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Mongolie août

2013



   
 
  m.b  août 2013                                                       s.e    Paris-octobre 2014..                            jle Corbeil juin 2015
cliquez sur les photos pour les agrandir.


 photos:  http://aphanese.viabloga.com/news/mongolie-4?


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                 Je pense souvent à Jeanne, son élégance de liane souple comme un tableau de Modigliani ou de Boticelli. C’est cela qui m’a frappé quand je l’ai vue. Cela et sa ressemblance avec Nadia. On aurait dit une sœur jumelle. Nadia, ma Nadejda. C’était il y a deux semaines en Mongolie. Cela fera un an, demain, à midi.

***

Je revois ma carcasse tressautant de tous côtés contre le volant d’un 4x4 hérité de l’ère soviétique hoquetant dans la steppe sur des chemins de pierre. Je revois ce corps réveillé en sursaut sous la tente par une vessie pleine et qui sort, titubant, se vider en vacillant sous des étoiles glacées tournoyant dans la nuit. Et le vent qui le bouscule en lui tirant des larmes, brassant la plaine herbeuse habitée par le ciel.

J’avais loué une voiture à l’aéroport Chinguis Khan d’Oulan Baator pour rallier Kharkhorum. Je voulais, de là, remonter la vallée de l’Orkhon le plus loin possible, me perdre le long de son ruban argenté sinuant dans son lit d’algues et de galets. Autour de moi un monde de chevaux et d’herbe, vert pomme sous le soleil, émeraude sous la rosée, taché du vert bouteille et du vert olive des buissons, une terre d’ombre verdâtre de collines dénudées. Et des plaines, des plaines et puis encore des plaines habillées de vent et chapeautées de nuages nacrés surgissant dans un ciel d’une pureté d’eau.

Je laissai le 4x4 pour remonter, sac au dos, un petit affluent qui se jette dans l’Orkhon là où elle ouvre deux bras pour embrasser un petit bois. Je traversai une colline aux courbes douces, à la robe d’un velours vert presque gris. Les rares nuages se gonflaient de blanches colonnades. La rivière somnolait au soleil. Tout là-bas à flanc de colline, un troupeau de moutons mêlés de quelques chèvres. Des bêlements en provenaient comme des taches blanches.

Et le silence.

Seul, le vent.

Un cortège de nuages apparut. Sous son ombre l’air se rafraîchit. Sur un méplat loin devant moi la tache claire d’une yourte. Au moment où je la vis, j’entendis des grondements suivis d’aboiements furieux et un dogue trapu se redressa là-bas devant elle, me faisant face. Il s’époumona de rage pendant que j’approchais jusqu’à ce qu’une femme sorte. Encore un ou deux grondements sans plus de conviction, et il tourna sur lui-même puis s’allongea.

L’air embaumait de cette même senteur lourde d’orage au printemps dernier. La femme m’invita d’un geste, sourit à mon approche et me précéda dans la yourte. « Sabano » me salua-t-elle. « Sabano » lui répondis-je en enjambant le pas de la porte.

 Des tapis couvrant les parois de feutre qui enveloppaient la yourte chauffaient cet intérieur d’une intimité lourde grésillant de rouge et d’or. Des médailles en cuivre qui y étaient accrochées me fixaient de leur œil unique brillant de fierté. Sur quelques meubles repoussés sur le pourtour des photos me souriaient dans leurs cadres de bois roux. Au centre sur un poêle, une casserole de fonte haletait sourdement. D’une ouverture ronde au-dessus de ce poêle tombait une lumière blanche, comme des plis de lin très fin.

Et, faisant face à l’entrée, une étrange Nadia était assise dans d’étranges habits, un bol à la main et elle me souriait. Nadia ? J’en eu le souffle coupé.

Elle me dit bonjour. D’abord en français, puis en anglais.

Je  baissai les yeux. Non, je n’étais pas dans un conte. Ce n’était pas Nadia. Bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? Je murmurai un bonjour en français.

Mon hôtesse mongole m’indiqua un siège à la droite de la jeune française et emplit un bol d’airag qu’elle me tendit. « Bayarla » lui dis-je en le prenant et elle me sourit. Je goutai ce lait fermenté au goût cervoise et écarquillai des yeux appréciateurs. Elle me remercia d’un petit mouvement de tête.

C’est alors que je perçois une note, à peine audible, une note grave et légère à la fois, qui se gonfle puis s’efface, se gonfle puis s’efface, comme un souffle. Léger, si léger. Si léger et si doux. Je lève les yeux. On dirait que la yourte s’est mise à chantonner doucement. La jeune française ne m’a pas quitté du regard tout en jouant, songeuse, avec ses boucles brunes. C’est fou ce qu’on dirait Nadia.

-  Vous êtes en Mongolie depuis longtemps ? me dit-elle en souriant.

-   En quelque sorte. Vous êtes française ?

-   Oui, de Paris.

La lumière blanche subitement devient or.

-   C’est une très belle ville. Je l’ai visitée avec une amie l’an dernier, au mois de mai. Nous avons été émerveillés.

-   Merci, dit-elle. La Mongolie aussi est très belle.

L’ombre d’un oiseau éteint brièvement la poudre de lumière qui flotte doucement dans le puits du chapiteau.

-   Oui. Mais elle est aussi très dure.

Je contemple mon bol d’airag, la sécheresse de son alcool de lait. Sans lever les yeux, et en y mettant plus de douleur que je ne l’aurais voulu, j’ajoute :

-  Les hivers ici sont glacés, et si longs qu’on n’en voit pas le bout. Tout bascule au printemps. Tout. Et si on n’a pas su en profiter, si on ne l’a pas su …

L’été passe si vite, pensé-je.

-  Vous semblez bien connaître ce pays, dit-elle en penchant la tête comme pour mieux chercher mes yeux.

-  Un peu seulement, un peu.

Je voulais dire, trop, je le connais trop. Ce n’est pas un pays, c’est une solitude, immense et sans fin, où tout vous observe comme un maléfice, où la terre ne donne rien qui vous retienne, où l’homme n’est qu’un jouet misérable dont les os blanchiront sous la neige de l’hiver.

- C’est merveilleux, dit-elle, l’hospitalité des gens d’ici. A Paris personne n’inviterait chez lui des passants inconnus.

-   A Moscou non plus. Vous avez raison, ici c’est très courant.

-   Vous êtes russe ?

Un fil de lumière se perd dans ses cheveux. Elle m’observe. Ce regard, ce visage, un peu penché à droite… Ce n’est vraiment pas Nadia ?

-   Oui, de Moscou.

Je ne sais plus, n’est-elle pas là-bas ? Les yeux me brûlent.

- J’ai des collègues russes, répond-elle. Ils travaillent à Moscou justement. A l’Institut de Physique et de Technologie.

-  Vous êtes physicienne ?

Elle entortille une mèche sur son doigt et la remet derrière son oreille comme pour mieux m’entendre. Ses yeux sont un azur profond et calme, scintillant en surface. Elle me dit qu’en effet elle étudie la physique théorique et que… mais je me perds dans ce regard, je n’entends pas la suite, j’écoute. Ce n’est pas la tente qui respire mais le vent. Le vent qui joue par l’ouverture ronde de la yourte comme le ferait un joueur de flûte de Pan. Son souffle est profond et grave. La steppe nous en enveloppe. Je le sens, il a pénétré par cette ouverture par où s’échappe la fumée du fourneau et tourne tout autour de nous comme une ronde d’elfes invisibles chuchotant des mots étranges qui m’échappent. Où suis-je, dans quel repli du temps  me suis-je perdu? J’ai mal, ce souffle régulier et silencieux, celui de Nadia quand elle dort profondément, fondant doucement dans mes bras, et je reste là à lutter contre mes paupières de plomb pour voir encore sa douce poitrine se soulever, sentir son chaud respir contre mon cou dans l’odeur tiède de sa peau, je n’ose bouger de peur de la réveiller. Est-il possible d’arrêter le temps, pour vivre dans ce bonheur pour l’éternité ?

-   Est-il possible d’arrêter le temps ?

C’est sorti de moi en un jet. La jeune femme s’interrompt, surprise. Son regard intense cherche à lire en moi. Puis elle se détend et me sourit.

-  Nous sommes malheureusement condamnés à vivre dans le temps… ou à mourir. Arrêter le temps serait arrêter le cœur au milieu d’un battement, arrêter une pensée au milieu de son souffle, se figer en plein mouvement comme une statue de pierre. Vivre, c’est faire l’expérience sensible du temps qui passe. C’est…

-   Mais retourner au passé, au moins, le pourrons-nous un jour ?

Je l’ai interrompue dans ce cri étouffé. C’est presque une plainte, une prière. J’en ai un peu honte mais je m’en fous, je veux savoir, il faut que je sache, elle est physicienne, non ? Et depuis Einstein, la science n’étudie-t-elle pas l’élasticité du temps ? C’est maintenant que je veux savoir, m’est-il au moins permis de rêver ? Elle me regarde quelques instants, troublée, avant de répondre.

-  Nous voulons tous retourner dans le passé, retrouver nos moments de bonheur, défaire nos erreurs, prévenir le
malheur. Certaines théories ne l’excluent pas totalement, mais personne n’a encore dit comment le faire concrètement.

