aux genoux. Comme il ne répondait rien, je m’enhardis : « Vous êtes Lucifer, le porte-lumière déchu et l’Archange Gabriel qui le combat. Vous êtes l’épée de l’un et de l’autre qui s’entrechoquent maintenant, qui projettent une myriade d’étincelles pour peupler la nuit du ciel et faire tomber un torrent de feu sur la terre ». Et ici je sentais le brasier dans le ciel, je voyais les rochers qui se calcinaient, noircissaient, desquamaient en fragments de peau boursouflée, je voyais la terre qui se fendait de toutes parts. Toujours plus loin leurs lames en bataille projetaient des flammes en tout sens. Waouh. Waouh, Waouh. Vietnam 67. Nixon assassin, Nixon assassin. Les B52 décollent de Nuam-Kong, comme des frelons en bande ravageuse, soutes chargées à bloc. Drunky Dalton, Drunky Dalton, objectif en vue, objectif en vue. Nasty Monk, Nasty Monk, larguez tout, larguez tout. Et les nuages de liquides jaunes se déversaient, et le napalm tombait, aussi dru que la pluie de la mousson. Et je voyais les palmiers, et les arbustes et les herbes qui dépérissaient, les animaux qui mourraient, et je voyais les troncs des arbres, les maisons, les hommes, les femmes, les enfants qui brûlaient, et les fleuves et la mer qui s’évaporaient, et les rochers qui se calcinaient. Nasty Monk, Nasty monk, tango bravo, tango bravo, bravo, bravo, OK, OK. Waouh et je voyais le feu du ciel qui repartait vers New-York City, twin towers, groud zero, tango tango, it’s over, it’s over, Kentucky for ever, ever, ever, Oklahoma for ever, tango tango. “Vous êtes le napalm qui tombe du ciel et vous êtes le nourrisson dont le berceau s’enflamme. Vous êtes la source fraîche et les rayons du soleil qui l’assèche ». Et je voyais le Sahara qui jaunissait, se desséchait, les bêtes et les hommes qui se clairsemaient. « Vous êtes la douceur de vivre sur ces plateaux et ces dunes, au creux des oasis, la joie des rezzous dans les villages au bord du fleuve Niger, les courses de chameau, les fantasias renommées des Oulad Yahia, des Idaou Meribat, des Aït ba Amrane, des Icherguiguine. Et vous êtes la vague inexorable des soldats des Chrétiens qui accourent de toutes parts, qui déchirent la terre des Touaregs, des Maquils, des Oulad Delim, des Arib, des Arrousiyine, des Riguibat, et celles des Chleux, des Idaou Belal, des Idaou Meribat, des Aït ba Amrane, et tant d’autres ».

Et je voyais au loin la poussière de la colonne des guerriers du cheikh Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, dans sa gandoura blanche et son chèche blanc, avec ses yeux clairs qui transperce le cœur de tous ceux qui l’approchent, entouré de ses combattants à cheval, suivi des femmes des enfants, des troupeaux de chameaux et de chèvres, qui avait abandonné Smara, s’était éloigné de la Saguiet el Hamra, et fuyait l’armée des Chrétiens. Et je voyais là-bas, loin à l’Est, la méharée de Lawrence, le serpent à double langage, en compagnie de Fayçal, le Chef de la Révolte, échappés du paradis originel pour chasser le Turc hors des terres de l’Arabie agenouillée, et je voyais les colonnes blindées de l’Afrikakorps de Rommel, le Renard du désert, parcourant en tout sens les sables de la Lybie et de la Tripolitaine. Et je voyais l’arrogance des soldats des Chrétiens qui n’hésitaient pas à répandre le feu de l’atome sur les sables des Ergs de Reggane. J’entendais le fracas inlassable des armes, jusqu’au cri du Roi des Touaregs, au son des tambours et des fifres, ‘le colonialisme français est mort, vive le colonialisme arabe’.

« Vous êtes la soif inextinguible du voyageur qui parcourt les déserts à la recherche de sa vie, vous êtes le vent mauvais qui la lui prend, qui la lui donne, qui la lui reprend à nouveau, et vous êtes l’eau qui sourd du plus profond des puits perdus ». Et je voyais les herbes, les buissons, les acacias qui verdissaient, jaunissaient, se desséchaient, en partie pour certains, en totalité pour d’autres, au cœur des oueds secs, des vallées ensablées ou dans de petites failles des plateaux calcinés. Et j’en voyais certains reverdir brusquement, se barder de piquants, s’embroussailler en tout sens. Et je sentais le poids du sac, les sillons qu’il avait creusé dans les épaules, ma jambe qui godillait, le souffle court de celui qui est fatigué de plus loin que du point du jour, et je sentais le cœur qui se gonflait, l’humidité qui pointait à l’angle de la paupière, sous le chèche et l’opercule noir des pare-soleil, et les gouttes qui se formaient et coulaient peu à peu au long des ailes du nez, à l’angle des commissures des lèvres. Et la nuit tombait peu à peu, et je n’avais rien écouté et tout entendu, et je n’avais rien parlé et tout dit. Le vent cessait, je ne sentais plus la présence d’Es Ser, le Secret. Silence. Vide. Silence.

Nous étions arrivés en haut d’une colline. Face à nous la ligne lointaine et irrégulière marquait la limite septentrionale d’une immense vallée noyée de sable, sur laquelle l’obscurité se faisait. Pas un bruit, pas une lumière aussi loin que le regard porte. En grande économie de paroles, nous soupâmes, et un vent vif et froid, venant de l’Occident, recommença de souffler tandis que nous nous glissions dans les couvertures. Au cœur de la nuit la lune répandit un moment sur le sable ses hiéroglyphes effrayants et secrets, les mystères de Vénus. L’aube apparut comme une frange laiteuse striant le ciel d’Orient, au-delà des monts lointains, et le jour précéda l’aurore et la montée du disque d’or pur dans son quadrige de feu sur l’océan de sable pétrifié.

Sorties de nulle part dès le point du jour, sœurs mouches, cornettes au vent en régiments serrés, visent avec persévérance aux trous du nez. Ram-ram, les pieds enfoncent dans le sable, tandis qu’on dévale de la colline, contourne des entassements de grès torturés, troués. Rwww clic, bonjour le pittoresque, poses avec sourires, ah oui, elle est bonne celle-là, ça transpire dans les montées. Peu à peu la surface s’aplanit, le sable se prend en croûtes moins fuyantes sous le pied, durcit, fait place par endroits à des argiles précaires, beige sale, cloisonnées en grands carreaux irréguliers de fentes de retrait comblées de concentrations ferrugineuses brun roussâtres. L’horizon s’élargit, on débouche sur la plaine. La sueur n’est pas moindre, le soleil continue de monter. La colonne en marche s’étire, s’étire, Roni est quelque part, là-bas, loin devant, suivi de peu comme dab par Marie-Françoise et Marie, Marc batifole casquette à visière et triple rabat au vent, entre Professeur Jacquard pourchassant le cratère fantomatique du météorite géant à travers le Sahara et Panzerdivision en goguette, Jean-Louis monte et descend la colonne en exhibant sans vergogne la réussite de son chèche, Laurence, chapeau à bords droits façon police montée canadienne avec couvre-nuque et chasse-mouche incorporés, mitraille à tout va, tandis je ne cesse d’hésiter s’il eut mieux valu mettre mes sandalettes, au risque d’abraser mes doigts de pied dans le sable, plutôt que ces grosses chaussures qui me plombent les lattes. Traces de gazelles par ci, traces de gerboises par là.

Brrroum, brrroum, les 4x4 sont là, plein tube pour la grande traversée. Nord, nord-est, on remonte la plaine en diagonale, les bergers rouges de Kheops nous saluent du haut du rocher de Gizeh, l’homme à la tête de guépard et celui qui fait tournoyer ses frondes, la femme à cuisses proéminentes et chef d’aigle, d’autres encore armés d’arcs et de sagaies. Brrroum, brrroum, ça ronfle, ça droppe, le sable vole, ça monte, ça descend, ça glisse, ça traverse les lits tortueux des oueds desséchés, ça fonce, ça fonce.

Au pied du prolongement nordique de la falaise lointaine que nous devinions hier il ne fait pas moins chaud. Le soleil de midi plombe un max. Les buissons se multiplient. Avec eux les mona-mona noir et blanc voletant de ci de là, ceux qu’on voit un peu partout dès qu’il y a de l’humidité, avec leurs sautillements nerveux et leurs petits cris de pierre à fusil. Et merveille, dans une reculée de la falaise, un puits avec sa margelle de ciment et son assemblage de bâtons pour descendre un récipient au bout d’une corde. Puisage de l’eau, un seau par personne, douche ! douche ! douche ! Derrière un buisson, vite fait bien fait sous les rayons du soleil pour une fois complice. Mleaahhh, qu’il en soit ainsi. Trop bien. Fraîcheur, douceur, harmonie. Et volupté du repas sous l’ombre tamisée d’un acacia. Ça et là des euphorbes au vert éclatant, quelques roseaux se balancent dans un semblant de brise. Les trois thés de Roni, amer comme la vie, fort comme l’amour, doux comme la mort.

Un petit oiseau, gros comme le tiers de mon poing, batifole dans les branches basses. Corps effilé, bec fin et pointu, dessous de gorge beige rosé se poursuivant en beige clair sous le ventre, dos bleu foncé, une capuche presque noire sur le haut du crâne, dans le prolongement du bec un trait foncé qui traverse l’œil et se prolonge un peu au-delà. Il va, vient, virevolte, petite tache bariolé dans le vert plus ou moins clair ou foncé du branchage, le gris et le fauve des entrelacs de branches mortes. Il me fixe. Nous échangeons un long regard. IM, temps suspendu. Hoggar, la vie, la mort, la vie, Hoggar, violence et douceur au Tassili.

DB



PREMIER JOUR

  Je me voyais vivant, je me retrouve vieux.

Cette phrase m’avait frappé de sa tristesse insondable avec la brutalité d’une condamnation devant un tableau de Jean-Léon Gérôme au Musée d’Art de la ville. D’où me venait-elle, cette phrase ? Elle m’avait pris par surprise et, une fois le premier choc passé, je compris qu’elle avait surgi de ce tableau romantique du 19ème siècle, de ce tête-à-tête entre Bonaparte et le Sphinx ensablé fixant le généralissime d’un air ironique. Cette peinture se trouvait au bout d’une salle où de nombreux tableaux du 18ème et du 19ème siècle présentaient des paysages bucoliques à la lumière douce entourant des blocs écroulés de palais oubliés. Quelques minutes auparavant j’avais noté sur mon petit carnet :

Sous les pierres antiques des temples ouverts au vent,

la vie s’écoule, paisible, au pas des ruminants

J’avais toujours sur moi un petit carnet fermé par un élastique et dans lequel je notais des phrases, reflets d’émotions plus que de pensées. J’avais ainsi amassé au fil du temps toute une collection de moments fugaces, mais qui, parce qu’ils avaient ainsi laissé une trace, pouvaient être convoqués autant de fois que je le désirais. Comme une bande magnétique rejouant la pulsation primitive du « Sacre du printemps » ou la gloire exaltée du « Alléluia » de Haendel.

« Je me voyais vivant, je me retrouve vieux. » Cette phrase je ne l’écrirai pas dans mon petit carnet. L’émotion était trop forte. Comme un tremblement de terre. Comme un verdict après lequel rien ne serait plus comme avant. C’était bien cela qu’exprimait ce tableau dans lequel j’avais pénétré par cet après-midi pluvieux. La campagne d’Italie et plus encore celle d’Egypte avaient placé les héritiers des Lumières devant les ruines d’empires fabuleux alors oubliés, qui les avaient portés à une méditation artistique sur la puissance irrésistible du temps. « Du haut de ces pyramides 40 siècles vous contemplent » avait dit Bonaparte à ses soldats après la bataille. Les hommes et leurs civilisations laissent des souvenirs effacés de leur heure de puissance et de gloire. Le temps use et abat. C’était bien cela que Gérôme devait avoir en tête lorsqu’il peignait ce sphinx abrasé émergeant encore des sables qui semblait murmurer à Bonaparte d’un air narquois « regarde, regarde ce que le temps fera de toi ». C’était bien cela que tous ces artistes devaient avoir en tête lorsqu’ils peignaient dans la douce lumière d’un crépuscule paisible ces éboulis de temples agonisant silencieusement devant l’œil rond de vaches indifférentes. Après la vigueur de la jeunesse, les civilisations comme les hommes s’affaissent puis s’effacent, laissant derrière elles des ombres qui sont comme des rides de leur splendeur éteinte.