-   Alors le passé nous est définitivement interdit ?

Cette fois-ci c’est un murmure comme une larme qui voudrait tant ne pas couler. Elle me regarde avec émotion.

- Vous savez nous vivons tous dans le passé. Vous me regardez et m’entendez, mais la lumière et le son voyagent, ce que vous entendez c’est le son de ma voix d’il y a une fraction de seconde, ce que vous voyez c’est mon visage d’il y a une fraction de cette fraction de seconde. Il en est de même pour tout ce qui nous entoure, la lumière du Soleil met huit minutes pour nous atteindre, celle de la Lune une seconde. Et encore, une fois atteints nos organes des sens, ceux-ci doivent transmettre ces informations visuelles ou sonores à notre cerveau qui doit ensuite les processer pour les rendre intelligibles. Tout cela prend du temps, infime certes, mais bien réel. Le présent est une illusion, nous vivons tous en permanence dans le passé.

Nous vivons tous en permanence dans le passé… L’ai-je murmuré ? Je sens une main sur mon bras. Je me redresse. Elle a un regard douloureux et désolé. A ses côtés se tient notre hôtesse. Je ne l’ai ni vue ni entendue approcher. Ses yeux sont deux pépites de basalte d’un lissé d’étoile bleue. A la main, elle tient une assiette de fromage de yack. Dans sa langue de chuchotis elle m’invite à en prendre. Pendant que je la remercie et en croque un  morceau je repense nous vivons dans le passé, ce passé, hors de portée et omniprésent, qui nous englue et me retient. Je mâche lentement cette pâte desséchée dont je retrouve le goût si âcre… Notre hôtesse rit quand je finis et m’invite à en reprendre. J’en propose du regard à... Non, me fait-elle d’un signe.

-  Au fait, je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Jeanne.

Jeanne. Pourquoi n’est-ce pas Nadia ? Soudain je suis comme un enfant perdu. Foudroyant, cela est tombé sur moi comme une ombre acérée sur une marmotte, j’en ai le souffle coupé.

- Alexander, je réponds d’une voix sourde, et je prends sa main, une main fine et énergique, douce et forte à la fois. Mais appelez-moi Sacha.

Et en tremblant j’approche mes lèvres de cette main en un baisemain maladroit. Jeanne marque un temps d’arrêt devant mon désarroi. Puis elle a un tout petit rire mais si clair, comme de l’eau. Avec une grande douceur elle murmure:

- En ce cas, appelez-moi Nanette comme tous mes amis.

-  Moi, dis-je, je préfère Jeanne, je trouve que Jeanne est plus belle.

Je rougis. Elle éclate d’un grand rire amical plein de gaieté et répond (est-ce de la tendresse que j’entends dans sa voix ?) :

- Vraiment ? Alors je vous autorise à m’appeler Jeanne. Mais ne dites à personne que je vous l’ai permis, d’accord ? Vous serez le seul. Ce sera un secret entre nous.

Que m’arrive-t-il donc ? Je croque dans le fromage en baissant la tête. Je me sens gauche. J’ai cinq ans. Je me sens si vieux, j’ai mille ans. Abattement et espérance s’entremêlent jusqu’à écœurement, autour de moi la yourte chante, le vent chuchote, le poêle murmure, je respire avec peine. Je voudrais rire ou pleurer, je voudrais… je ne sais plus. Crier ?  Me lever et partir ? Me coucher, là, dans mon ombre, y disparaître dans le silence d’un montre arrêtée, devenir ombre moi-même, une ombre sans corps et sans mémoire, qui finit par s’évaporer, un jour elle n’est plus là. Nadia. Je voudrais Nadia. Ma Nadia !

Je prends la main de Jeanne. Elle lève vers moi des yeux surpris mais nullement inquiets. Notre hôtesse prononce des mots avec ce qu’il me semble être de la solennité. Etrange langue à l’odeur shamanique, langue de vent, langue de pluie et de nuit. Je ne sais plus, est-ce le vent qui chantonne autour de nous ou la trouée de lumière qui vibre dans la chaleur au centre de la yourte ?

-          Merci, dis-je à Jeanne.

Une odeur de lilas mêlée de fils d’argent glisse de ses pupilles, se déroulant vers moi comme un collier de brise marine. Et ce collier m’enlace, m’enserre avec douceur, s’insinue en moi et j’en suis tout gonflé. Les yeux me brûlent encore.

Elle me regarde et ne dit rien, ne retire pas sa main. Ce silence nous enveloppe comme une caresse. Le temps ne peut-il attendre un peu ? Les fleuves ne deviennent-ils pas lacs, parfois ?

Mais non, pourquoi vouloir faire halte, je m’égare dans le mensonge, arrêter le temps cela aurait été si doux hier, mais aujourd’hui ? Aujourd’hui ce que je veux c’est remonter les siècles, retrouver le bonheur, il m’a glissé des mains comme le sable d’un sac déchiré, le souffle de Nadia, l’odeur de Nadia, sa douce chaleur, sa main sur ma joue, ses yeux calmes et profonds comme un ciel d’été, sa voix qui me fait trembler. Un poing comprime mon ventre, se glisse sous ma peau et remonte jusqu’au cœur qu’il serre avec lenteur, je suffoque, j’étouffe, je ne peux plus, je dois partir, je me lève, j’ai toutes les peines du monde à me retenir de courir, je lâche la main de Jeanne, balbutie un « bayarla » puis « bayartay » à notre hôtesse qui me fait un petit signe de la main en souriant quand même, et je sors comme on fuit.

 

Dehors, le temps est chaud de nouveau.

Le chien, une ombre endormie sous l’ombre d’un charriot.

Tout se tient figé dans l’air immobile.

Le silence.

Silence.

Dans la profondeur bleue du ciel un grand milan stagne. Son ombre, paralysée à mes pieds.

Y aura-t-il un soir ? Y aura-t-il une nuit ?

Je suis las. L’aube se lèvera-t-elle un jour ? Venir ici n’a servi à rien. Moscou m’attend et la longue suite des jours et des nuits.

-  Dans quelle direction vas-tu Sacha ?

Je me retourne. Nadia se tient dans le soleil, les yeux plissés dans la lumière. Mon cœur hurle.

-  Je redescends vers l’Orkhon.

-  Je te suis, dit Jeanne.

Et elle me prend la main.

***

Nadejda, ma Nadia, si tu savais comme je hais ce tuyau dans ton nez qui se tord comme un asticot affamé, comme je hais ces poches de liquide blafard qui s’égouttent dans tes veines, toutes ces machines froides qui surveillent ton sommeil végétal. J’ai tant besoin de toi, de ta main, là, contre ma joue, ta peau est toujours si douce. Laisse-moi fermer les yeux et revoir ton sourire, entendre ta voix, et t’écouter rire. Dans quel méandre es-tu perdue, ma Nadia, dans quel méandre ? A quoi donc servent les médecins s’ils ne savent quoi dire ! Tu es si près, là, ma joue dans ton cou, ta main dans la mienne, pourquoi es-tu si loin, pourquoi ne puis-je te rejoindre ? Quelque part dans le passé, Nadia aime Sacha et Sacha aime Nadia, ils ont de la chance ces deux-là, et ils ne le savent pas ! Ils ne savent pas encore que cette chienne de vie… Mais toi ma Nadejda, peut-être est-ce là-bas que tu es retournée, peut-être est-ce là-bas que tu t’es réfugiée depuis 364 jours, dans ce Paris de mai, les lilas en fleurs, l’ombre bleue des platanes sur les bords de la Seine, la douceur de l’air, les tables place Sainte-Catherine enluminées la nuit, notre petite chambre d’hôtel de la rue Monsieur-le-Prince, cette rose que je t’avais offerte et qui a tout embaumé jusqu’à notre départ. Je t’en supplie, ma Nadia, si c’est là que tu es retournée ne prends pas ce vol pour Oulan Baator, reste à Paris. Pourquoi après Paris avons-nous eu si faim d’espace ? Ne monte pas dans cette voiture qui remonte l’Orkhon même si c’est moi qui la conduit, l’orage, la boue, la glissade, les tonneaux, et le monde qui se retourne dans ton cri, qui se retourne dans ton silence, ton silence. Pourquoi ne puis-je changer tout cela, dis-moi, pourquoi ?

J’y suis retourné tu sais, je ne sais pas pourquoi mais il fallait que j’y retourne, rien n’a changé, tout était pareil, mais tu n’étais pas là. Je t’ai cherchée. Mais tu n’étais pas là. J’ai cru un moment que tu m’y avais rejoint, mais non, c’était une française. Est-ce toi qui me l’as envoyée ? Dis ma Nadia, est-ce toi ? L’été fut si court. Dis ma Nadia, est-ce toi qui me l’as envoyée ?

Marc.B
août 2013

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Air et Masse.                                                                                               Même si la mère est nue

                                                                                                                      L’enfant lui dit : « couvre- moi ».

                                                                                                                         (Henri  Meschonnic)                                                                                                                                                                                                             

 

 

Matthias occupait un siège près de l’allée dans l’avion de la MIAT  qui le menait de Berlin à Oulan Bator. Il faisait en sorte de toujours obtenir un siège près de l’allée quand il voyageait en avion. Ainsi, il pouvait s’envoler,  comme il disait, prenant tremplin sur le vol de l’avion pour marcher régulièrement  dans les travées et se dégourdir les jambes.                                                                                      Assise à sa droite, une jeune mongole lisait un roman en allemand. Il crut un instant que c’était un roman de lui, mais se penchant légèrement il vit que ce n’était pas le cas. Il s’agissait de la traduction  du dernier  texte d’un écrivain français qu’il connaissait bien : Jean-Louis Escarret.

Matthias vivait à Berlin depuis une trentaine d’années, il avait fini par s’y installer après des mois d’hésitation et se sentait maintenant véritablement allemand, au point qu’il avait adopté un pseudo d’écriture allemand. Il n’avait jamais réussi à écrire en langue mongole. Celle-ci  était trop proche de la steppe. La steppe s’éprouvait en lui avec tant de force qu’elle ne tolérait pas la fiction. Devenir allemand lui avait permis d’écrire.

L’avion était plein et calme. C’était un de ces moments où l’appareil ronronne comme un chat. Les uns dormaient, d’autres lisaient, d’autres encore regardaient un film sur leur mini-écran. Sa voisine ne lui adressait pas le moindre regard, ce qu’il regrettait car elle était joliment mise. Elle s’était enfermée dans son livre dès le départ et ne risquait jamais un œil en dehors des pages.

A quelques rangées devant lui, une femme aidait un enfant handicapé à se tenir debout. Celui-ci pouvait avoir dans les douze ans et la dépassait d’une tête. Elle le serrait contre elle comme une amoureuse. L’enfant semblait une poupée de chiffon, son regard s’égarait vers une absence de droite et de gauche. La femme avait le souci de cet exercice et répéta plusieurs fois  leur étrange ballet au cours du trajet. Ensuite elle asseyait le grand enfant comme au creux d’elle-même et le distrayait tandis qu’il manifestait son plaisir par des petits cris. Matthias ressentit de l’affection pour cette mère,  pour son intarissable dévouement.

Il percevait en elle une telle authenticité dans le soin qu’elle donnait à l’enfant, sans tension ni colère qu’il en retint des larmes qu’il fut surpris de voir déferler sans s’annoncer. Il se dit que cet enfant était celui de cette femme et que cela lui avait toujours semblé naturel.  Il reconnut une mère mongole.

Il avait passé son enfance dans la steppe et avait été atteint pendant plusieurs années d’un mal indéfinissable : la non-existence. La non-existence n’est pas la mort. C’est comme si vous n’étiez pas là où tous croient que vous êtes. On disait qu’il était dans les nuages. Pour tous, il était «  dans les nuages » et on s’abstenait de lui demander quoi que ce soit. Dans un groupe, on remarque tout de suite celui qui ne vit pas. Tandis que tous marchent d’un bon pas, lui semble en retard sur son corps, comme si son corps le rattrapait à chaque pas, ou bien le contraire. On s’était habitué à cette impossibilité entre lui et les autres et on n’y prenait plus garde. L’enfant passait ses journées auprès des animaux, chevaux, yacks, vaches, moutons et même parfois ces nuits. Il grandissait à part, un peu benêt, gauche, ne sachant rien faire d’utile à ses contemporains.

Il se réfugiait souvent alors près de la rivière, car il avait observé qu’une terre lourde pouvait en être extraite. Avec cette terre, il se mit à sculpter des objets que certes on n’aurait pu nommer, mais qui donnait tant à ressentir qu’ils constituaient un langage d’une profondeur inouïe. Celui qui l’aurait suivi et aurait observé les objets étranges qu’il sortait de la terre aurait sans doute éprouvé cette indécision corporelle qui l’empêchait de se situer parmi les corps amarrés  au monde comme des bateaux au port. Il sculptait des  formes dont les membres s’élançaient anarchiquement hors d’un lieu visible et caché. Des cris muets montaient alors dans la steppe, comme les hurlements des loups. Il sculptait des cris dysharmoniques dans la terre. Certains de ces cris prenaient la forme de danseurs ivres qui auraient tapé du pied dans des flaques d’eau et auraient éclaboussé alentour dans des exclamations ravies. Le soir venu il cachait ses œuvres pour tenter de rejoindre l’autre monde.

« Nous entrons dans une zone de turbulences, dit le stewart, veuillez attacher vos ceintures et regagner vos places ». Matthias revint à lui et se mit à espérer l’heure du repas, surtout parce qu’il souhaitait boire un verre de vin. Sa voisine était toujours plongée dans l’Escarret. Si seulement  elle avait pu être en train de lire un de ses livres, il aurait discrètement pu lui demander ; « ce livre vous plait-il ? » Par coquetterie, il n’aurait pas dit qu’il en était l’auteur, mais il aurait engagé une conversation à son sujet : « on m’a dit que l’auteur avait beaucoup souffert durant son enfance, oui une enfance en Mongolie, bien sûr, dans la steppe, oui, parmi les chevaux, les vaches, presqu’un enfant sauvage, vous savez ! Oui, il est aussi sculpteur, connaissez-vous ses œuvres, oui il expose à Berlin, je vais vous donner l’adresse, c’est à la galerie….oui vous voyez, c’est près de..Si  je le connais, vous n’imaginez pas à quel point. Il souriait à son double interne, un blagueur celui-là.

Quand Matthias eut trois mois, son frère âgé de six ans se tua à cheval. Une ombre gigantesque tomba sur la yourte. Celle-ci devint froide et  anguleuse. Genghis était déjà un vrai petit brave qui filait dans la plaine et faisait honneur à son père lors des jeux inter-district.                                                                                                                               La mère fit un lit de son une infinie tristesse. Elle, si gaie et enjouée, qui passait des heures avec son tout petit, à lui parler, à le chanter, à l’embrasser, à le vivre enfin, se mit à s’occuper de lui comme une automate. Chaque jour elle le lavait. Chaque jour elle le nourrissait. Chaque jour elle l’habillait. Chaque jour,  un nouveau jour s’ajoutait au précédent sans que mère et fils échangeassent un mot, un regard, un balbutiement, sans que Matthias ne sentit son petit corps se refroidir entre des mains désormais muettes.

Il parla et marcha tard. Il se déplaçait à quatre pattes comme les chiens et les moutons qu’il avait pris l’habitude de rejoindre et dans les yeux desquels il ne lisait pas l’impérieuse injonction de représenter l’absence de son frère.

La zone de turbulences était passée. Matthias se leva et se mit à déambuler dans l’avion. L’enfant handicapé dormait à poings fermés contre sa mère. Un européen relativement âgé, accompagné d’une jeune mongole et de deux petits, faisait la nounou, aidé des hôtesses virevoltantes et utiles.

Il pensa à sa femme restée à Berlin. Elle ne souhaitait pas l’accompagner quand il se rendait en Mongolie. « Je te laisse à tes fantômes » disait-elle…Dans la steppe, certaines nuits le vent hurlait.

Fouiller la terre était devenu une activité quotidienne. Il retirait de la rivière une quantité impressionnante de matière et son œuvre d’enfant croissait de jour en jour. Il sculptait avec application et sérieux, toujours les mêmes formes qui cependant s’affinaient et s’harmonisaient.

Les cris se répondaient, composaient des mélodies douloureuses, des requiem tour à tour déchirants et moqueurs, des danses de lutins tirant des langues comme des flammes.

Un jour qu’il était tout à son travail, il entendit qu’on lui parlait.

Il ne se retourna pas tout de suite. IL suspendit son geste, leva ses mains pleines de terre vers le ciel, comme pour se disculper, ou bien accepter le coup qui ne manquerait pas de s’abattre sur lui. Il y eut un silence. Le silence de la steppe….Un rapace tournoyait dans le ciel bleu.

-« Que fais-tu ici tout seul ? »

Il songea à cacher le temple qu’il avait commencé à bâtir, à s’allonger dessus, à l’empêcher de crier, l’entendrait-elle ?

Il se retourna enfin lentement, dissimulant le temple criant, maintenant  tout pelotonné contre son dos.

Une fillette au regard hardi se tenait devant lui.

-« Tu n’es donc pas au troupeau avec les autres ? Mais qu’est-ce que tu caches derrière ton dos ? »Elle se déporta sur le côté, « Qu’est-ce que tu fabriques là ?

-« Je fais des cris ». Dit-il.

Dans l’avion, il eut chaud. Il se sentait vaguement honteux. Tout à coup, tous ces gens assis sur leurs sièges lui semblaient si sérieux, si responsables, jusqu’à  sa jeune voisine qui continuait son livre, imperturbable.

-« Parle- moi songeait-il, je t’en prie parle-moi, pose ton livre et parle- moi, regarde-moi, prends ma main, serre ma main, serre-moi tout entier, embrasse-moi…. »

-« Poulet ou bœuf ? » demanda l’hôtesse. Il choisit du bœuf et du vin rouge, un vin hongrois très sombre et très honnête. 

-« Montre-moi tes cris,  dit la fillette, intéressée, c’est cela que tu caches derrière ton dos, allez, cesse de faire ton timide. »

Elle s’avançait, décidée, stoppa devant le temple. Matthias la laissait faire. Elle examinait l’objet dans le détail, lançait son regard vers le ciel, le rattrapait, le laissait peser sur l’œuvre. Puis, elle porta ses deux mains à ses oreilles, comme pour se protéger du bruit.