La vieillesse.

La vieillesse et puis la mort.

J’abordais donc la dernière ligne droite de ma vie ? Il fallait me rendre à l’évidence : il en était bien ainsi. J’avais pourtant entamé cette journée avec une excitation joyeuse. J’étais enfin libre, libre de mon emploi du temps, de me lever quand bon me semblait, d’aller où bon me semblait, de faire ce que bon me semblait. Ce jour-là, premier jour de ma retraite après quarante ans de bons et loyaux services, je n’avais de compte à rendre à personne, à personne d’autre que moi-même.

La veille, j’avais définitivement dit adieu à mon travail au bureau, à ma petite vie grise et étriquée, rythmée par les discussions avec les collègues sur le temps qu’il fait ou ne fait pas ou devrait faire, sur l’émission de télévision de la veille ou de ce soir, sur les vacances passées ou les vacances à venir, sur les derniers résultats sportifs ou du loto, sur les problèmes de couple d’Untel ou d’Unetelle, sur la promotion qu’on attend ou la promotion qui vous échappe, sur « et il m’a dit, alors je lui ai dit », toute cette vie, toute cette petite vie passée à tuer le temps en attendant que ce soit lui qui nous tue, à faire semblant que rien ne presse, que l’éternité est avec nous. Aussi, lorsqu’ils m’ont demandé pendant le pot de départ avec un air faussement jovial si je n’avais pas trop peur de m’ennuyer avec ces journées maintenant vides, j’ai souri, persuadé qu’au contraire ma vie allait enfin commencer. Jusqu’à ce que cette phrase se plante dans mon crâne. Je me voyais vivant, je me retrouvais vieux. Etait-il donc trop tard pour moi ?

 

 En sortant du musée j’avais encore l’âme pleine de ces ruines sublimes exsudant une terrible nostalgie. Je marchais sans prêter attention au monde qui m’entourait. Qu’y avait-il de plus important que cette petite phrase échappée du tableau de Gérôme qui continuait de se répercuter en fracassant mes pensées et en rongeant mon esprit comme un acide ? Qu’y avait-il de plus important que cela, quel verdict pouvait être plus définitif, plus irrémédiablement, terriblement définitif ? Etait-il possible de commencer de vivre à soixante-deux ans ? Un choc à l’épaule me fit brutalement sursauter. Je m’excusais par réflexe mais la silhouette que je vis en relevant la tête – jeune femme, la trentaine – s’éloignait sans ralentir son pas pour se jeter dix mètres plus loin dans les bras d’un grand gaillard. S’était-elle seulement rendu compte de notre bousculade ? Malgré une bouffée de colère, une sorte de honte incongrue me retint de l’apostropher. Etais-je devenu à ce point transparent, immatériel ? Quand donc avait eu lieu cette transformation ? Même après que Josiane m’eut quitté, il y avait de cela si longtemps, j’étais resté un être de chair et de sang, j’avais pu me reconstruire au gré d’aventures qui, je m’en rendais compte maintenant, m’avaient apporté plus de mélancolie que de joie. Alors, quand donc étais-je devenu cet être imperceptible, indétectable, étrangement asexué et sans consistance ? J’eu beau chercher, aucune rupture dans ma vie ne marquait une frontière nette entre un « avant » et un « après ». La seule rupture était celle de mon réveil à la réalité, une demi-heure auparavant, ce premier jour de la retraite, devant le tableau de Jean-Léon Gérôme, de ce moment précis où cette phrase avait pénétré mon esprit et s’en était emparée. La seule rupture, mais quelle rupture ! C’était celle d’une vie vécue comme un lent ensommeillement d’où je me réveillais brusquement pour me découvrir vieux. Appartenais-je encore à ce monde ? Qu’avais-je à attendre encore de la vie ? Les joies et les espoirs appartenaient à la jeunesse, je n’y avais plus droit, j’avais fait mon temps, il ne me restait plus qu’à attendre.

En retournant chez moi je remarquai (pour la première fois de ma vie je remarquai vraiment) ceux que les vivants – ces jeunes aux couleurs vives et aux gestes exubérants, ces adultes aux paroles fortes et au regard assuré – rejetaient sur les bords des trottoirs comme des débris voués à l’oubli. Ces petits vieux, qui donnaient l’impression de s’excuser d’être encore là, qui se faisaient le plus discret possible, ces petits vieux je venais de les rejoindre. Je faisais maintenant partie de cette armée des ombres. J’allais m’y enfoncer jusqu’à disparaître. Il n’y avait plus qu’à attendre. Et tout serait terminé.

 

 Arrivé chez moi, je m’effondrai dans mon fauteuil sans même prendre la peine d’ôter mon imperméable encore humide. Le jour descendit lentement, la nuit inonda imperceptiblement mon salon. Je n’allumai pas la lumière, à quoi bon.

 

Combien de temps restai-je ainsi, immobile, dans l’obscurité ?

        Puis, j’allai me coucher.

 

***

   A mon réveil, l’esprit encore embrumé, je me renfonçai sous les couvertures, tentant de m’enfouir de nouveau dans le sommeil. Cette journée je ne voulais pas la vivre, juste l’oublier, elle et toutes celles qui suivraient. Qu’on me laisse tranquille. Qu’on me foute la paix. Que je me lève ou pas quelle différence, quelle importance, à quoi bon ? Je m’enfonçai sous les draps comme une taupe dans son trou, rabattant les couvertures sur ma tête comme une pelletée de terre. Dormir, par pitié dormir !

Mais j’eu beau essayer, le sommeil ne se laissa pas commander. Les pensées, les regrets et une colère sourde contre ce que je vivais comme une injustice (Pourquoi moi ?) roulaient sous mon crâne comme les grondements d’un chien. Au bout de longs moments d’une somnolence ténébreuse (combien de temps dura-t-elle, une heure, deux heures, ou plus ? j’étais si concentré à oublier le temps que j’en perdais le compte) je commençai à étouffer dans mon caveau de laine. Comme un plongeur en panne d’air qui d’un dernier coup de reins perce la surface, je rabattis brusquement les couvertures. De l’autre côté des rideaux tirés sur le jour le soleil me hélait. Rageur, je lui tournai le dos. Son appel s’entêta de manière obstinée mais je refusai catégoriquement de lui faire le plaisir d’y répondre. Nous nous affrontâmes ainsi longtemps, tête de mule chacun, lui avec une douceur moqueuse, moi avec une colère rentrée. A un moment je me retournai pour le provoquer.  Je plissai hargneusement les yeux dans la luminosité diffuse qui imbibait ma chambre d’or et de mauve…

Je cédai.

 

***

 

Longtemps, sous la douche, l’eau chaude coula sur mon crâne incliné puis sur mes paupières baissées, ruisselant sur mon torse, se perdant un temps dans les plis de mon aine avant de plonger le long de mes jambes et, sans perdre de temps à mes pieds, s’écoulant dans le drain.

 

Je restai ainsi, immobile, sous la caresse de l’eau.

 

***

 

La veille, j’étais rentré chez moi comme un somnambule, je n’avais pas acheté de pain, je n’avais pas dîné non plus, et il était près de midi. Cela faisait presque 24 heures que je n’avais pas mangé. Aussi, une fois habillé, je sortis.

Sitôt ouverte la porte de l’immeuble, une chaude lumière m’enveloppa de son frou-frou aérien. Un léger vent tiède balançait les branches des arbres, et cela faisait comme une manière d’agitation de bras de grands amis venus me saluer. Je fermai les yeux et inspirai profondément. Tout ce bleu, et puis ce vert, et cette lumière…

Je pris sur la droite, vers la boulangerie. Un trajet de cinq minutes, et dans 10-15 minutes, aller-retour, je pourrai calmer cette douleur qui me triturait le ventre comme si j’étais mangé de l’intérieur. Mes chaussures étaient usées, fatiguées, je n’avais jamais pu prendre l’habitude de les cirer régulièrement. Heureusement il ne pleuvait pas aujourd’hui. Leurs lacets aussi étaient usés jusqu’à la corde, bientôt ils me lâcheraient. Je devrais faire attention, mes revenus, déjà bien maigres, allaient encore maigrir. Quelles seraient alors mes marges financières ? Etais-je condamné à vivoter, à calculer au plus juste chaque sou, chaque dépense pour me  maintenir difficilement à flots jusqu’à l’instant final ? Etait-ce cela la vie qui m’attendait maintenant ? Heureusement, j’avais quelques économies, il faudrait que je décide comment les utiliser au mieux pour qu’elles me durent le plus longtemps possible.

 

***

 

« D’abord, tu prends une marmite, une grosse » expliquait le jeune homme assis à ma droite au café à son camarade allemand. Après mon achat à la boulangerie, la glorieuse lumière de cette journée et les échanges taquins entre la jeune serveuse et un habitué (« Donnez-moi une tartelette aux fraises, celle qui est à 2,50€. » « A 2,50€ ? Super, la journée commence bien ! » « Ca, c’est ce que me dit ma femme tous les matins. »), je n’avais pas le cœur de retrouver ma solitude monacale. J’avais décidé (folie suprême !) de petit-déjeuner à midi dans un café qui se trouvait sur mon trajet et dans lequel je n’étais jamais entré.

- Grosse comment ta marmite ? demanda le jeune allemand avec un fort accent.

- Grosse comme ça, tu vois. Tu as beaucoup de choses à mettre dedans et, en plus, il faut que la chaleur soit bien uniformément répartie. D’abord tu mets de l’huile, tu rajoutes des lardons et des oignons et tu les chauffes. Ensuite tu les retires…

- Quand ? interrompit son interlocuteur.

- Il faut que cela change de couleur. Alors ensuite, tu mets ta viande de bœuf dans l’huile chaude et tu la cuits jusqu’à ce qu’elle change de couleur en surface. A ce moment tu rajoutes tes oignons et tes lardons, tu mélanges, tu verses ton vin rouge (dans la casserole, hein ! tu peux aussi boire un petit verre, remarque), tu mélanges. Tu rajoutes des carottes en rondelles, des champignons, et tu laisses mijoter pendant deux heures.

- Qu’est-ce que c’est « mijoter » ?

- Ca veut dire chauffer sur le plus petit feu possible. En français on dit « mijoter », M-I-J-O-T-E-R. Tu laisses donc mijoter (mais vraiment à petit feu) pendant deux heures. Ah oui, j’oubliais : il faut aussi ajouter des herbes – thym, laurier, romarin, herbes de Provence. C’est très important ça, les herbes, pour parfumer le tout. Et voilà, c’est tout. C’est simple, non ? Ca s’appelle un bœuf bourguignon. Et c’est bon !

- Pourquoi, « bourguignon » ?

- Parce que c’est une recette de Bourgogne, avec du vin rouge de Bourgogne. Là, ça fait une heure que ça mijote. Caroline va arriver dans une demi-heure. Le temps de prendre l’apéro et ce sera prêt.

Je regardai mon petit crème et ma tartine. Un bœuf bourguignon… Quand avais-je cuisiné pour la dernière fois ?

Le jeune français commençait à s’impatienter pour payer et essayait de capter l’attention du serveur qui s’obstinait à regarder dans une autre direction.

- Il y a une autre solution, c’est de partir en courant, ironisa-t-il avec un sourire carnassier. Il y a toujours une solution : A ou B ou autre. On apprend ça tout petit : thèse, antithèse…

- … prothèse ?

- Prothèse ! Ah le con ! Mais non, synthèse ! Et ils s’esclaffèrent comme des gamins.

            Lorsqu’ils eurent payé et qu’ils furent partis je me retrouvai comme dans une bulle de silence malgré le brouhaha environnant. Les premiers clients du déjeuner commençaient d’arriver et de s’attabler dans la partie du café où les tables avaient été préparées à cet effet. N’ayant pas encore décidé de la suite de ma journée je me laissai envahir par une douce somnolence et me perdai dans la contemplation des visages, nombreux, qui m’entouraient sans m’arrêter sur aucun en particulier, balayant du regard les clients attablés ou debout au bar et la foule qui déambulait au dehors sur le trottoir ensoleillé. J’avais pris l’habitude pendant ces quarante années de travail d’avoir toutes mes journées (chacune d’entre elles) organisées, prévisibles, donnant par là même l’apparence d’un sens à ma vie. Je me levais chaque matin avec un but, sans vraie valeur certes, mais néanmoins un but, prévu, planifié longtemps à l’avance, il n’y avait qu’à suivre le courant. Tout cela, depuis avant-hier, avait disparu. Qu’allais-je donc faire de cette journée ? Cette question je devrai me la poser dorénavant chaque jour du reste de ma vie. Et je ne savais plus si je devais en ressentir le soulagement d’une liberté retrouvée ou l’angoisse d’une condamnation éternelle à l’ennui.

Penser me devint pénible, mon esprit balançant comme sur les deux bras d’un fléau qui, cherchant son équilibre (entre ces deux sentiments de la liberté ou de l’ennui éternels), me donnait une tremblante nausée. Aussi m’abîmai-je dans une contemplation, que je voulais sereine, du monde, des gens, de la rue au-dehors, du café m’entourant, contemplation ne s’accrochant à rien de précis, ne voulant que cela, papillonner, glisser, surtout ne s’arrêter sur rien car alors me reviendrait de manière lancinante et butée cette question de mon emploi du temps et derrière elle, à l’affût, celle de mon utilité sur Terre maintenant que je n’étais plus utile à rien ni personne, que nul ne m’attendait pour remplir une tâche, que je n’étais plus qu’une ombre gênante dont tous considéreraient la disparition dans un avenir plus ou moins proche comme un événement logique ne méritant pas qu’on s’y attarde un seul instant.

                                                                                      

            Je restai ainsi, m’efforçant de garder l’esprit vide et pourtant en proie à une émotion grandissante. Pour la deuxième fois de la journée me vint une sensation d’étouffement. Je me levai, payai, sortis.

            Je marchai vivement, ressentant maintenant l’urgence de m’épuiser, de m’abrutir, de laisser mon corps et mes muscles pomper toutes mes pensées pour les assécher - dieu qu’il est dur d’oublier, de s’oublier, de ne pas être soi ! Marcher, marcher, ne pas s’arrêter, se faufiler entre les voitures, dans la foule, marcher plus vite, atteindre ce carrefour avant que le feu ne passe au vert, marcher, vite, contourner ce bouchon de flâneurs agglutinés devant ces vitrines, vite, marcher, pardon, pardon, excusez-moi, je suis pressé, je ne sais pas où je vais mais j’y vais, il faut que j’y sois, tous ces gens dans mes pattes mais qu’ils s’écartent donc, je voudrais à mon tour les bousculer tous comme m’avait bousculé cette jeune femme hier, tracer mon sillage résolument au beau milieu du trottoir en rejetant de chaque côté ceux-là même qui le considéraient comme leur domaine réservé, je voudrais crier et me battre - à mon âge ! - me battre, oui, tant est grande cette rage qui m’étouffe et déborde de mon souffle et de mes yeux injectés de furie.

            Je marchai ainsi sans autre but que de vider ce trop-plein qui m’oppressait, ce trop-plein de larmes, de rage et de douleurs, ces larmes qui ne pouvaient sécher qu’au vent de la révolte et de la colère s’alimentant au rythme de mes pas, se vidant au rythme de mes pas, et cela dura sans que j’eusse conscience du temps tant j’étais tout entier à mon combat, un combat que je savais perdu d’avance mais qu’importe, un combat qui s’imposait à moi, auquel je ne pouvais échapper, ne fut-ce qu’une seule seconde, sous peine de mourir, là, maintenant, consumé entièrement par cette lave qui me brûlait les entrailles.

            Tôt, ou tard, je finis pourtant par ralentir car à soixante-deux ans le corps a ses limites et je ressentis bientôt une grande fatigue, aussi bien physique que nerveuse. La tempête s’apaisait en moi ne laissant derrière elle que la traînée nostalgique de la pluie grise des regrets.

            Je passai devant un parc (lequel ? je n’aurais su le dire, je le voyais pour la première fois), j’y entrai et rapidement trouvai un banc pour reprendre des forces et retrouver mes esprits. Cela ne pouvait plus durer : je ne pouvais vivre ce qui me restait de vie à m’apitoyer sur mon sort, à maudire mon destin ou à me carboniser au bûcher de la rage. Mais comment m’en sortir ? Je ne voyais pas de solution. Les peintres romantiques avaient raison, il n’y a  rien que nous puissions faire contre le temps, il s’impose à nous, il nous impose sa loi, nul ne peut y échapper.

            Pas même moi.

            Cette réflexion me replongea instantanément dans un désespoir épouvantable qui m’écrasa brutalement de sa masse énorme. Je ne vis plus la lumière bleue de cette douce après-midi printanière, mon regard était tout entier aspiré en moi vers mon épouvante en laquelle je sombrais comme un navire en perdition disloqué par des vents contraires.

            - Comment tu t’appelles ?

Il me fallut quelques secondes pour comprendre que cette voix légère comme une hirondelle s’adressait à moi.

- Comment tu t’appelles ? insista-t-elle.

A ma droite se tenait une petite fille de 3-4 quatre ans qui me regardait de ses yeux curieux.

- Serge, lui répondis-je d’une voix tremblante que je n’avais pas eu le temps d’assurer.

Elle s’anima alors comme font les tout petits enfants et, s’approchant, me montra sa poupée avec un sourire à la fois fier et ébahi.

- Elle est très jolie, lui dis-je avec une admiration que je voulais parfaite. Comment s’appelle-t-elle ?

Elle eut un air concentré en regardant sa poupée.

- Tu veux bien me dire comment elle s’appelle ?

- Corinne.

- Elle est belle, dis donc.

D’un air pensif elle fit oui plusieurs fois de la tête, puis sourit, subitement radieuse en faisant un tour sur elle-même, sa poupée dans les bras, puis en me la présentant brièvement à bout de bras.

- Et toi, petite, comment t’appelles-tu ?

- Louise ! » Elle cria presque son nom dans une exubérance de vitalité qui me frappa au cœur.

- Allons, Louison, n’embête pas le monsieur. » Sa mère s’approchait avec un tendre sourire, du pas calme de celle qui vit un instant de bonheur parmi des milliers d’autres instants de bonheur passés et à venir. « Allez, viens ma chérie, nous rentrons. Dis au revoir au monsieur. »

- Au revoir Serge, dit-elle et elle me fit un signe de la main de cette manière touchante et maladroite qu’ont les enfants pour dire au revoir.

- Au revoir Louise. Et au revoir Corinne. » Louise retira sa main de sa bouche et son rire éclata en claires trilles enfantines. Elle s’éloigna entraînée par sa mère, en se retournant souvent pour me faire de grands sourires ravis.

Lorsqu’elles eurent disparu au tournant d’une allée je levai les yeux dans la mousse d’ombres qui avait gagné mon banc. J’avais été si près de l’enfer et voilà que je ne ressentais plus rien de cette terreur angoissée qui avait menacé de m’engloutir une minute auparavant. Par quel miracle ? La brise se remit à me chuchoter des paroles apaisantes, les grands arbres à me faire leurs grands gestes amicaux et le soleil des clins d’œil dans l’ombre mouchetée. Le jeune homme au café avait raison, il y a toujours une solution, A ou B ou autre. Cette solution c’était à moi de la trouver. D’elle dépendrait le reste de ma vie, d’elle dépendrait ma vie, elle scellerait mon destin.

Je pensai à Louise et, à mon grand étonnement, à Corinne. Comment ! Une poupée pouvait mener une existence si importante et la mienne avoir si peu de valeur ? Avait-il vraiment suffi que j’atteigne l’âge de la retraite pour ne plus rien valoir ? Ma vie n’avait-elle vraiment plus aucun intérêt ? Et quel intérêt revêtait-elle auparavant, cette vie de quasi somnambule ? Je sentis dans ma poche mon petit carnet. Je pensai à cette phrase que je n’avais osé écrire, la veille, au musée, je pensai à la puissance insoupçonnée des mots. Cette phrase m’avait terrassé mais une autre commençait à germer et à étendre ses racines en moi : il y a toujours une solution. Je m’accrochai à cette phrase comme le naufragé à son radeau. Allons, je n’étais pas condamné à vivre ma mort avant même qu’elle advînt. Je fermai les yeux et fus surpris de sentir des larmes glisser sur mes joues, mais ces larmes n’étaient pas de rage ni de désespoir, non, c’était les larmes de soulagement de qui a cessé de lutter inutilement (ou plutôt, maladroitement) sans pour autant abdiquer car je sentais que la solution était là, toute proche, qu’il me suffisait d’accepter ce fait incontournable de ma retraite, cette évidence de mes soixante-deux ans, pour qu’une nouvelle vérité m’apparaisse. L’avenir, le passé, la jeunesse, la vieillesse, mon rapport au temps était-il condamné à n’être que celui de victime et bourreau ?

Subitement je me levai, en proie à une vive émotion gorgée de l’excitation jubilatoire de qui voit enfin une terre à l’horizon. Je hâtai le pas. Etre ou ne pas être ! Cette phrase qui, auparavant, me semblait d’une grandiloquence si ronflante que je n’y avais jamais prêté attention, m’apparaissait maintenant dans toute sa simple évidence. Shakespeare avait raison, là est toute la question, la vraie, la seule, l’unique question qui vaille ! Vivre. Ou ne pas vivre. Qu’y avait-il de plus fondamental ? Quelle question pouvait être plus essentielle ? Pourquoi, étant vivant, devrais-je passer comme une ombre ou un fantôme les quelques années qu’il me restait sur Terre ? N’avais-je pas été suffisamment ombre, suffisamment fantôme, pendant ces quarante dernières années ? Puisque j’étais vivant, je devais vivre, voilà tout. J’étais maintenant libre de mon emploi du temps (de l’emploi de tout mon temps), j’en ferai bon usage. Et si les mots pouvaient avoir une puissance maléfique, je la combattrai par d’autres mots. Mes mots.

Et c’est avec cette certitude enracinée en moi que chaque seconde de vie vaut d’être vécue, qu’il y a une infinité de vies possibles à vivre et parmi celles-ci ma vie, ma nouvelle vie, celle que je construirai à partir d’aujourd’hui, que je retrouvai le chemin de ma rue.

Alors, rentré chez moi, je m’assis à mon bureau. De l’autre côté des vitres la lumière prenait une douceur d’ocre contre le bleu pur du ciel. Je m’abîmai dans sa contemplation apaisante quelques instants avant de prendre une feuille. Elle était d’un beau blanc un peu parcheminé. Je l’ai lissée doucement du plat de la main. J’ai sorti mon plus beau stylo. J’ai pris une longue inspiration, et j’ai commencé à écrire :

Je me voyais vieilli, je me retrouve en vie. 

Je m’arrêtai un instant, souris, et me remis à écrire.
             DB
                              
                       



Et il déchira la feuille...


           
Et il déchira la feuille…

Il se souvint de son aïeul, attablé dans la cuisine ; ses mains solides et épaisses toujours à la recherche d’activité, couraient sur la toile cirée, tantôt pour attraper une mouche, tantôt pour aiguiser son couteau ; mais son grand plaisir, c’était quand il disait :

-      « Alors, petit, on s’en fait un ? »

Et de se régaler du sourire ravi et du plaisir par anticipation de l’enfant.

-      « Bon, va chercher le cahier dans le tiroir du buffet. »

L’enfant qu’il était s’exécutait alors religieusement, déposant le cahier devant le grand-père, partagé entre le respect dû à cet homme imposant et la reconnaissance pour le bonheur qui allait suivre.

-      «  C’est bien », disait le grand-père, « maintenant, commençons par le commencement : je déchire une feuille… »

Et de joindre le geste à la parole.

-      « Tu veux quoi aujourd’hui ? »

Pour l’enfant, la question était difficile et lui demandait une vraie réflexion.

-      « C’est vrai, grand-père, que les bateaux partent très loin ? »

-      « Oui, petit, c’est vrai…»

-      « Alors, fais-moi un bateau, grand-père… »

Et le grand-père prenait une profonde inspiration, le temps sans doute de réfléchir au moyen de satisfaire la demande de l’enfant. L’enfant se disait que ce devait être bien compliqué, vu le temps que cela lui prenait au grand-père…

 

Puis les mains solides et épaisses se mettaient à l’œuvre ; tout-à-coup rapides et légères, elles pliaient le papier en moitié, en tiers, en quart, par le milieu, par la diagonale, à l’endroit, à l’envers, et que je te retourne ce coin-ci, et que je te rentre ce coin-là, et que je déplie ceci, et que je replie cela… L’opération magistrale se terminait toujours de la même manière : le grand-père d’un geste auguste et solennel posait sur la table, devant l’enfant, le pliage du  jour, avec un :

-          

« çà te va ? »

L’enfant, coi, lançait un regard émerveillé à l’aïeul, emportait le chat, la girafe, le château-fort ou le bateau et s’en allait voyager dans le divan du salon.