-« C’est assourdissant, dit-elle en s’écartant de plusieurs pas, ou as-tu trouvé de telles couleurs ?  Viens un peu ici ». C’était lui maintenant qu’elle regardait avec insistance. Elle l’interrogeait, lui touchait le bras, l’autre bras, et puis le reste du corps. Elle s’assurait de son existence. Elle lui mit les doigts dans les narines, dans les oreilles. Elle lui pinça la joue durement.

- « Aïe, gémit-il »

Elle s’écarta de nouveau, ferma les yeux.

-« Tu ne me ferais pas un petit bisou par hasard ? »

-« Je veux bien ».

Il s’exécuta maladroitement.

-« Tu es vraiment trop bête, s’exclama-t-elle, il n’y a qu’une solution pour toi, c’est d’aller sur la dune », et elle disparut dans un bruissement d’ailes.

Il restait encore environ deux heures pour Oulan Bator. Matthias suivait la position de l’avion sur la carte du monde. C’était merveille d’imaginer tout ce petit monde si haut  dans le ciel.

Il avait rencontré sa femme à Oulan Bator, il y avait plus de trente ans maintenant. Il exposait ses cris dans une galerie. C’était juste après la chute du mur de Berlin et on voyait fleurir des galeries un peu partout.

Ses cris avaient trouvé refuge dans une sorte de baraque en tôle. Ils résonnaient contre les parois. Par précaution et pour les oreilles sensibles, on distribuait des boules quiès à l’entrée de l’exposition.

Maria était venue d’Allemagne, curieuse de ce pays nouveau qui s’annonçait, privé de la tutelle soviétique.                                                                                                                                                              Elle avait été saisie dès son entrée dans le hangar. Jamais il ne lui avait été donné de toucher ainsi la douleur. Il y avait là une centaine d’œuvres, de l’enfance à maintenant. La technique s’était indubitablement améliorée mais toutes gardaient au cœur l’indicible vertige d’un petit enfant oublié. Regardant ces sculptures, il lui venait en tête des images de perdition. Une barque la nuit seule au milieu de l’océan, un arbre perdu dans les flots du Mékong. Mais ces images qui tentaient de l’aider, ne suffisaient pas à masquer le pire de la douleur, la douleur sans mots, sans représentation, celle qui n’est qu’une traversée du corps, une tranchée dégoulinante, une chute qui se vide.

Elle avait voulu connaître l’artiste, un nomade mal dégrossi lui avait-on dit, qui sentait le lait fermenté et les abats de mouton.

Au début, ils n’avaient pu se parler. Il ne parlait que le mongol et elle ne le parlait pas. Ils restaient en présence, longuement, faisaient des gestes, parfois riaient…… Elle lui désignait son travail et écarquillait les yeux,  lui signifiant sa grande admiration. Elle réclama un baiser.   Il l’aima avec démesure.

Jamais femme ne fut pétrie avec autant de force.

Elle fit connaître son œuvre à Berlin. C’était une femme décidée, elle traînait son mongol dans les milieux autorisés, grand échalas, inerte, bringuebalant comme un pantin de bois.                                    Il prit le nom de Matthias B. et entra dans le cercle très envié des dix sculpteurs qui comptaient dans le monde.

Il apprit l’allemand à la vitesse éclair et se mit à écrire des romans d’une grande liberté.  C’était comme une parole longtemps contenue, devenue possible dans cette autre langue, dans la langue de Maria. En Mongol disait-il, je ne peux que sculpter des cris, en allemand je peux m’inventer des histoires.

Bientôt, il maria Maria. «  Matthias et Maria, Maria et Matthias » fut son premier roman. Le second s’intitula  « La Dune ».

La Dune, c’était là sans doute, dans cette presque injonction de la fillette de jadis (la reine de jadis, l’appelait-il dans le secret de son âme)  qu’il avait saisi un petit morceau de vie, une queue de vie, une étoile filante.

Quand la reine de jadis se fut évanouie dans la steppe et l’eut laissé plein de la  surprise de l’intérêt qu’on lui avait porté, il resta quelques heures  devant son temple criant, puis  il passa le reste du jour et la nuit suivante serré contre le  troupeau. Les vaches sans doute le vivaient comme l’une des leurs, l’allaitaient, le taquinaient de leur gros museau humide, et lui, minuscule au milieu de ces gros corps ruminants  se sentait chez lui, dans une sécurité jamais éprouvée ailleurs. Il aimait cette odeur épaisse, pâteuse, chaude et ronde, sorte de yourte vivante dans la grande nuit froide.                                      Il s’endormit jusqu’à l’aube.

Il se mit en route pour la dune au lever du jour, à l’instant du mélange entre nuit et jour. La steppe alors révèle un à un ses mystères. Lueur et lumière échangent leurs sortilèges et la plaine se montre comme une belle.                                                                                                                                                     Etoiles éteintes l’une après l’autre, elle s’étirait, dévoilant le satin sombre, puis vert de ses courbes, ses rivières chantantes, ses bosquets intimes comme des haltes dans son immensité. Vers sa droite, un troupeau de chevaux libres se mit à galoper, animé par sa présence. Sous l’ordre d’un invisible maître, ils s’arrêtèrent tous en même temps, comme un corps unique et farouche. Le monde bruissait, du plus petit au plus grand, et lui cheminait et semblait aller quelque part.

A mesure qu’il avançait, le terrain s’élevait et le soleil chauffait. Sa marche se fit plus lourde. A la hâte du début succédait le pas d’un homme plus âgé, comme si le temps avait enfin prise sur lui, il fatiguait. Il était sottement parti sans eau et sans nourriture. Le sol se faisait plus âpre et sec. Il pensait avec regret à l’herbe grasse de la nuit, aux vaches bienfaisantes.  La fillette l’avait examiné en détail. Elle avait touché son corps  longuement, dans tous ses détails, elle avait compté ses doigts et ses doigts de pied. « Le compte y est » avait-elle murmuré. Elle avait même vérifié qu’il était bien un garçon. « C’est un garçon »avait-elle dit joyeusement. Songer à elle rendait la marche plus légère. Si seulement il voyait un ruisseau ! Elle avait des yeux noirs bridés qui regardaient les siens et auxquels il s’était abreuvé, il le réalisait maintenant. Ses yeux qui interrogeaient son étrangeté et tentaient de lui donner sens. Pourquoi criait-il ? Ou avait-il mal ? Elle avait risqué des hypothèses et lui avait dit d’aller sur la dune se faire sa propre opinion.                                                                                                                      A midi, ses pieds touchèrent les premiers sables et il atteignit le haut de la dune environ trois heures après. Il se défit de ses vêtements et se jeta sur le sol de tout son long.

Il se roula dans le sable, y enfonçant son visage comme un animal, une taupe peut-être. Il grattait le sol et celui-ci se mit à peser en lui. Son estomac, ses poumons se remplissaient de sable. Il prenait du poids. Tout à coup la pluie se déclara. Elle tombait forte et drue et transformait la terre en boue. Matthias devenait sol, il jaillissait de la terre couvert de longues trainées noirâtres, sa bouche mâchait des matières inconnues, des picotements lui venaient du centre de la terre et jusque dans la verge.  Plaquant son oreille contre le sol, il entendit des galops de chevaux qui déferlaient sur la grande Mongolie, des cris de conquête, de victoire, de guerriers invincibles et de bâtisseurs de mémoire.

Il s’endormit, rassasié.

-« Je vous regarde dormir depuis tout à l’heure » lui dit sa voisine dans l’avion, ne seriez-vous pas Matthias Bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb, par hasard ?

JF.G  


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Grand-mère, la steppe

 

 

 

Crottes, crottins et bouses,

aux odeurs mêlées qui fondent en ma mémoire,

eau, herbe et terre, unies en marécage,

vaches et yaks broutant le même pré,

chevaux en troupeaux très serrés,

milan qui plane au dessus de l’espace,

et un chien qui aboie.

 

Et l’eau qui court,

et l’herbe qui frissonne,

et les monts au lointain,

et la pluie qui nourrit,

et yourtes, yourtes, yourtes,

et une seule yourte, la sienne, vers qui je tends à revenir.

Grand-mère,

la steppe,

fondent le monde

en moi certain.

 

Au fond de mes rêves, leur souvenir,

au fond de mes larmes, leur absence.

 
        Dans quelle absence au monde me suis-je encore replié ? Tout le jour, hier, tout le jour aujourd’hui ? Et puis encore demain ?
Et puis encore jusqu’où ? Devant moi, mon bureau. Un tas de courrier. Rien ne m’accroche. Je suis ailleurs.
Mais où ? Ma vie à Paris, je n’en retrouve pas le cours.

Jours sans goût.

Combien encore, combien ?

Me lever, aller me faire un café. Tu es partie faire les courses. Rangée et propre, la cuisine est esseulée.

Je me désagrège.

Retourner à mon bureau pendant que le café coule. Rester debout, devant, peut-être qu’à regarder de plus haut, je verrai mieux.

Mon agenda est ouvert. 7 août 2013. Il est resté ouvert au 7 août.

          Le jour de sa mort.