 


Seul à son bureau, il se demandait pour quoi diable il avait déchiré cette foutue feuille. L’art du pliage était mort avec le grand-père et ce n’était vraiment pas sa préoccupation du moment.

Il venait de rentrer de son dernier voyage et Dieu sait qu’il y en avait eu beaucoup depuis le divan du grand-père. Mais de sa semaine dans le désert, il était revenu chaviré. Il s’était promis de poursuivre régulièrement son activité d’écriture, mais se demandait comment faire : jamais il n’était satisfait de sa prose, il peinait à faire émerger ses émotions, à les mettre en mots… Mais une promesse, fût-elle à soi-même est une promesse. Pas question de flancher.

Ecrire, il savait. Cela lui venait aisément et sa plume courait parfois si vite sur le papier que ses idées semblaient à la traîne. Mais comment aller de l’écrire à l’écriture ? Comme les sportifs peut-être : entraînement, entraînement encore, entraînement toujours…

-      « Avant de continuer, il faut commencer, petit… », aurait dit le grand-père avec son bon sens coutumier.

Partir du concret, comme toujours. Une bonne description pour démarrer, çà marchait immanquablement. Il feuilleta mentalement les images que ce magnifique massif du Hoggar avait imprimées dans son souvenir et s’arrêta sur ces mornes et ces rochers qui émaillaient le désert de leur présence incontournable.

Tuyaux d’orgue, monstres endormis ou menaçants, champignons gargantuesques, arches improbables, ponts entre deux mondes engloutis, châteaux-forts inexpugnables, cavernes ombreuses encore habitées par le spectre de populations anciennes…

Et l’infinité des couleurs… tellement inattendue.

Et la variété des formes et des reliefs… au-delà de l’imagination.

Lui, il avait vu ces rochers comme la peau d’un vieil éléphant, tannée, ridée, craquelée… Marie-Françoise y avait vu autre chose… mais quoi ? Ah, oui, il se rappelait ; elle avait dit :

-      « L’écorce des pierres se fissure en plein ciel »

Oui, c’était bien çà.

Çà lui aurait plu au grand-père. Il l’entendait d’ici :

-      « C’est qu’elle en a dans la caboche, la petite dame, pour pondre de belles phrases comme çà… »

Sacré grand-père !

 

Bon, ce n’était pas de tout çà, trêve de plaisanterie, son texte n’avançait pas fort. Toujours au ras des pâquerettes. A croire que toutes ses rêveries d’enfant, tous ses voyages à cheval sur la girafe, entre les tours crénelées du château-fort attaqué par les sarrasins, à courir derrière le chat de papier qui faisait pis que pendre, ou à voguer vers des contrées lointaines où l’emportait son insubmersible bateau, tout semblait coulé corps et biens dans le divan du salon.

 

Ce n’était pas encore l’angoisse de la page blanche, mais il ne fallait pas mollir… Pour se relancer, il feuilleta rapidement ses notes de voyage et tomba en arrêt devant cette page sur laquelle il n’avait inscrit qu’une seule phrase qui méritait bien la page entière, tant elle l’avait fait rêver :

-      « Et pourtant de table rase en fonds précieux s’incarnait l’inconstance du moment ».

Trop beau ! Du Marie tout craché… Qu’est-ce que vous voulez écrire après çà ?

Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il allait faire des étincelles…

-      « Courage, petit, un peu de patience… », aurait-dit le grand-père.

Et le revoilà revenu au point de départ…

-      « Rêve un peu, petit… Il n’y a rien de tel pour voyager », aurait dit le grand-père qui n’avait jamais quitté sa ville natale.

Il avait raison le grand-père, comme toujours… Il s’allongea sur le tapis du salon et les souvenirs de son équipée dans le désert fondirent sur lui comme une nuée de mouches dans l’oued. 




 C’était le troisième ou le quatrième jour, dure journée. Tempête sous un crâne… Il avait éprouvé le besoin de rester en arrière, avait adopté son pas de sénateur qu’il savait le mener loin et longtemps.

Lent cadencement de ses pas, balancement mol de ses bras qui libèrent l’émotion et autorisent les larmes. Son cerveau tournait sans logique, les pensées couraient comme des feux follets, un apaisement sourd était monté doucement de ses entrailles. Sérénité, légèreté peu à peu retrouvées.

Il avait alors tourné son regard vers le paysage environnant. Quelques lointains acacias dressaient leurs ramures tortueuses, tandis que le sable alentour emportait leurs branches mortes et nues, fragiles coraux d’os blanc.

L’ombre tutélaire du grand-père plana un instant sur lui ; l’image du petit cimetière où il était enterré se superposa à cette vision. Dix ans avaient passé depuis l’enterrement et il se demanda ce qu’il restait de lui…

- « Tu sais, grand-père, dans le désert, les os blanchissent doucement sous le soleil…»

 

                                                                                    LVDB          Hoggar, 25 Février 2010

 

 

  


Assekrem-vézelay-10

vézelay ou les cendres du volcan...2010


Photo: MF R

.... Groupe de quatorze personnes. Dix ont déjà eu 
le plaisir de participer aux voyages organisés par aphanèse
dans le Tassili du Hoggar. Cette fois nous irons au nord 
de Tamanrasset, jusqu'à  l'Assekrem et au refuge du
Père De Foucault. 

Entre marche et écriture,  Roni, notre guide Touareg, nous 
fera découvrir  cette région minérale empreinte de magie.
Pas de 4x4, aucune voiture ne peut circuler sur les 
chemins que nous foulerons. Une caravane de chameaux 
pour transporter tout le nécessaire à cette méharée !

mais en attendant . . . 
ce dernier dimanche du mois de mars,
sous la douce pluie, balade au coeur de la forêt. 

                                        

Pensées sahariennes à vous qui nous rejoignez..................... Véronique,
Christophe, Françoise, Eric, Chantal, Dominique, Marie-Paule et Eric. 

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 Ici eSt ailleurs...

Si nous n’ignorons pas que la ligne droite est le plus court chemin, nous connaissons aussi les charmes  de la courbe, l’aventure des voies de traverses, la diversité des itinéraires libres.

La vie aussi nous offre de fructueux détours. Ce fut le cas ce 17 avril. Bloqués  au sol par les cendres d’un volcan capricieux rugissant de sous la glace, nous femmes et hommes aux courtes ailes, nos ciels furent d’échanges, notre pensée et notre langage furent nos plus puissants transports ! Nous avons su l’éprouver dans chacun de nos pas, au plus profond de notre cœur, dans cette fête printanière déliant ses plus beaux bouquets.

De la Basilique de Vézelay à l’Assekrem, nous nous sommes liés en une seule voix, un seul désir, écrivant ensemble un texte voyageur.  

 
   
 photos CF, EA, EQ

  http://aphanese.viabloga.com/news/un-battement-d-aile

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Chagrin de sables
Nuage de soufre, douleurs ailées,
clouent les avions du ciel au sol.
Nos yeux se ferment pour voir les dunes,
où seules nos âmes ont émigré.
 
A l'aube éteinte sous les cendres,
 
nos coeurs nomades se sont figés.
Nos verres de vin ont consolé
tous nos chagrins de sables.

E.A
 
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Entre crypte et désert

Entre zéro et l’indicible…

 

Je suis là

Où je ne m’attendais pas

Je suis là

Où tu m’attends peut-être

Dans le souffle qui cherche le passage

Vague

Dans la gorge obstruée

J’ai froid

Désir déserté

Désert désiré

Je cherche la source

Au cœur de la crypte

J’ai laissé mon lourd manteau

Au seuil de la porte rouge

J’ai laissé la lumière du soleil couchant

J’entre dans le noir sans savoir

Vous êtes là

Dans l’instant Ouvert

Où règne le silence

Où seulement nos souffles

Au seuil de l’invisible

Seuil de l’inexplicable

Temps suspendu

Désir inconnu

Désert offert

Nous sommes là

Tout simplement.

 

 

Françoice C.  Vézelay, Avril 2010

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Solstice d'été
Ce 21 juin les cendres du volcan islandais 
ne voileront pas le soleil.... 

Perles de lumière 
Dans la nef de la Basilique
Ensemble nous les célèbrerons
Tous à nouveau réunis !!

     

Retour de Vézelay

 

Il a plu, beaucoup plu pendant ces deux jours. Vézelay était lavé de pied en cap, la Basilique Marie Madeleine avait à son tour les pieds dans l’eau. Les gouttes qui roulaient sur ses tuiles neuves, le ruissellement qui baignait ses murs, mêlaient le gris sombre de la pierre au tumulte des nuages soufflés depuis le nord.

Nous étions là pour elle, pour accueillir et traverser le chemin de lumière ; mais de lumière il n’y en avait guère. Étions-nous devenus aveugles ou bien fallait-il cette lente dilution des nuages pour éclairer nos esprits. Sans doute.

Une première ascension depuis notre campement d’Asquins, nous ondoya de rosée, pollens et effleurements feuillus. La Dame était encore muette, recueillie, mais ô combien patiente ! Nous nous sommes faits discrets, attentifs aux prémices des noces à venir. Peu de signes trahissaient son attente.

Pourtant nous ne doutions pas. Allions nous voir ? Le chemin allait-il s’éclairer et baliser pour nous le trajet glorieux ? Le visible était déjà tangible, et quelque soit la trace nous sentions l’avancée.  A travers les murs, déjà l’onde était là. Dans le narthex, où nous sommes demeurés, nous avons écouté les mots savants d’un guide. St Jean Baptiste, Marie, le Christ et les apôtres aussi étaient drapés de gris,  n’attendant rien. Nous étions dans ce face à face,  eux là-haut, nous pas loin. De cela nous étions sûrs.  Le jour s’est retiré, il pleuvait. Quel présage ?  

Le lendemain matin, tout brillait d’un gris calme. La Cure prenait son temps. La matinée avancée, nous nous sommes approchés. Dans le ciel quelques augures bleus réchauffaient nos épaules.

Est-ce que nous avions oublié la raison première de notre présence, tant être là, déjà nous suffisait ? Comment dire, tout était à sa place ; patience ! Entre les murs l’espace immense. Sans doute sentions nous cette attente. L’appel était lancé, midi solaire n’était plus loin.

Derrière l’autel, père, mère et l’enfant. Un baptême.  Nous étions prêts.

Cela fut ; comment dire ? En un instant, soudaines, évidentes, neuf places de lumière nous enveloppèrent. Colonnes, flux, la trace était faite, chacun en son centre. Dans le silence parfois troublé de foule, la musique rayonnait. A sa place, chacun avait été trouvé. Les mots couraient dans la travée. Facétieux, ils s’émancipaient, accomplis.

Midi sonnait la haut.  
JL.E 
http://aphanese.viabloga.com/news/solstice-d-ete



Assekrem-2010

novembre ..

Arrivés dans la nuit du 30 Octobre, nous nous sommes posés sous une nuit d’étoiles. Cette fois, nul volcan, ni alerte infondée ne purent nous interdire l’accès. Nos dix-sept chameaux baraquaient  quelque part, tandis que les Touaregs gardaient le feu du thé.

Enfin nous étions là. Notre périple pouvait commencer.

Suivirent huit jours de marche, d’émerveillement, d’écriture. Empruntant la longue foulée de notre guide Rony, nous avons partagé son regard d’horizon. Le souffle mêlé de vent, l’esprit  intimidé d’espace, nous avons fondu corps et ombre dans le silence des pierres. Nous sommes devenus le roulement des cailloux, le silence profond de la nuit, l’écriture des étoiles, pour n’entendre de cette diversité qu’un seul chant.

Le ciel s’est rapproché de nous, le sol s’est cambré sous l’appel. Points ténus à l’horizon, nous avons lié l’un à l’autre.

Chaque grain de sable est devenu seconde pour égrainer, à la gorge du sablier, un temps de couleur, de découverte et de profonde harmonie. Le soleil s’est levé, la lune s’est couchée. Nous étions du jour, nous étions de la nuit. Incrédules, nous découvrions un paysage ourlé de nos désirs. Nos rêves prenaient corps, notre mémoire gravait la falaise et nous lisions une langue inconnue qui murmurait à nos yeux l’histoire qu’il nous faudrait écrire.

Penchés sur nos cahiers, nous recopiions le don d’une pensée  qu’un ciel tableau noir avait tracé pour nous. Le regard d’étincelles des Touaregs veillait.

 Le vent porte nos voix. Bien au-delà de là.

 

Jean-Louis 
 

  

                     Les mêmes    à Paris 
                      autour d'un succulent tajine et autres douceurs 
                                         ce vendredi 21 janvier 2011.
                        