Deux mois.

Cela fait déjà deux mois.

Pourquoi faut-il que je me le répète pour le réaliser ?

Grand-mère.

Celle qui m’a élevé n’est plus.

Et je suis.

          C’était l’été.

C’était bien mieux que j’y retourne seul.

J’aurais voulu parler plus longtemps avec elle.

          J’étais sans toi, j’étais parti.

Assis sur un banc à l’aéroport de Moscou, je pars. Je vais dans la steppe. Au contraire de ce qui fait ma vie avec toi à Paris. Je vais voir ma grand-mère.

Est-ce que je vais retrouver le chemin ? Et comment est-elle maintenant. Est-ce que je vais la reconnaître ? Je ne suis pas sûr de ne pas pleurer quand je la verrai. J'ai été tellement dur avec elle, quand même, ne plus vouloir la voir, qu'est-ce qu'elle a dû m'en vouloir. Et, est-ce qu'elle sait, au moins, que je viens ? Elle non plus, elle ne va pas me reconnaître. Mais comment j'aurais pu faire autrement ? Mon cœur a tant crié… toutes ces années, toutes ces années... je crois que je suis devenu dur.

 

Elle vit dans l’immensité du monde. Et j’y vais.

Je vais dans l’immensité du monde. Être simplement. Sans rien. N’avoir que soi-même, et l’autour, et songer.

 

Un gros a fait bouger le banc sur lequel, allongé, j’avais fini par m’assoupir. Il m’a réveillé. J’ai senti son poids sans le voir, au vibrato du banc. Il parle anglais avec d’autres, fort. Quelle délicatesse ! Je viens de finir La Délicatesse, je n’ai pas aimé. Ni cet homme qui ne s’est pas aperçu qu’il m’avait réveillé. Je l’appellerai l’homme sans regard.

Tu es partie bien vite, ce matin, sans un regard, comme ce gros. Juste après le petit déjeuner. Je pars sans toi. Te voir en ton absence. Je pense à ce que j’ai laissé dans le frigo. Comme si nous n’étions plus liés que par ces petites choses, par le reste de lasagnes du diner de mardi.

         Je vais à Oulan-Bator. Vol Aeroflot SU 330. Ce moment ne se reproduira pas. Il y a avant, il y a après, et là, c’est juste avant, dans l’excitation, la curiosité, ouvrir en grand les vannes à sensations, yeux, nez, oreilles, tout ouvrir.

C’est un ailleurs.
          Et pourtant, la Mongolie, c’était chez moi. C'est un chez moi d'avant.

Oulan-Bator, deux mots écrits sur des cartes, sur un billet d’avion, que je n’ai pas entendu prononcer avec cet accent-là depuis longtemps. À l’instant, c’est un avenir proche, un lever de soleil à travers le hublot d’un avion, une épaisse couche de nuages à traverser. J’entre dans sa réalité par les turbulences d’un A320 qui atterrit.

Grand-mère,

La steppe,

Je m’en approche.

Je les espère.

 J'ai hâte d'y être, maintenant.

Me dira-t-elle enfin pourquoi ?

           Il y a plusieurs heures que je n’ai pas pensé à toi.

 
         Elle est jolie, cette jument que j’ai louée à Karakorum, c’est une belle fille cheval. Comment ai-je pu oublier le bonheur de galoper. L’herbe, l’eau, la dune sous nos pas. Elle est solide, amicale, elle m’emmène là-bas, c’est elle qui m’emmène.

Brusquement, elle s’arrête, je ne sais pas pourquoi. Net. Devant une bouse de vache fraîche, mordorée, aux beaux arrondis concentriques, la vache qui l’a laissée là ne doit pas être bien loin. Je suis trop haut perché pour en sentir la fragrance, mais elle me revient instantanément dans le nez. Elles sont inscrites en moi les odeurs de la steppe, je ne sais pas bien où, mais elles sont marquées, indélébiles. Il y avait le jour des bouses, grand-mère nous disait, le matin, à mon frère, à moi, garçons, c’est le jour des bouses. Et c’était tout le jour. Ramasser autour de la yourte bouses et crottes, et crottes et crottins, des tas, de toutes les fraicheurs, de toutes les odeurs, et les mettre en tas, à sécher pour les brûler plus tard.

          La jument poursuit notre chemin, escalade une dune, quand, soudain, en contrebas, s’offre à mes yeux, un paysage qui me force à nous arrêter.

Qu’aurait-on pu enlever à ce paysage ?

Qu’aurait-on pu lui ajouter ?

Les monts qui le ferment au lointain ?

Les aboiements d’un chien ?

Les chevaux qui s’ébrouent dans la rivière ?

Au milieu du pré, l’eau s’étale, s’étire, inonde le paysage d’une douce tranquillité.

Le silence alentour.

Quelques vaches broutent, un cavalier passe au lointain, et ce faisant, do mi sol, résonne en moi un chant majeur, celui de l’accord parfait entre la terre et l’eau, le ciel et le silence, majeur, celui qui tire des larmes de joie.

         La jument fait un pas de côté. Paisible, elle redescend la dune, marche lentement dans l’eau, et je poursuis le chemin dont mon corps, à mon insu, avait gardé la trace.

Tournoyant dans l’espace au-dessus de ma tête, un rapace s’approche.

Je me surprends à lui parler.

Dis, l’oiseau, sais-tu si elle sait que je viens ?

Et l’oiseau répond : croa ! croa !

Dis, l’oiseau, sais-tu si cette fois-ci elle me dira pourquoi ?

Quelques nuages s’approchent, cotonneux, ombrés de noir.

Et l’oiseau répond : croa ! croa !

        
         Un bruit de clés dans la serrure. C'est toi, tu es rentrée. Je t’entends t’affairer dans la cuisine à préparer le déjeuner. Arriverai-je un jour à nous fixer quelque part ? Je sais que tu es lasse. Tu ne le dis pas, mais tu es lasse. Tu voudrais bien que nous retournions vivre à Moscou.

Ce tas de courrier sur mon bureau. Il a bien fait, mon oncle, de m’écrire de venir. Je suis arrivé juste à temps. Je n’aurais pas cru que cela… juste à temps. Heureusement que j'y suis allé. C'est comme si elle m'avait attendu.

Je ne l’ai pas vue morte. Peut-être que c’est cela qui me manque.

Il va falloir que je cherche la lettre de mon oncle. Il y a longtemps que je ne l'ai pas vue. J'ai dû la ranger. Mais où ?

Mon agenda. 7 août 2013. Je n'arrive pas à tourner la page.

Coule en moi le souvenir de la rivière.

 

          Des troupeaux et des yourtes, le lit d’une rivière, des troupeaux, une autre rivière, et des yourtes, des yourtes, puis une seule yourte, la sienne.

Sur le toit sèche du fromage.

La porte était-elle déjà de cette couleur ?

Une parabole à l’entrée, un panneau solaire, une moto, le monde moderne est entré dans la steppe. Apparemment mon oncle y a pris goût, la moto doit être à lui.

Je franchis le seuil d’un bon pas. M’assaille l’odeur aigre du lait fermenté, que j’avais oubliée, si familière pourtant.

 

Elle est là.

Couchée sur le lit de droite, près des pots de lait, c’est elle.

Je suis près d’elle, dans sa présence.

Son cou se tend vers moi. Dans ses yeux un éclat. Toutes ces rides, dans son visage rond et plat, toutes ces rides.

Son corps chétif,

encore un peu amenuisé d’âge,

couché, blotti, se taisant,

presque déjà partie vers sa fin,

tranquille absence,

liée à cet ici, nourrie de lui,

elle qui a bercé mes premiers âges,

mes yeux s’ouvrent sur elle,

grand-mère,

qui a créé le monde en moi certain.

 

Accroupi près d’elle, je cueille dans sa bouche trois mots dans un souffle : c’est toi petit !

Dans ses yeux, toujours cet éclat.

Une vague immense me submerge. Tous ces jours vécus sans elle, tous ces jours, rien ne pourra rattraper ça, tous ces jours dans le manque d’elle, et puis je ne m’en suis plus aperçu de ce manque, il est devenu moi. Dans l’instant où elle est là, la tendresse est là aussi, intacte, la familiarité, c’est elle qui est là, c’est bien elle, elle sur qui j’ai ouvert les yeux, ces bras où je me suis blotti, une vague de tendresse me bouleverse, c’est un raz-de-marée.

Et mon cœur se met à chanter.

Tout ce monde, soudain, dans la yourte, mon oncle, ma tante, tout le voisinage, certains me reconnaissent, d’autres s’étonnent. Je suis assis à la place d’honneur, face à la porte. Les gâteaux sur un plat, le pot de lait près de moi. Le bol fait le tour des mains. Ma cousine s’affaire, elle porte fièrement un peignoir rose, dans une élégance bien à elle, elle ne sait pas qu’ailleurs, ce vêtement est celui que l’on ne montre pas aux autres.