FRAGMENT de désert                                    
animal minéral
  

La montagne est posée sur sa bosse, comme une coiffe,

L’animal épouse la nature,

Les pieds ancrés dans le sol,      

La montagne l’enveloppe.

 

Epousailles de forme,      

La roche genèse de la bête,

Ou l’animal modèle de la roche.

 

La roche est posée là

Telle une offrande offerte par les dieux

Striée par des griffes de géants

Tentant de la gravir pour la dompter.

 

Tels les hommes accrochant de leurs mains

L’encolure de la bête,

Enfonçant leurs ongles dans le poil ras,

Pour la faire plier, la monter et la soumettre.

 Mais la force de la montagne est en elle.

 Eric Q.

(Assekrem, le 1 novembre 2010)


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Fragments de femme
Je t'ai regardé mais je n'ai pas su te voir

Une étroite chambre obscure, seulement éclairée d’une lueur rouge.

Un cliché trempe dans un bain acide.

 

Penchée au-dessus, j’attends. Le temps d’un sablier. 
Tout est sans forme encore. 
Dissout dans une brume opaque.

 

Une tâche s’éclaire. Halot de lumière sur l’horizon crépusculaire.

Frêle ligne de partage, ourlée d’une ombre à paupière.

Proche obscur, lointain clair.

 

Le minuteur sonne la fin du bain. Je regarde l’image révélée.

La femme est absente.

La pierre est là, pourtant. 
La pierre de lave où elle était assise, contemplant l’horizon.

 

Je dois passer au bain suivant, qui fixera ce paysage de désert au soir tombant, unique et éphémère.

 

Le papier d’argent épinglé sur une cordelette s’écoule goutte à goutte, dans le silence de la chambre noire.

Chaque cristal renvoie un fragment de son visage, de son corps. 
L’image se rassemble lentement. Le temps d’un sablier.

 

Je la vois maintenant, en totalité.

 

  Une femme de chair et de sang

Pleinement présente à l’instant

Ouverte comme l’horizon

Rassemblant au-delà toutes mes vaines tentatives

Franchissant la ligne impossible, évidant un ventre trop plein 
d’un amour interdit, d’une mère lointaine, d’une robe d’enfant, d’un désir désincarné.

 

Non femme errante, jusqu’à elle, assise-là.

Une femme singulière. Proche. Je sens la chaleur de sa peau. 
Ses grands yeux ourlés d’un fin trait de crayon noir me sourient.

 

Je me lève du vieux tabouret de bois. Décroche la photo.

Sors de la chambre noire, lentement.

Dans la main, un instant crépusculaire.

Dans le cœur, une femme à cœur ouvert.

Une femme singulière.


Françoise C.

Assekrem, Novembre 2010



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Sur un air de désert
Je n'ai vu que ta démarche précise et légère

 Tes gestes souples et ta tunique au vent

 

Je t'ai approché mais je n'ai pas su te parler

J'ai perdu la parole face à tes yeux pleins de sens

Mes mots se sont évanouis dans la clarté de ton regard

 

Je t'ai écouté mais je n'ai pas su te comprendre

Je n'ai entendu que ta dignité et celle de ton épouse

Là-bas, dans son attente

 

J'aurai voulu te toucher, te sentir

Comme on le fait avec un nouveau né pour se l'approprier

 

Je ne l'ai pas fait

 

Alors je suis allée voir tes enfants

Ils étaient là, venus de nulle part

On a joué avec des tétards

 

Et de nouveau

 

Je les ai regardés mais je n'ai pas su les voir

Je n'ai vu que leurs pieds mal chaussés, leurs lèvres creusées par l'aridité

Leurs yeux si grands. Leurs dents si blanches

 

Je les ai écoutés mais je n'ai pas su les comprendre

Je n'ai entendu que leur joie et leurs rires

 

Amère est la vie

 

A l'intérieur la machine sourde hurlait

De ne pouvoir ni écouter, ni parler, ni savoir

 

Au matin la tempête était tombée

J'avais renoncé à voir, à entendre, à comprendre

 

Temporairement. J’allais grandir d'abord. Et puis vieillir. Et partir doucement

 

Mes muscles s’étaient assouplis

J'ai eu envie de danser sur un air de désert

Je t'ai regardé : « Tu danses ? »

Chloé


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DE BOIS ET D'EAU

Chèche et djellaba blancs impeccables, il nous salue avec une joie sincère dans le couloir de l'aéroport, sans se départir jamais de son maintien de notable.

 

Je plonge mon regard dans ses yeux rusés, et je le vois, lui, son père ou son grand père, marcher près des caravanes de sel, chargé des tâches impossibles de faire du feu sans arbres ou la plonge sans eau. Sous les étoiles il rêve qu'il sera celui qui tient en sa main la corde du premier chameau, d'être celui qui dirige, celui qui décide.

 

Et il sera bien vite celui-là. Comme il voit partir ses frères perdre leur âme dans ces pays de cocagne où tant d'eau coule sous les ponts, où les arbres se comptent par forets entières, il fait un autre rêve. Pour celui là, il tisse sa toile, entre des chameliers aussi coléreux et irascibles que leurs chameaux, des chauffeurs de 4x4 aussi fiables que leurs guimbardes hors d'age, des fonctionnaires aussi pauvres que corrompus. Il a su trouver des guides à demi magiciens qui font briller les gazelles à l'horizon et font sortir des sous les pierres un lapin. Il a su convaincre ou contraindre les potentats locaux de lui laisser sa place.

 

Tout cela pour nous offrir, occidentaux riches et repus, ce retour aux temps anciens, celui où l'eau est rare et précieuse et l'ombre d'un arbre un don de dieu.

 

Où a-t-il trouvé l'énergie de combattre chaque matin l'arbitraire des impondérables, les bêtes malades, le mauvais temps, les moteurs récalcitrants, les collègues lâcheurs, les puits vides, les nuages islandais ? Ces rêves étaient-ils plus forts, plus grands, plus crédibles qu'il les ait suivis avec tant d'obstination ? Est-ce par narcissisme, par vanité, par cupidité ? Ou par fidélité à la fierté de son peuple, à la beauté de son pays ? Ou juste pour n'être plus jamais le grouillot de la caravane ?

 

Je lui serre la main, et je vois que l'âge l'a rattrapé, qu'il ne voit plus clair, que son dos s'affaisse sous le poids des années. Il ne lui reste qu'une dernière tâche, la plus difficile : léguer sans détruire, lâcher la barre et laisser le navire à ses fils, vivre ses dernières années heureux à contempler son œuvre.

E.A.
                 
                                                   
PIERRE
                                   
 

 

                      De haut en bas, le bleu, l'horizon et les pierres.

Sur le ventre du ciel, les restes du chaos,

les entrailles de la terre et ses boyaux de magma,

son sang incandescent, ses tremblements de chair,

le souffle nauséeux de ses nuées ardentes,

éructements putrides de sa peau éruptive.

Je ne suis là que de passage,

entre deux colères telluriques,
entre deux océans de laves.
Dans l'entre deux,
dans l'antre des dieux.

 

               E.A.  Assekrem, dimanche 31 octobre 2010

 

L'AUTRE

   
Sur le mur de pierre de l’ermitage de l’Assekrem, un tableau d’environ 40 cm sur 50 est accroché, détail insolite dans ce cadre austère. Oubliant le coucher du soleil que tout le groupe est allé voir, je m’approche.

Sur la toile, une femme, jeune, palette de couleurs et pinceau en main, présente au spectateur le tableau qu’elle vient d’achever. Elle y a peint une randonneuse, d’un âge déjà certain, assise en tailleur sur un tapis touareg, près d’une théière dont le ventre lustré reflète vaguement son image. Près d’elle, un verre de thé à moitié vide, un feu de brindilles presque éteint et, curieusement, une mâchoire de chameau blanchie sous le soleil. Au loin, derrière la tente touareg, on aperçoit une caravane qui semble égrener le temps qui passe. A côté de la toile, sur la table, devant le peintre, un verre de vin à moitié plein, une bougie presque consumée, des fleurs qui fanent dans un vase, un sablier qui égrène le temps qui passe, et, curieusement, un crâne. A l’arrière-plan, près d’une fenêtre, un rideau de velours rouge crée l’illusion d’une scène de théâtre.

Intriguée par cette grossière imitation des tableaux de Vanités du XVIIème siècle, je retire mes lunettes pour mieux scruter, de tout près, le visage du peintre sur la toile.

Une voix jeune interrompt ma contemplation.

-       Mais oui, vous avez deviné ! Le visage du peintre et celui de la randonneuse se ressemblent beaucoup, n’est-ce pas ? Le peintre, sur le tableau, c’est moi ! J’ai 22 ans et j’imagine que, dans quarante ans, j’aurai envie de revenir ici. Oui, je sais, ce n’est pas très réussi. Mais le frère espagnol à qui j’ai offert cette toile ne connaît probablement rien à la peinture hollandaise. Il a trouvé cela original et l’a accroché ici.

Je la regarde : la jeune femme qui se tient à mes côtés, a bien les traits du peintre du tableau. Elle a les longs cheveux très frisés, les yeux bleus et les taches de rousseur que j’avais à 22 ans.

-       Ce n’est certes pas un chef-d’œuvre, continue-t-elle. En fait, vous savez, je m’intéresse à l’art, mais je ne suis pas du tout peintre. Mon domaine, c’est plutôt la littérature. Avez-vous vu ? Sur la table, devant le peintre, à côté de la tasse de thé, reconnaissez-vous cette petite forme, me demande-t-elle avec un sourire complice.

Je joue le jeu.

-       La petite madeleine, bien sûr !  Vous n’avez pourtant pas encore l’âge des souvJe suis rentrée à paris. Je n’étais plus la même. J’avais désormais une œuvre à construire, une vie à saisir et juste le temps qu’il fallait, le temps de vivre et d’être heureuse, le temps de m’emparer des mots, mots de la vie, mots du rêve, mots du désir, désir des mots, désir de vivre, mots capables de défier le temps.
Marie-Françoise.R
enirs ni des regrets.

-       Oh ! Vous savez, l’aventure, la jeunesse … Vous connaissez la phrase de Nizan : « J’ai vingt ans, et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » C’est le début d’Aden Arabie : Paul Nizan a vingt ans. A peine reçu à Normale sup, il quitte tout pour aller sur les traces de Rimbaud jusqu’à Aden. Son voyage n’est que déception, désillusion. L’aventure n’existe plus. Pas de poésie non plus au bout du voyage de Rimbaud. Pour moi, c’est un peu la même chose. Je suis venue vivre ici, à Annaba plus exactement. Si vous saviez ! Il n’y a guère de place pour l’art et la culture dans ce pays. Annaba autrefois, c’était la ville de Saint-Augustin. Les Romains l’appelaient Hippone. Il reste un forum, le soubassement et les colonnes d’un temple de Jupiter, un théâtre, mais les ruines sont pillées. Les enfants volent les sesterces et les lampes à huile pour les vendre. Les statues de marbre disparaissent dans les coffres des voitures de voyageurs sans scrupules. Et c’est la même chose à Tipasa, ou Tébessa. Sans compter la corruption croissante et les inégalités qui se creusent. Elles sont loin, les grandes idées de l’Indépendance !

Je ne peux m’empêcher de renchérir :

-       Le sort du peuple algérien ne s’est guère amélioré après les années 70. L’arabisation a progressé, le FIS a failli être élu, un coup d’Etat l’a arrêté, et puis il y a eu des attentats, un tremblement de terre …

-       De toute façon, me coupe-t-elle, nous rentrons en France dans quelques mois. Là bas, nous aurons des enfants … Je leur lirai des histoires, des contes, des poèmes …

-       Oui, vous dites cela aujourd’hui, mais vous serez bien heureuse ensuite d’avoir des filles scientifiques. C’est tout de même plus facile pour s’intégrer et réussir que la littérature.

La jeune femme ne semble pas m’entendre. Elle va reprendre, une fois en France, ses projets littéraires : créer une revue, écrire, de la poésie surtout, ou encore avoir une grande librairie, lumineuse, où les livres, superposés tels des pierres blanches, construiront une incroyable cathédrale.

Sa voix me laisse songeuse. Brusquement, je revois une salle d’étude, haute de plafond. Tout le fond de la salle est tapissé d’une vaste bibliothèque. C’est là que les enfants de la garderie attendent, après la classe, que leurs parents viennent les chercher. Je me souviens. Mon père passait me prendre après son travail, pas avant 19 h. J’étais toujours la dernière à quitter l’école, puis le collège. J’ai lu tous les livres de cette salle où s’accrochaient en fresques étranges les ombres du crépuscule. Il y avait là les romans des sœurs Brontë ou d’Elisabeth Goudge, les nouvelles de Katherine Mansfield, les livres de Jack London et de Dumas, Autant en emporte le vent, et tant d’autres. Dans la voiture qui me ramenait enfin à la maison, mon père, soucieux, se taisait. Tassée dans mon coin, je rêvais de châteaux perdus dans la lande où, d’un donjon écarté, parvenaient les hurlements d’une jeune femme devenue folle, folle d’un impossible amour. Je revivais les aventures passionnées de Scarlett O’hara, j’imaginais les rideaux de velours vert avec lesquels elle confectionnait une étonnante robe de bal. Tout au long de la route, se dressait devant moi un défilé de femmes amoureuses, de châteaux hantés, d’aventuriers solitaires, et puis des mots, des bribes de vers appris par cœur à l’âge où je rêvais, comme Rimbaud, de « me baigner dans le Poème de la Mer, infusé d’astres et lactescent », des rêves de mots à écrire, des mots de rêve, des rêves de vie, des mots à vivre.

Je relève la tête. Je suis seule devant le tableau. A qui ai-je parlé ? Brusquement, les derniers rayons du soleil qui se couche, tombent par la petite fenêtre de l’Ermitage et éclairent une partie du tableau qui m’avait échappé. Au fond, sur la gauche, je remarque une minuscule tache jaune. C’est le mur d’une petite maison que l’on aperçoit par la fenêtre de l’atelier du peintre. Une brusque douleur me déchire la poitrine, irradie dans l’épaule. Ma gorge se noue. Le petit pan de mur jaune ! Et moi qui aurais tant voulu, comme Bergotte, mourir sous le choc d’une intense émotion artistique devant une œuvre totale, un livre magistral, voilà que je m’écroulais – de honte peut-être ou de désespoir – devant le hideux et présomptueux coloriage d’une gamine de 22 ans !

Mes amis m’ont relevée, ranimée, soignée, et m’ont dit qu’il n’y avait jamais eu de tableau sur les murs de l’ermitage.
Je suis rentrée à paris. Je n’étais plus la même. J’avais désormais une œuvre à construire, une vie à saisir et juste le temps qu’il fallait, le temps de vivre et d’être heureuse, le temps de m’emparer des mots, mots de la vie, mots du rêve, mots du désir, désir des mots, désir de vivre, mots capables de défier le temps.

 

 Salam Aleikoum !

 D’une prodigieuse immobilité sur sa selle, l’homme obtient, dans une grâce infinie et immédiate, la calme génuflexion de sa monture, qui l’amène en un instant d’une cohérence absolue, en position de saluer Roni, notre guide, qui s’était avancé.

 Impressionnante sérénité de ces échanges entre l’homme et l’animal, et entre pauvres hères qui errent heureux !

 Faudrait-il être démuni de presque tout, en ne gardant que l’essentiel, pour apprécier combien il s’agit de l’essentiel ?

M’arrive-t-il parfois encore de m’émouvoir du miracle de l’eau courant sur l’évier ? 

                              
   



Ani-mots
 

Venus de nulle part et y allant de même, par des chemins détournés et improbables, il y a là d’étranges étrangers, qui font halte sous l’acacia
.


Chemin faisant, ils croisent d’étranges ménageries, comme dans un monde infini mais soudain aplati, en forme de nappe, offrant au rêve de chacun biches, canards, faisans et grands roseaux.

Mais d’où sort, d’où vient cet imprévu lapin, cet étrange bipède au bord de la route ? La caravane passe, les chiens, s’il y en avait, aboieraient, mais le lapin, lui, se cache vite fait.

Qui sont donc ces étranges étrangers, même pas targui, qui se targuent de faire comme les hommes d’ici, nomadisant dans ce no man’s land où ils croisent partout d’étranges animaux, caressant les sauterelles, domptant les mantes qui se pointent à l’heure du thé, sans peur de sautiller sur les biches et les faisans ?

Ils admirent les gazelles loin dans le lointain, – non je te dis que ce sont des ânes ! – et tant bien que mal domptant divers maux à défaut de gazelles, ils méditent sur les bienfaits de la frugalité, rêvent sur d’évanescentes girafes conservées au grès des temps et des vents, se souviennent qu’il est plus difficile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille que… soupirent en découvrant qu’il s’agit en fait seulement d’une aiguille d’acacia quelque peu menaçante…

Mais quel mal vous ai-je donc fait, j’en vois qui continuent d’aligner des mots dans leur tête ? Sont-ce mes mots qui vous font mal à la tête ? et d’ailleurs j’en vois aussi, bailleurs et assis en tailleur, dont l’esprit est reparti ailleurs …

…reparti sur ce chemin venu de nulle part et y allant de même, où, chemin faisant, ils croisent d’étranges ménageries…

Ah ! Non, celle-là, je vous l’ai déjà racontée, il faut que je m’arrête.

Claude

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 Je t'attendais               

C’était un jour de novembre en fin d’après-midi. Nous avions depuis le matin traversé des paysages où le silence jouait l’alliance de la sérénité avec nos pas. Chaque pierre, chaque fleur du désert en nos cœurs transportés, semblaient les gardiennes d’un monde inviolé. Quand le campement pour la nuit fut installé nous décidâmes que notre groupe (nous étions douze) partirait à l’ascension de la dernière montée protégeant des assauts touristiques, l’ermitage du Père De Foucauld. Mes compagnons de voyage firent halte chez le moine catalan, je parvins donc seule au lieu consacré. Il y avait bien quelques pèlerins mais devant la table d’orientation, pétrifiés ils ressemblaient à des brebis égarées. Je les ignorais et pénétrais dans l’ermitage, non sans être quelque peu intimidée. Je fus tout d’abord éblouie par la pénombre qui régnait à l’intérieur, puis j’aperçu comme suspendu derrière un voile d’eau trois capes couleur de sable. Je les touchais respectueusement. 
Mon corps à cet instant me quitta comme happé par une force venue des profondeurs de l’ermitage lorsque mon regard  s’arrêta brutalement sur une clef d’argent encadrée par deux visages de femme. Je me noyais dans la contemplation de cet ouvrage  quand mon corps retrouva sa silhouette et que retentit un :

‘’ Je t’attendais vieille bourrique’’.

Etait-ce ce moine à la verve débridé ?

‘’Je t’attendais vieille bourrique’’.  

Mes genoux me lâchèrent. Dos au mur je glissais et m’affalais sur le seul minuscule banc de l’ermitage. Souffle glacé dans les veines, je vis se matérialiser sur l’autel de Charles une frétillante demoiselle aux yeux rieurs et facétieux. Je restais pétrifiée même si je glissais vers un passé où savoir rimait avec découverte et connaissance avec surprise.

‘’ Tout ce temps vieille bourrique ! Pourquoi ne pas être venue il y a huit ans ?’’

Ma cervelle en surchauffe cherchait désespérément une issue de secours mais n’existait qu’une entrée qui était aussi la sortie. Comment savait-elle que je pouvais et ne suis pas venue ? Elle me prit au détour de mes réflexions pour m’entrainer là où elle voulait. Je ne fis pas résistance, curieuse finalement de cette expérience.  

Serais-tu moi qui suis moi et moi qui est toi ? Lui demandais-je.

 Elle rit de bon cœur, me dit son contentement de m’avoir suivit depuis la première fois où je vins ici il a vingt-huit ans déjà. Elle rit de son ignorance de l’époque.  Le père de Foucauld ? Et sa mère alors ? Depuis elle apprit. Elle sait maintenant. C’est ainsi que les surprises laissent place au souvenir. Elle rit encore.

‘’J’ai aimé te suivre vieille bourrique, tu me plais bien. Tes rencontres, nos voyages, les langues étrangères que tu as apprises, tes pas légers sur la plage de sable blanc, la musique cette nuit où il faisait si chaud, tes mains noires de cambouis que j’avais peine à rendre blanches, tes pas de côté qui te font marcher encore sur la troisième piste, la vie que tu as donnée, tes peines aussi, les plus légères comme les plus profondes, la lumière que tu apprivoises, les couleurs qui te charment. J’aime quand tu laisses le temps filer, je le laisse filer avec toi. Tu as bonifié vieille bourrique en avançant. Qu’en pense l’homme qui vit avec toi ?’’ Je lui dis avec sourire en coin qu’elle devait le savoir puisque nous n’étions qu’une.

‘’Et toi jeunette. Ce lieu est-il si majestueux que tu y sois restée ?’’

Je ne me souviens pas de ce qu’elle me répondit mais en écho ces mots

                  Vas où tu as aimé être un jour
                 
Vas et tu m’y trouveras
                 
Prends cette clef d’argent Belle Dame
                 
Vas, ne t’arrêtes pas…

Je relevai les paupières, les onze arrivaient.

 SimOne   Assekrem 2010


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MUES AU DESERT

C’est la nuit, encore, avant le petit jour. Je suis dans un boyau. Je marche dans un boyau de lumière. Devant moi, derrière moi, des pas chargés de sommeil soulèvent une poussière sèche dans laquelle roulent des pierres grises. Nous montons par des lacets réguliers dans une traînée lumineuse de rêves nocturnes encore en éveil. Lucioles de l’aube, nous sommes silence.
Le boyau se resserre. L’ombre est puissante, jusqu’à m’engloutir. La veille ressurgit. C’était la fin du jour, encore, avant la tombée de la pénombre. L’obscurité grignotait les lueurs dorées et roses, réduisant autour de moi le cône de la journée à une lueur de plus en plus faible.

 

C’est alors, que mon corps a décidé de s’absorber. Sans me laisser le choix, je m’avalai, d’un coup d’un seul, sans m’y reprendre à deux fois, sans même le temps de la pensée, sans le moindre frisson d’effroi. Je me retrouvai à l’intérieur, propulsée dans un magma visqueux et froid dans lequel je respirais par hoquets profonds et saccadés, la gorge serrée.

 

Je voulus ouvrir mon cœur.

Je trouvai porte close.

Un écriteau : « J’ai déjà tout donné. »

Réserves de survie entamées dans ce jardin de pierres.

Clignotement rouge des urgences. Une valve battait d’un bruit rouillé de désert, comme la porte d’un saloon avant un duel poussiéreux et gluant.

Aveuglée, j’avalai la nouvelle qui formait déjà une boule de salive épaisse et épineuse.

Je décidai de remettre à plus tard l’exploration forcée.

Je me doutais de quelque chose, mais pas à ce point.

Mon propre cœur m’était fermé.

 

Je descendis dans les profondeurs, plonger mes mains dans les entrailles, y puiser l’encre de mes pages. Tout était mouvant, sans amarre, glissant et impalpable.

Je trouvai tout de même un pont, jeté entre les deux reins.

Je m’y suspendis, prenant de la hauteur.

De là, je vis une lueur de caverne aux parois roses et tendres, une terre aux échos du passé rendue à sa virginité. Je m’y lovai un instant, tâtant de mes doigts fébriles les gravures de mémoires, pleurant et louant l’absence de quelque graine de beauté.

 

Anesthésiée, je remontai soudain le fil de mes pensées lointaines qui me propulsèrent au sommet. Sur le plateau volcanique, des gouffres, des cratères. Je pus lire le panneau indicateur comme un épitaphe sur la pierre : « Ci-gisent les surgissements de ton inconscient. » J’entendis les orgues sourdes monter lentement, d’abord lointaines, devenir plus aiguës. Je vis la faille s’ouvrir à mes pieds. Je vis la feinte. Je me jouai de moi.

Le narthex m’avait libéré, j’étais au cœur de la nef. Les orgues et le chant explosèrent.

Les yeux clos, je m’expulsai par mes orbites humectées.

C’était la veille. Devant moi surgissait l’Assekrem, irréel et suspendu, dans le chœur éclatant de la dernière lumière du jour. Reflet dans le miroir. Premier jet.


***

     
  C’est le jour, encore, bien avant le déclin du soleil. Je marche sur un plateau de pierres et d’ombres minuscules, dans un silence monumental. De tous les côtés, des colonnes de grès rose et ocre s’abreuvent de lumière. Je cherche du regard les autres, ceux du boyau. Leurs corps, étoiles de notre caravane s’éparpillent à pas lents et profonds. Je me retourne, au loin, il me semble encore voir sa silhouette. Sous mes yeux, son visage ressurgit devant moi.