Plus tard, grand-mère m’appelle du regard, je m’assois sur son lit. Ses grands yeux, au milieu de ses rides, je frôle l’étoffe soyeuse de sa robe brodée, je lui tiens le bras. L’amour est intact. S’il est intact, la douleur l’est aussi. La douleur qui mord, la douleur qui éructe des larmes, qui fait hoqueter, la douleur comme un long cri silencieux, qui plonge au cœur une lame. J’ai eu le cœur brisé, c’est comme ça qu’on dit, c’était bien ça. La douleur est intacte, alors la question sort malgré moi de ma bouche : Pourquoi, grand-mère, pourquoi m’avez-vous envoyé vivre à Moscou ?

Ses yeux se fixent intensément sur moi. Elle ne répond pas. J’attends. Dans son silence, la question d’après se précipite hors de ma bouche : grand-mère, que connais-tu de ma douleur ?

Son souffle répond : je connais la mienne, petit, c’est la même, c’est la même que la tienne.

Elle tourne la tête. Vers le mur. Quelques larmes suintent au bord de ses yeux : c’était dur, petit, c’était dur, c’était pour te protéger.

Mon oncle s’approche du lit. A-t-il vu qu’elle se tournait vers le mur ? Il veut, impérieusement, tout de suite, me montrer sa moto.

 

          Au soir de ce jour-là.

Ici.

Je suis ici.

Assis sur une pierre.

Immobile.

Mon œil fixe le cours d’eau, et l’eau coule.

L'eau, toujours ici mais jamais plus.

Mon corps, content de l’effort fourni aujourd’hui, a galopé. Par où attrape-t-il la beauté alentour ? L’inscrire en moi pour m’en souvenir à Paris.

Immobile.

Herbes et fleurs, autour, s’agitent sous le vent.

Au loin, hennissent des chevaux.

Yourtes, solidement plantées au sol, demain n’y seront plus.

Qu’ai-je à faire de demain ?

Ici.

Je suis ici.

Moutons bêlent, chevaux hennissent, herbes frémissent.

 Et l’eau coule au milieu du pré.

 

          Quelques jours plus tard, revenu à Karakorum, j’ai rendu la jument.

Un petit bus me ramène à Oulan-Bator. Je me tasse dans le siège du fond. Mon nez pique. Je renifle. Les freins du camion grincent avec un bruit de suintement qui semble aspirer plutôt que frotter. La vue de bouteilles en pastique sur le trottoir me fait sentir que j’ai soif. Immeubles, voitures, containers, chaussée, boue des trottoirs, tas de cailloux, les mots Oulan et Bator chantent à mes oreilles un chant grognon. Cette ville est mal fagotée, édentée, la morve au nez, le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne sait pas se rendre belle.

J'ai chaud, juste un peu trop. Bouger un peu, enlever mon pull, en profiter pour sortir ma gourde et boire un peu. Réveil achevé. Un rayon de soleil.

 Vol Aeroflot SU 331

Je repasse par où je suis passé. Je venais. Je repars.

J’espère qu’Aeroflot va nous offrir un petit café.

Je me retrouve entier, avec ma solitude.

La yourte de ma grand-mère est redevenue réalité, odeur de viande qui sèche et de lait de jument, goût de l’aigre, bâches qui ballotent par l’ouverture du ciel, courbure de ma tête pour en franchir le seuil, et plissement des yeux pour s’accommoder de la pénombre.

J’aurais voulu parler plus longtemps avec elle. Je n'ai pas pu la brusquer. De toute façon, à quoi cela aurait-il servi ? Aurait-elle fini par me dire pourquoi ? Pourquoi le jour de mes sept ans on m’a arraché à elle. Et à la steppe.

C’était le lendemain d’un jour de bouses. Si j'essaie de me souvenir, j’étais monté sur la colline derrière la yourte, avec le chien. Deux cavaliers s’étaient approchés, je ne les connaissais pas, je me souviens être revenu vers la yourte, avoir entendu parler tout bas. Ai-je bien entendu le mot danger ? Mais quel danger pouvais-je courir auprès d’elle ? Après, j'ai dû essayer de m’enfuir, avec le chien. Mais comment, à sept ans, échapper aux adultes ?

Penser à autre chose.

Je ne sais plus très bien, après, je ne sais plus ce qui s’est passé.

L’hôtesse de l’air est grande, très maigre. Elle me propose exactement ce dont j’avais très envie, un café. Son maquillage est mal fait, elle a les cils collés, cela lui donne un drôle de regard qui heurte.

 

       Une bonne odeur d’oignons qui rissolent. C’est toi, finalement, qui va me ramener à la réalité d’ici, à son bon goût. Mais où ai-je mis la lettre de mon oncle ? Tu sauras peut-être, toi, où je l’ai mise. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait me dire. C’est bizarre que j’y pense aujourd’hui. Comment saurais-je maintenant ce qui s'est passé ? Mais il sait peut-être, lui ? Je n'avais jamais pensé à ça, qu'il savait, peut-être, lui ! Et à sa douleur, à elle, je n'y avais jamais pensé non plus. Je n’ai jamais pensé qu’elle avait pu souffrir. Toutes ces années… Mon oncle, je l’ai à peine lue, sa lettre, je ne voulais pas, il me parlait d’elle, il me faisait des reproches. Comment pouvait-il me demander de la comprendre, s'il ne me comprenait pas, moi ? Il faudra bien que je relise cette lettre en entier. Mais pourquoi ne m'ont-ils rien dit ? Il parlait de honte, aussi, elle avait honte, elle n’a pas pu me dire. Oui, mais, et moi ?

Maintenant elle n'est plus.

Elle n’est plus, et je suis.

Coule en moi le souvenir de la rivière.

Et de la yourte.

Tu m’appelles pour le déjeuner.

Micheline.F


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 Un homme marche dans un pays inconnu. Il voudrait tout laisser derrière lui. Il croit qu’il choisit. Mais il fuit.

 

Ses pas décidaient de la route à suivre. Il marchait. Sur des pistes à peine tracées dans la steppe. Ou droit à travers des prairies où s’épanouissaient des touffes de fleurs jaunes ou blanches. Il les voyait sans les voir, enregistrait tout par habitude, sur le qui-vive. Vêtu d’un pantalon de toile gris et d’une veste épaisse, il avançait à grands pas mécaniques. Sa casquette et sa barbe ne laissaient apparaître que ses yeux, bleus, perçants. Un sac informe pesait sur son dos.

Au détour du chemin, il aperçut sur un promontoire dominant un ruisseau quelques tentes en demi-cercle, au centre duquel montait une fumée. Des arbres fermaient l’arc derrière elles, projetant leurs ombres. Des rais de lumière rasants dansaient sur les couleurs vives des tentes, les bleus, les rouges, les jaunes se mêlaient en d’étranges formes géométriques, incongrues dans le vert qui dominait l’horizon. Le voyageur s’arrêta net, comme victime d’une hallucination. Il quitta le chemin et s’approcha doucement du campement par le côté. Il avait dix ans de nouveau, il progressait d’arbre en arbre, silencieux comme un Sioux, pour surprendre l’ennemi, un groupe d’enfants en chemises bleu clair et culottes courtes qui avaient envahi SON territoire, avaient planté leurs tentes sur SON terrain secret, là où il avait construit sa cabane, pêchait dans la rivière et parcourait le monde, porté par son imagination. Arbres, oiseaux, insectes, craquements des herbes, bruissements des feuilles, chant de l’eau qui court, cri d’un rapace, tout lui était prétexte à s’évader. Et maintenant, des envahisseurs avaient profané son lieu ! Il n’était plus qu’à quelques mètres de la première tente. Il se sentait l’âme d’un vengeur Sioux. Pas un bruit. L’ennemi s’était éloigné sans laisser de sentinelle ! En quelques minutes, toutes les tentes furent par terre et il pissait sur le feu en poussant son cri de guerre quand il sentit deux mains fermes le saisir aux épaules et le faire pivoter. Face à lui, un géant aux cheveux noirs le regardait.

Aujourd’hui encore, l’injustice, l’impuissance, l’humiliation de cet instant et des moqueries qui suivirent réveillent en lui une colère sourde. De ce jour, fini les cabanes, les Indiens, les histoires mièvres. Ils veulent la guerre ? Ils l’auront. C’était devenu son credo, qui l’avait tenu debout pendant des années. L’Autre était devenu l’ennemi. Le monde, une lutte incessante. Et le refus, son unique sentiment.

Il décida de faire un détour pour arriver sur le camp par l’arrière. Une forêt d’arbres pétrifiés se dressait devant lui, lançant ses branches couleur de cendre, cassées, tordues. Tous ces élans brisés résonnaient profondément en lui. Il était entouré de ces bras tendus qui semblaient le supplier. Des images de ruines, d’incendies, de poutres calcinées flashaient dans sa tête. Des corps suppliciés. Des regards vides. Et toujours le visage de l’enfant afghan s’approchant de son ami qui lui tendait un chewing-gum. Et l’explosion. La tête qui roulait à ses pieds.