C’était le matin, encore, juste avant le soleil zénithal. Sur les bords d’un oued, j’ai été attirée par des formes en mouvement mêlées aux pierres. Je me dirigeai vers elles. Sur le sol, à mes pieds, une flèche tracée dans le sable. Je regardai autour de moi. Plus rien que ce signe, rien d’autre. Je m’avançai. Les formes devinrent des silhouettes, les silhouettes des visages. Des enfants accroupis tapaient des instruments de fer sur des rocs chaotiques.  De leurs pointeaux acérés ils faisaient un chant, espaçant leurs frappes pour les faire se rencontrer. Une fois encore, je tournai sur moi-même. Autour, rien d’autre. Je m’approchai encore, de l’autre côté de l’oued. Un panneau cloué à un acacia : « Bibliothèque du désert ».

J’entrai entre deux rochers. De l’autre côté, des piles de livres, des étagères de roches, des tapis colorés sur le sol de sable et, au milieu du cirque, un fauteuil à bascule.

Le visage du fauteuil se tourna vers moi. Il me sourit, les yeux cinglants et illuminés, un doigt tendu vers le ciel, comme on s’arrête, stupéfait et émerveillé, avant de tourner une page. La vieille femme me fit signe d’approcher.

 

Elle lisait un recueil de poèmes de William Blake, celui qui me rappelle aux gravures de Jérôme Bosch, celui qui dit l’adieu. Entre les pages, une photo de moi, devant l’Assekrem, la veille. Je vacillai, avec dans la bouche, une odeur acide. Je relevai les yeux. Le visage à bascule se fit malicieux. Je le vis me voir et m’aspirer. C’était la vieille qui m’avait avalée.

 

Elle se leva, dans le mouvement lent du fauteuil. Assommée, je la suivis, sans un mot, sans savoir, je la suivis. Elle dit : « Les enfants viennent ici, des campements, graver le désert. Ici, on enterre les hommes à côté de leur maison. » Elle me montra la place de sa sépulture prochaine. D’un bâton sec et noueux, elle gratta sur le sol quelques cailloux, les pris dans sa main, les éparpilla à ses pieds.

 

Quand je relevai les yeux, je la vis. Sur une chaise d’enfant en paille, une fillette blonde regardait passer, au loin, une caravane nomade, une caravane d’hommes et de chameaux.

-          Et cette fillette, elle ne va pas avec les autres ?

-          Ne la reconnais-tu pas ? Elle rêve. Elle vient ici pour rêver.

-          Si elle rêve, alors, nous sommes son rêve.

Devant moi la faille, profonde.

-          Je peux lui parler ?

-          Non, elle t’a vu. Cela suffit. Elle sait.

Alors, mes yeux virent la vieille femme. Je savais.

 

Elle me tendit un livre. Sur la couverture blanche, une lettre unique aux couleurs ocre, une lettre de sable, sifflante et familière. Elle tremblait de ses longs doigts précis et tâchés d’encre, au creux du majeur. Elle dit qu’elle se souvenait de moi. Sur la première page, un hommage à Borges, à J.L. E., à Y. D.. Puis, des pages immaculées.

 

A mes pieds, le Livre de Sable. Je me baissai pour le ramasser.

Je l’ouvris, un titre m’apparut : L’Autre.

Quand je me relevai, j’étais seule, avec, entre mes doigts, des grains de sable, dans le cœur la musique des outils des enfants gravant le désert.

 

C’est le soir, encore, juste avant que la nuit ne s’installe. Je grave, à la lumière du feu, de petits écriteaux, que je lirai plus tard.


   

 
   

Sandrine B. As
sekrem, 5 novembre 2010

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Instantannés

Et j’observe ce chameau, délicatement posé sur ses quatre pattes. Sa marche souple et digne le conduit, presque silencieux, face à l’acacia toutes épines dressées. Multitudes de fines dagues pointées, sûres de leur invincibilité, armure impénétrable. De son regard tranquille l’animal semble esquisser un sourire, délicatement son long cou s’incline et sa tête vient effleurer la branche orgueilleuse. Merveille de la vie, insolente et obstinée, cette gueule si fine, comme soulignée d’un trait de crayon, sans hésiter, plonge sans retenue dans l’arbre acéré, avec délice et grande application, mâchouille et mastique ces pauvres épines qui paraissent  sur cette langue implacable, bien inoffensives. 

 

 

La trace file entre les pierres éparpillées là, semées par une main gigantesque. La trace file et grimpe doucement vers le sommet du plateau. En suspend, d’abord interdit, l’œil s’arrête, puis aspiré par la plaine soudain dévoilée, la vision se fait vertigineuse et je vacille sur mes jambes. Je cherche des mots qui laisseraient dans ce cahier une empreinte, un repère ou désignation. Vaine réflexion, comment dire ce lieu ?

 

Alors, dans un sourire, comme s’il avait senti, l’homme bleu de ce désert étend la main, paume allongée vers l’infini, il dit :

           

                                               Ici, c’est ventre du ciel.

 

            Yannick
                                        

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Toi le Touareg

Je suis là dans le désert de l’Assekrem, je marche et découvre cet endroit avec ces cailloux, ces roches, ces montagnes. Quand le lieu me semble hostile, la vie surgit : une gazelle par ci, un âne par-là, une petite fleur cachée sous une pierre… Et puis il y a ce touareg qui n’est rien pour moi. Il est semblable à tous les autres. Je le vois se déplacer, regarder si tout le groupe est au complet, vérifier s’il n’y a pas un dernier retardataire qui s’est perdu au bout d’un chemin…

Lorsque je marche près de lui, une sensation étrange me parvient. Je n’arrive pas à la définir, à la nommer. Je le vois nettoyer ce lieu, brûler les sacs plastiques qui sont accrochés aux épines d’acacias. Il doit aimer son désert pour en prendre autant soin. Au fil des jours, je découvre sa délicatesse pour disposer le long ruban de tissu sur nos têtes, qui nous protègera du soleil.

J’avance sur ses pas, je le suis. J’aime son allure, élancée, fière, droite, légère et pourtant assurée. Il me rappelle un évènement vécu. J’ai cette image qui me revient, mais oui, c’est ça : je suis sur ses épaules, je suis malade, j’ai 5 ans et nous sommes en juillet. Le soleil est au zénith. Nous sommes en pleine campagne et la fièvre m’empêche d’avancer…

Ce touareg qui nous guide à la même allure que l’homme qui m’a portée lorsque j’étais enfant. Ils ont la même démarche, la même légèreté, la même assurance dans leurs pas. L’un me porte, l’autre me montre le chemin. Ce dernier connaît le désert, sa beauté et ses dangers, c’est sûr. Il y a dans le regard de ce touareg une bienveillance. A mon arrivée dans ce lieu, je n’avais pas remarqué se yeux lumineux, profonds et expressifs qui parlent sans mots, sans discours inutiles. Aujourd’hui, il n’est plus le même pour moi, il ne ressemble plus à ses compagnons. Sa tunique bleue qui vole au vent lui donne une noblesse que ne n’ai pas repérée chez ses amis.

Ici, je pourrai être malade, je sais que je me sentirai en sécurité.

            

CHANTAL.F    Assekrem, 04 novembre 2010


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LA TRACE

Presque invisible, un chemin serpente.
Une trace, plutôt, que l’on devine à la concentration moindre des pierres.
Pierres chassées par les pieds de ces milliers d’hommes qui, une génération après l’autre, ont traversé ce plateau, au pas lent de qui sait la route longue, difficile, incertaine.

 

Une trace, donc, qui relie le vide, se perd à chaque extrémité et disparaît de la vue.

 

Malgré la trace, le pas bute, le caillou aux arêtes aiguës fuit la semelle.

 

L’homme est là, sur ce plateau comme sur un autel, offert à l’immensité.

 

Le ciel pâle, la pierre fragmentée dont le temps se mesure non en jours
mais en milliers d’années.

 

Et lui, là, avec son compte à rebours d’où tombe chaque matin une journée.

 

Et devant lui, la trace qui sinue, vers laquelle il se dirige instinctivement.

A son tour, mettre son pas dans celui des hommes passés ici.

A son tour laisser la pierre, le ciel et le vent le posséder tout entier
et peut-être le rendre à la trace.






Le chèche

 

Acte I

 

Je suis cueillie par trois silhouettes juste après le contrôle des bagages à l’aéroport. Silhouettes droites dans les pâles djellabas, couronnées du chèche qui ne laisse voir que des yeux brillants, attentifs. Visages cachés, corps cachés et pourtant une présence inégalable.

Un voile de silence les entoure. C’est l’irruption d’un monde dans un autre, d’un rêve dans mon rêve. Je suis saisie, émue, intimidée. Muette.

 

Acte II

 

Touareg, homme debout, démarche régulière, souple, gestes précis, tout donne l’impression d’une mesure au long des siècles établie face à la démesure qui te cerne.

Images. Derrière lesquelles des vies se déroulent.

Monde hermétique. Comme le monde de l’adulte aux yeux de l’enfant. Monde mystérieux, incompréhensible à lui qui n’a pas le code. Enchaînement de gestes destinés au maintien de la vie et dont je ne perçois que l’écume.

 

Acte III

 

L’immense silhouette s’accroupit. Position traditionnelle où l’homme se met au niveau de la terre. Pas d’intermédiaire, à moitié assis, à moitié debout. Pas d’accessoire. Équilibre parfait. Que nous avons perdu, nous, Occidentaux.

Pour vivre ici, pas de place à l’improvisation, pas d’espace pour le gâchis, l’incomplet, le hasardeux.

Culture façonnée par le vent et le soleil, l’aridité et l’immensité. Coutumes patiemment transmises au rythme du pas qui traverse le désert, scandées au gré des haltes quand sur le feu vite allumé l’eau transportée par bidons entiers se met à chanter et que les hommes se rassemblent, les mains serrées autour du verre brûlant de thé.

 

Acte IV

 

Des dromadaires. Des hommes. Que des hommes. Et nous, comme des enfants. Les hommes nous emmènent d’étape en étape. Les hommes nous nourrissent. L’un tend l’eau si l’on arrive avec sa gourde. L’autre se renseigne s’il nous voit chercher quelque chose.

De quel bois ces hommes sont-ils donc faits ? Je ne les vois que dans ces circonstances si particulières, vestiges de ce qui fut leur vie, de ce qui les a façonnés. Ils sont là pour nous. Nous sommes là grâce à eux.

Je me laisse vivre. Je me laisse porter. Les repères s’effacent.

 

Acte V

 

Roni, notre guide, s’approche et m’enlève des mains le chèche avec lequel je me débats. Et en une succession de gestes délicats, précis, m’entoure la tête d’azur. Où suis-je ? Qui est cet homme qui me materne ?

Je me sens comme une petite fille.

Les mains qui m’habillaient alors étaient des mains de femme. Mains qui m’ont lavée, nourrie. Ont pris soin de moi. Tes mains, ma mère.

 

Mais c’est à toi que je pense, mon père. Qui avait choisi le ciel pour voler et non cette terre aride dans laquelle tes racines ne pouvaient s’épanouir. Le rêve de voler t’est peut-être venu, enfant, en regardant ce ciel étoilé. Tu as mis à le réaliser ta passion, ta volonté, ta ténacité. Tu as su prendre les chemins qu’il fallait prendre. Franchir les étapes. Pas à pas.

 

Tu m’as apporté le rêve, l’horizon, le voyage.

 

Les mains drapent le coton bleu.

Le chèche est mis.

 

Restent mes yeux.

Reste ta mémoire.  

 D.A

                                                               

Tassili fév

2009



 
Nous nous sommes envolés avec la compagnie
''Aigle Azur'' de l'aéroport d'Orly à 22h 10 pour Tamanrasset... 


http://aphanese.viabloga.com/news/fev-2009







C'est le premier matin, un matin originel.

Je vois une lumière à décourager les peintres, une lumière en équilibre entre douceur et force encore contenue.

Je vois le monde du plus haut que je puisse le voir, du plus haut, là où la légèreté de ce matin m'envole.

De ce point-là du monde, je vois tous les sentiments rassemblés en un seul, je vois la nostalgie, celle qui brunit le paysage, je vois la colère, celle qui lance des seaux d'eaux rouges à tout ce qui bouge, je vois le désespoir, qui entre à l'intérieur de toute chose et la noircit.

Je vois qu'il ne fera peut-être pas nuit, puisque mes ténèbres ont maintenant un interrupteur à deux positions On et Off et que j'ai compris où il faut appuyer.