L’oppression grandissait dans sa poitrine. Les flashs dans sa tête accéléraient. Il avança encore. Quelque chose allait arriver. Encore un pas, il était au centre des tentes, guettant, tous ses sens en alerte. Un bruit de pas soudain le fit se retourner, prêt à combattre. Une jeune femme aux longs cheveux noirs, aux yeux irisés à peine fendus, portant un gros bidon jaune en plastique le regardait. En une seconde il reprit ses esprits, le corps toujours tendu comme un arc. Il la vit se pencher, attraper un gobelet et verser de l’eau du bidon jaune. Sa respiration se détendait peu à peu, il observait les gestes calmes de la femme, les regards rapides qu’elle lui jetait par instants. Puis elle lui tendit le verre et le regarda, l’encourageant à boire avec de petits mouvements de tête. Il vida le verre d’un coup et lui rendit. Elle l’emplit de nouveau et par signes lui proposa de remplir aussi sa gourde. Il était fasciné par ses mouvements nets, souples, la force de ses bras soulevant le lourd bidon, la précision de l’eau remplissant la bouteille. Tout était calme, le jour déclinait, le son de l’eau dans la gourde indiquait qu’elle était presque pleine. Il la vit refermer la bouteille d’un geste vif. Pas une goutte n’était tombée à côté. La beauté de toute la scène l’immobilisait et il put à peine tendre la main pour récupérer le récipient. Il avait la sensation qu’elle avait enfermé là autre chose que de l’eau. Il ne comprenait pas ce qui se passait et pourtant ce ne lui était pas tout à fait inconnu. Il la vit encore disparaître dans une tente puis revenir en tenant quelque chose à la main qu’elle lui tendit avec un léger sourire. Il n’avait toujours pas bougé. Il sentit dans sa main une forme ronde et tiède et détournant enfin les yeux de la femme, il vit deux beignets encore chauds dans un papier blanc sur lequel apparaissaient déjà des traces de graisse. Il n’avait plus envie de bouger, de partir, de marcher, un poids énorme l’enracinait dans l’herbe sèche, il relevait la tête pour retrouver les yeux sombres, le visage plein, le sourire juste ébauché, prêt à rester là, quand le bruit de voix qui s’approchaient le frappa comme un coup. En une seconde il disparut dans l’ombre de la forêt, la main crispée sur les beignets. Il haletait, tout le corps en sueur, sans savoir comment il était arrivé là. Il revoyait les yeux, puis le son des voix et puis plus rien. Et il marchait de nouveau à grands pas droit devant lui, la lune était levée déjà, le chemin serpentait entre deux monts sous le ciel constellé d’étoiles.

Avancer. Encore. Toujours plus loin. Des jours entiers. Comme mû par un mécanisme irréductible, une sorte de mouvement perpétuel. Puis s’écrouler dans le repli d’une roche, et dormir. Il se tenait le plus possible à l’écart des hommes depuis son arrivée dans ce pays, limitant ses contacts au minimum, pour se procurer de quoi se nourrir. Comme s’il avait perdu tout langage, ne savait plus comment faire. La route enchaînait ses ombres et lumières, les nuages déferlaient au-dessus de sa tête, il voyait les troupeaux au loin, les chevaux en liberté. L’odeur du serpolet que ses pieds arrachaient à la terre l’enivrait. Son pas cognait le sol, ses yeux flottaient sur l’horizon.

Un soir, alors qu’il s’apprêtait à planter sa tente près d’un cours d’eau, il vit un homme sortir d’une yourte à quelques centaines de mètres de là et venir vers lui. L’homme s’arrêta à quelques pas, en silence, et l’observa. Enveloppé d’un long manteau vert, il semblait particulièrement grand, massif comme la montagne derrière lui. Les deux hommes se regardèrent. Le même regard perçant, l’un bleu, l’autre noir. Le voyageur sentait la pression tapie au fond de lui. Les regards ne se lâchaient pas. L’homme lui tendit soudain une cigarette et ils fumèrent en silence. Puis il lui montra le ciel en lui expliquant quelque chose que le voyageur ne comprit pas. Il montra les bagages, le ciel, la yourte et s’approcha du sac pour le saisir. Le voyageur fit un pas en avant. Puis brusquement se détendit, ramassa son matériel de camping et suivit l’homme jusqu’à la yourte.

Toute la nuit le vent hurla. La toile de la yourte semblait prête à s’arracher. La pluie cognait violemment sur l’habitacle. Les cordes ceinturant la yourte tapaient avec fureur contre la toile. Saturé de nourriture et de vodka, le voyageur sombrait, se réveillait en sursaut, croyant entendre dans le souffle de la tempête sa propre voix qui gémissait. Est-ce le vent qui apporte la tourmente ? Il replongeait dans la peur, la peur des nuits de combat qu’il croyait avoir laissée là-bas, loin derrière lui, la terreur qui se lisait dans les yeux de chacun mais dont personne ne parlait. La peur bat comme un tambour profond au creux de mon ventre. Depuis si longtemps. Scansion du sang dans mes veines. Rythme du cœur qui s’exaspère. Tourbillons qui s’engouffrent dans la moindre fêlure. Les mots caracolaient dans sa tête. Puis il sombrait de nouveau, trempé de sueur, comme battu par les cordes cinglant la toile. Les bêlements des moutons, les raclements des animaux, les gémissements du vent, le crépitement de la pluie se mêlaient dans son sommeil à sa voix qui l’appelait en vain.

Quand il ouvrit les yeux au matin, il vit le ciel d’un bleu lumineux par l’ouverture au centre de la toile, il était seul. Il mit quelque temps à comprendre où il était.  Un paquet de viande et de fromages de yack était posé à côté de son sac. Un dessin l’accompagnait, représentant une vallée surmontée d’une montagne en forme de tête d’aigle et des centaines de chevaux qui galopaient dans une plaine. Il retournait le dessin entre ses mains, la tête lourde, cherchant à saisir une pensée qui lui échappait. La soirée avait été longue, ils avaient mangé, beaucoup, et bu, encore plus. Et parlé. Parlé ? Non, ils n’avaient aucun langage commun. Et pourtant, il lui semblait qu’ils avaient partagé beaucoup de choses. Quoi ? Il ne savait plus mais il gardait un sentiment ténu de fraternité. Il prit le paquet, le dessin, hésita, laissa à la place son couteau, à la lame en acier de Damas et au manche sculpté, dont il ne s’était jamais séparé.

 

La route redevint son horizon, le ciel charriait avec splendeur des épopées de nuages, le bleu se fit plus dense, le vent plus froid. Il avançait, vide, comme dépecé de l’intérieur. Son corps faisait les gestes qu’il faut pour survivre. Plus l’horizon s’élargissait devant lui, plus le gouffre se creusait en lui. Le vacarme grandissait des années de combat à travers le monde, partout où des hommes se battaient. Le sens de tout ça avait depuis longtemps disparu. L’enthousiasme, l’exaltation, la jubilation des débuts. La Cause. Il ne savait même plus comment tout avait commencé. Quand tout avait basculé. Quand il n’était resté que la destruction, avec la violence pour seule compagne. Il n’était plus qu’un champ de bataille, un champ de ruines, parcouru de déflagrations, de décharges électriques, de tremblements qui le laissaient hagard des nuits entières, les yeux plantés dans les étoiles.

 

Le monde basculait. Il fixait les flaques dans les ornières, les lacs, les cours d’eau, hypnotisé par la fuite des nuages au creux de la terre. Il ne savait plus ce qui était eau, terre, reflet, réalité. Il restait là des heures, perdu entre deux ciels. Le passé était son seul présent.

 

A l’automne, un soir, il arriva au pays des chevaux sauvages et s’endormit comme une masse. Au matin, ses yeux se posèrent sur la montagne en face de lui. Il avait l’air halluciné, n’avait plus que la peau sur les os. Il resta face à la montagne toute une journée, le regard dans le vide. Et soudain, alors que le soleil faiblissait, il la reconnut. Il marmonna c’est la montagne du dessin, c’est la montagne de l’aigle. Lentement sa conscience s’éveilla, il regarda autour de lui, des centaines de chevaux parcouraient la vallée. Le silence était total. Le soleil étirait les ombres, soulignant les touffes d’herbes de lueurs dorées, rosissant les bosquets, noircissant les flancs des montagnes. Le dernier rayon attrapa le sommet face à lui et pour un instant n’exista plus que le profil d’un aigle majestueux se détachant sur le ciel décoloré. Puis le noir se fit.

 

Le temps ne se comptait plus en jours ni même en saisons. Il était toujours là, incapable de repartir, en proie au tumulte. Il sentait le pays tout entier l’imprégner en profondeur. Le vent surtout le pénétrait, le sculptait, nettoyait les scories, sapait ses haines, arasait ses colères, épuisait sa violence. Comme il faisait avec les sommets et les vallées de ce pays, sans relâche. Il lui abandonnait ses mots, ses cris, ses exaltations, ses rancunes, ses raisonnements, ses opinions, ses valeurs. Sa conscience d’homme, son identité. Il baissait la garde, livré à la lumière, au froid, à l’eau qui serpentait jour et nuit au pied des falaises, à la neige qui recouvrait tout, au soleil qui transformait tout.

 

Il lui arrivait de rire en regardant galoper les chevaux.

 

Je suis le seul élément immobile dans ce monde en mouvement. Il voyait les hommes qui passaient, s’arrêtaient quelque temps, repartaient avec leurs troupeaux, leurs maisons. Les nuages dessinant d’interminables volutes d’un mouvement presque imperceptible. Ou courant sur tout l’horizon dans une course irrépressible. La lumière qui se glissait dans chaque détail, avivait une corolle, écrasait le paysage, le magnifiait, toujours recommencée. Lui seul était là, conscient de la pierre sous ses mains, de la terre dans laquelle ses pieds s’enfonçaient. De l’herbe qui se dressait, résistait.