Je vois tous les matins rassemblés en un seul, tous les petits déjeuners, je vois le matin de cette terrasse de café parisienne, café, un sucre, s'il vous plaît, deux tartines, je vois le matin sans rien manger, vite, partir au travail, réunion, en retard, j'ai oublié mon agenda.

Je vois le matin de toutes les villes du monde, le matin qui parle anglais, télé CNN, vite, sortir de l'hôtel, je vois les rues de New York, frais matin d'hiver, je vois le matin de Dunkerque, plage du Nord, lever tard, se baigner avant le petit déjeuner, café sans sucre, je vois l'aéroport de Chicago, bord du grand lac, vol à destination de Washington, 6h50, je vois très loin à l'horizon, je vois le matin gare du Nord, foule pressée et celui de Tamanrasset, nous sommes neuf.

Je vois les ruelles de la casbah d'Alger de la même couleur que les trottoirs de Paris.

Je vois des halos autour des réverbères.

Je vois que quelques-unes de mes peintures ressemblent à quelques-unes de ces dunes, il suffit de changer la couleur.

Je vois ce géant bleu marcher de dune en dune. De son doux regard noir, il me regarde. De son doigt pointé, il me montre le nord en perçant les nuages comme un enfant percerait de son doigt une barbe à papa.

Et je sens tomber en constellation sur ma peau cette pluie fine enfin libérée du ciel.

De la haut, de ce dessus du monde, dans une lumière dont la douceur éblouissante contient déjà la force qu'elle aura dans deux heures, je vois cette immensité de sable d'où le 4x4 s'envole pour retrouver son amie perdue, la mer, dans des retrouvailles bruissantes de vent.

De ce point-là du monde, envolée en légèreté, je vois les larmes sèches, je vois tarie la source rouge des seaux de la colère et je vois la joie qui entre à l'intérieur de toute chose, la joie d'or promise par la douceur ensoleillée de ce matin.

Je ne vois pas encore le soir de ces matins, le géant des dunes ne m'en a pas montré la direction, le soir n'est pas au nord.

Mais du haut de ce matin originel dont la lumière commence à développer son éblouissante puissance, j'ai appris à appuyer sur l'interrupteur On/Off. Qu'importe alors la nuit si je sais allumer la lumière.

Micheline Ferret

                                              



Vous êtes cernés de regards fixes.       

Regards de pierre, œil de verre, trous béants dans la roche, 
milliards d’yeux minuscules sous vos pieds,                     
regard de l’impassible étranger.

Vous voulez y échapper, votre pas s’accélère.

Vous montez un peu plus haut, regard brûlant du soleil.

Vous cherchez l’ombre, regard ténébreux d’une caverne.

 

Vous courez. L’air est étouffant. Chaque pas vous cogne à un regard. 
Gorge serrée, poitrine oppressée, vous cherchez l’issue.
Le passage vers un lieu sans yeux.

Vous êtes venus ici chercher l’absence, l’espace, la liberté. 
Ce ne sont que présences, impasses, mur d’une geôle 
plus étroite encore.
Vous avez cru qu’en ce lieu,
vous trouveriez votre voie. Mille voix se rappellent à vous, 
qui vous perdent.
Disparaître, ne plus être celui qui s’agite
vainement face aux spectateurs immobiles. 
Vous fondre dans le roc ou devenir grain de sable.

L’étau se resserre un peu plus.

 

A bout de souffle, vous vous arrêterez peut-être.

Assis, les mains sur vos yeux fermés pour ne plus rien voir.

 

Là, je m’ouvrirai, moi, votre œil.

 

Laissez-moi vous regarder. Je suis noir, n’ayez crainte. 
Donnez-moi le temps. Le temps du face à face. 
Vous et moi, votre œil.

 

Venez, franchissez ma paupière, jusqu’à la crête de mes cils.

Et regardez.

Regardez l’océan de mes larmes, vos larmes 
et celles de tous les hommes.

Traversez mes blancs névés sillonnés de rivières rouges.

Passez l’anneau, frontière du désert où je vous invite. 
Mes sentinelles bienveillantes vous guideront. 
Mon sable doux et léger portera vos pas. Mon vent dispersera 
les cendres de votre vieille peau.

 

Approchez encore. Vous voici aux portes de mon iris,
mon cœur, ce noir qui vous faisait si peur. Entrez…

Françoise Cadiou 



     A la tombée de la nuit, la lumière change les couleurs. Alors que je traversais une plaine désertique, marchant vers les dunes rocheuses, un éclat de lumière attira mon regard. Un éclat de lumière blanche. Je m’approchai pour découvrir une pierre de lave rouge que le vent et le sable avaient creusée, sculptée, fossilisée.

A la tombée de cette nuit, je vis dans cette pierre, qui s’était glissée dans ma main, tous les éclats de lumière du spectre. Le spectre du passé, de l’avenir, du présent.

Je vis l’éblouissement de l’aube de l’humanité, les premiers hommes se couvrir de peaux de bêtes sauvages, les premières femmes enfanter.

Je les vis graver dans le roc des silhouettes fines et délicates.

Je vis les silhouettes s’animer au rythme de danses ancestrales.


Je vis les arcs s’armer de flèches.

Je vis les flèches se planter dans la chair des silhouettes en fuite.

Je vis les silhouettes partir en chasse, parcourir les plaines en troupeaux, immenses et majestueux.

Je vis la terre se dérouler sur la ligne d’horizon.

Je vis les royaumes s’ériger sur les hauteurs et se désagréger sous le souffle de la décadence.


Je vis les hommes du désert ouvrir dans les nuits profondes des feux de lumière.

Je vis, au cou des femmes, des bijoux aux pierres éclatantes.
Je les vis nues et sublimes, je les vis drapées de tissus teintés des pigments les plus purs.

Je vis les belles au bras de leur prétendant, prises de vertige et de rires dans des valses enivrantes.

J’entendis le son de la flûte dans un lointain noyé de la lumière du soir résonner sur des murs de pierres.


Sandrine B



 
C'est dans le noir, l'air de rien, qu'il y a tout.
Les chameaux du désert et toute l'herbe des prés,
et tous les chevaux blancs et tous les rires d'enfants,
les pipis au lit, les sacs rikiki,
l'homme de Néhenderthal, les gamins de l'école,
les rails sur la plage, les belles en bikini
et les nuits d'amour volées par les jours de chagrin.
Et dans le noir je vois, dans les lointaines galaxies,
les toutes petites fourmis qui grillent sous la loupe.
Et puis, l'étoile noire, les tanks sur la neige,
les obus de 105, les soldats désossés,
les chevaux étripés sur les chevaux de frise,
la photo d'une femme crochée aux barbelés.
Dans le noir il y a
le silence des absences, les rencontres manquées,
les voyages immobiles, le ciel gris nuage,
la perle noire du grain d'orage sur la mer,
les larmes sur le coeur et le plomb dans la tête,
comme des dimanches immondes suivent des samedis de pluie.
Tout au fond de mon noir il y a
des rails rouillés, des armes enrayées,
des costumes élimés, des lunettes brisées,
des télés déréglées et des ordis plantés aux disques effacés.
Des mots d'amour fanés en rêves de pacotille,
des espoirs engloutis dans des grottes d'immondices.
Dans le noir du soleil, je peins des ailes d'oiseau
et des ruisseaux d'eau vive et des sourires de femmes,
les ombres du désir, les fées, les mages, la vie,
les cornes d'abondance de buffles tous entiers
et puis le bleu de la mer qui unit les marées,
les plages ensoleillées et les pêches du goûter,
« Regarde, maman, comme je sais bien plonger »
et les beaux coquillages et les barrages de sable
et le sein maternel et sa chaleur foetale.
J'ai froid, il fait si noir...                

Eric.A 



 
Me suis assise là pour regarder devant,
Ai posé lentement mon casque et mon armure.
J’ai ramassé mes larmes comme le fis souvent.
Et la force du vent vient lécher mes blessures…
Avancer dans un souffle et éviter l’écueil,   
Pas à pas respirer sans un autre dilemme,
Se tourner dans son champ et rencontrer ton œil…
Et quand blesse le bât, murmurer un je t’aime.      
 
Telles des pointes d’or finement ciselées /réinventant les mots pour grimer la fêlure,
Tels des corps épures sur des hauts dessinés/déposant un baiser pour panser la morsure
Je vais …et puis je viens dans cette symphonie.
 
Toute à vos pas mêlés qui disent mes ancrages,
Je marche sur un fil m’invitant au voyage …/et vous compte la joie sonnant son harmonie !

Nadine 



 Et toi, posée sur la dune,
Ton visage tourné vers l’immensité,
Tu te souviens de ces murs marqués de runes
Désormais enfouies dans ton petit cahier.
 
Et toi, fascinée, pénétrée de cette mémoire,
Ton visage tourné vers la douce girafe,
Tu te souviens de sa trace dans ton précieux grimoire
Comme on imagine sa propre épitaphe.
 
Et toi, submergée par tant de vide,
Ton visage tourné vers la plaine hallucinée,
Tu vois défiler le temps et les rides,
Tu vois passer l’ombre des années.
 
Et toi qui marches entre ces vaisseaux de pierres,
Ton visage tourné vers le masque des rois,
Immobile de peur de déranger l’éphémère,
Moi, je te vois pour la première fois.

Yannick



N’y vas pas, et pourquoi pas puisque la main se tend pour t’accompagner. Alors il y alla.
 
Le bruit d’une pierre tombale qui glisse sur son socle, entrailles d’un monde pétrifié en surface, la croûte terrestre, les traces de pas, les traces d’insectes, les traces de chacal et de fennec, les traces de je ne sais quoi et ses branchages tellement secs qu’on en oublie qu’ils sont en bois. Et ce drôle de petit oiseau qui lui parlait : « Mille fois tu seras étonné, et tu ne pourras te reposer que mille fois étonné ».
 
Et cet oiseau qui lui parlait fut le premier étonnement.
 
Peu à peu, il prit conscience pleine de ses compagnons de voyage, s’accrochant à leurs pas, oui, cette rencontre, sa rencontre commença par des empreintes de semelles, repères rassurants, logique du lieu.
 
Ce fut le deuxième étonnement.
 
Il avait beau s’abreuver de solitude, de silences et d’immensité, il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il les retrouvait au gré des rites partagés. Dans leur multitude et leurs différences, il puisait l’énergie de s’émerveiller de ce coin de planète. Bien que les journées fussent rythmées par les exigences de cet endroit particulier, il avait l’impression d’une totale fantaisie dans sa manière de jouir de l’instant.
 
Et ce fut un troisième étonnement.
 
Il sentit que l’essentiel, le cœur qui bat, est bien dans la poitrine des hommes, que ce cœur est de chair et non pas une idée abstraite, dont on discute sans en parler. Alors qu’il s’attendait à pleurer au pied des dunes, il pleura à la chanson de ses compagnons, alors qu’il pensait s’attendrir sur les volutes de sable, il s’émerveilla de simples légumes offerts dans un sourire. Des larmes chaudes vinrent se mêler aux larmes du ciel, impromptues dans ce pays sans pluie. Et cette fois encore, les gouttes échappées des yeux de ses compagnons le toucha mille fois plus que celles évadées de nuages de passage. Il perçut des secrets enfouis, des douleurs encore chaudes, des bonheurs à venir. Comme cette toute petite poignée d’humains sans retenue pouvait emplir l’espace. Et quand la nuit tombait, il n’avait plus peur, sauf quand il était trop loin d’eux. C’est dans l’épure de ce désert qu’il comprenait ce qu’il y a de bon dans la complexité des hommes.
 
Et ce fut le quatrième étonnement.
 
Déjà une nouvelle nuit s’installait, demain, oui, demain lui apporterait certainement le cinquième étonnement. Il me faudra, pensa-t-il, me procurer de nouveaux cahiers pour aller au bout de ma quête.
Croûte terrestre
                                                                     
Yannick
 
 


  

Sur la vaste étendue de sable
Les monuments en pierres de dentelle
Depuis des millénaires écrivent la fable
Des animaux et de leur parentèle.

Toujours vivant et important, le chameau
Taverse lentement cette immensité.
Il transporte sur son dos tant de joyaux
Qu'il y gagne un semblant d'éternité.

Il passe, toisant tout de son regard impérial.
Parfois il lève la tête et broute un acacia
Entre un mammouth de pierre et une cathédrale
Qui ne sera jamais entourée de magnolias.

Impassible et sans aucune inquiétude,
Il navigue et traverse de son pas élastique
L'erg de dunes blondes dans toute sa plénitude
Comme l'esquisse d'un hamman érotique.

jeudi 19 février 2009
Catherine L


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