 

Peu à peu il apprit les mots de l’autre. Les gestes d’ici. Mille fois répétés. L’eau à aller chercher. Les bêtes à traire. Les fromages à façonner jour après jour. Le bois pour le poêle. La toile à réparer. Les mains dans l’air glacé du matin. Le dos cassé sous le poids des troncs d’arbres morts à ramener. Les bêtes à soigner, protéger. L’essentiel pour survivre. Certains soirs, des chants s’élevaient, voix graves, profondes des hommes, acidulés des femmes, réchauffant la nuit. Il ne se mêlait que rarement aux fêtes. Préférait regarder les constellations là-haut loin au-dessus. Avec toujours au cœur un poing serré.

 

Il avait commencé à ramasser des pierres. De toutes sortes, qu’il empilait près de sa cabane, érigeant un ouvrage étrange qui faisait rire les enfants qui s’approchaient parfois. Il jouait avec les formes, les couleurs, les textures, créant des motifs, des lignes de force, des rythmes. La lumière s’y coulait, impalpable, fuyante, inattendue. Le vent le frôlait, hésitant, cherchant un passage puis éclatait en une symphonie de sons sifflants, ou parfois en simples murmures qui semblaient sourdre de la pierre elle-même. Inlassablement, lui continuait sa récolte. Obstiné. Précis. Empilait les pierres. Les touchait. Leur parlait. Les écoutait. Attentif. Concentré, comme s’il essayait d’entendre, de comprendre, le moindre frottement de l’air, l’infinie variation du souffle sur la peau minérale.

Il pensait parfois qu’il devenait tranquillement fou. Seul le froid de la pierre éteignait les éclairs qui traversaient encore sa mémoire.

 

Un matin il vit s’approcher une fillette tenant précautionneusement dans ses mains un objet rond. Elle approchait, sérieuse, concentrée, dans l’air frais de l’aube. Le silence l’enveloppait. Plus aucun bruit ne se faisait entendre. Il la voyait avancer, au ralenti, de plus en plus près, les mains crispées sur la forme ronde entre ses doigts. Puis il entendit le givre des herbes craquant sous ses pas, sentit le vent dans ses cheveux et il ne vit plus qu’une petite fille, un sourire timide aux lèvres, lui offrant un peu de lait dans un bol d’argent.

Alors, il sut qu’il pouvait repartir.

Dminique.A

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 L’inhumation céleste

 

Lucien est un vieil homme, maintenant. Il est fatigué. Il a beaucoup vécu, et beaucoup bourlingué, car ce fut, c’est un grand chasseur et un voyageur impénitent. Pratiquant la méditation bouddhique, il connaît la « vacuité des phénomènes » du monde et son perpétuel changement, qui est sa nature même. L’âge venant, il voit que lui aussi, que son corps se transforme, s’affaiblit ; il fait un peu le bilan de sa vie. Autour de lui, on le considère un peu original, car on sait bien qu’il tient, c’est un trait marquant de son caractère, à être libre de ses avis et de ses choix.

Sa vie sera brève, très brève maintenant, le labo l’a dit, le toubib l’a confirmé.

Depuis quelques années, il vit seul, n’ayant plus, comme famille, que deux neveux, qu’il voit peu. C’est à eux qu’il laissera ses biens, son appartement, une petite somme, et sa voiture. Son linceul, leur dit-il, « n’aura pas de poches ».

Il ne veut pas d’une mort européenne, banale, avec hôpital, morphine, et ensuite avec un caveau dans un cimetière surpeuplé, une grosse pierre dessus, bientôt envahie de mousse et de feuilles mortes. Il a vu, au fil de ses voyages dans de nombreux pays du monde, les rituels de l’accompagnement des derniers moments de la vie, de la mort, des premiers moments de la vie d’après.

Lucien imagine – inhabituelle divagation de l’esprit ! - ce qui pourra advenir de son corps, à la fin de sa vie. Enseveli ? brûlé ? momifié ? découpé pour les besoins de la science ? englouti ? offert aux vents et aux rapaces ?  En fait, si on veut bien y penser, il y a un vrai choix possible,  murmure-t-il, par devers lui.

Il l’a fait, son choix, il a rêvé de la steppe, de finir dans la steppe, et il s’est envolé pour la Mongolie. Il connaît bien ce pays, plusieurs fois visité, et apprécie la coutume des anciens nomades, de l’  « inhumation céleste ».

Il devait bien s’y attendre, mais il s’est quand même cogné sur Ulaan-Baatar, il en a été une nouvelle fois ébahi, comme étouffé.

Lourds bâtiments aux enseignes cyrilliques, tranchées au long des rues, bus jaunes, poussière, nids de poule, toutes les voitures font taxi, volant à droite, volant à gauche, voiture à droite, voiture à gauche, voiture en travers, voitures sans gêne ni complexe, smartphones, enfants joufflus, bus secoueur, bouffées d’essence, gratte-ciel en construction, yourtes en banlieue, resto italien, richesse individuelle, pauvreté collective, visages basanés, lunettes de soleil, piétons méprisés, élégantes en centre-ville, jeux d’argent sur une caisse en carton, fast-food, chiens omniprésents, vaches vagabondes ignorant qu’elles sont interdites, embouteillages, centrale à charbon en centre-ville.

Ville sans limites, ville qui bouche l’horizon, ville qui voile les sens.

Il hésite, un moment désespéré de la Mongolie. Où sont donc l’herbe, le vent, les nuages, la lune dorée, les chevaux et les yaks, les nomades fiers et les chiens de troupeaux ?

C’est seulement là-bas, derrière l’horizon, que la steppe commence.

Partir dans la steppe, ce sera cette fois avec ce véhicule, d’un genre indéfinissable, haut sur pneus, d’allure rustique, quelque part entre minibus et camionnette.

On lui explique que c’est avec cela que les Russes ont envahi l’Afghanistan, que ça passe partout, et qu’on peut le réparer avec une simple clé à molette. Va pour ce camion !

Il se fait emmener à 200 kilomètres, six heures de mauvaises pistes, de trous, de raidillons, de gués, dans la steppe, bien profond, tout au-delà des dunes et des premières collines.

Il débarque, moulu, et soulagé, du camion, le regarde s’en retourner. A l’ouest, il y a, dit-on, une rivière. Il marche.

Chevaux, corbeaux, yaks, milans, chèvres, grues, vaches, moutons, souslicks, pies, les habitants de la steppe croisent, les uns après les autres, son chemin. Il leur fait un petit salut.

Quelques milliers de moutons plus loin, il fait halte, en fin de journée, hésite. Bivouaquer, ou aller jusqu’à la yourte qu’il aperçoit, là-bas, à flanc de colline ?

Finalement il s’en approche, en ouvre la porte, ne voit d’abord rien, puis salue la femme qui, abandonnant un instant son enfant, lui propose de l’airak, de la crème et des biscuits. Il déguste, remercie par gestes, voit le téléphone portable accroché au poteau, et la télévision, sans doute alimentée par une invisible batterie. Non, pas cela, pas d’appareils électroniques, il n’est pas venu en Mongolie pour retrouver cela. Il décide de ne pas rester pour la nuit. Il installe un feu à quelque distance, protégé de la morsure du vent par un repli de terrain.

Bien calé dans son couchage, rompu de fatigue, il reste là, suspendu entre ici et ailleurs, entre veille et sommeil.

Son esprit enfiévré déroule la complainte d’un habitant de Mongolie :

Il y a peu, j’avançais sur le chemin. Herbes sèches, asters nains, graviers, herbages familiers peuplés de mouches. Encore et encore, un pas après l’autre, step by step si j’ose dire, un marcheur en retard sur ses congénères, s’éloignant peu à peu de la troupe, suant et soufflant, se résignant finalement à ne la rattraper qu’à l’étape, au moment de la pitance.

Est-ce moi, là, un peu plus tard, qui aurais dû m’alimenter davantage ce matin, qui m’écroule dans la poussière ? Je crois que je vais sécher sur place, ou finir grillé. Ici. Le bout de la route. Jamais je ne passerai, je crois, ces collines qui moutonnent à l’horizon.

Est-ce moi, encore plus tard, allongé, écartelé, ouvert, décousu, arraché, sanglant, entouré d’une nuée volante ? Une énorme ombre battant le ciel s’approche, s’étrécit, se concentre sur moi. Une pince me saisit l’entraille, la tire, l’arrache. Une forme confuse s’ébroue. Un vautour. Dans quel état me lâchera-t-il ?

C’est moi, mais qui suis-je ? Ces morceaux éparpillés, est-ce moi ? Osselets enchaînés, massues blanchâtres, brins grisâtres tels des cheveux accrochés aux buissons épineux, est-ce moi ? Ce gros crâne blanc, un peu fibreux, et un peu allongé comme avec un museau, est-ce moi ?

Mon âme s’est élevée vers le ciel, et Tengger, le dieu de la steppe, l’a accueillie. « C’est bien tôt, m’a-t-il dit, ta venue est plutôt prématurée, ton inhumation céleste a sans doute eu lieu avant son heure. Mais viens, je te reçois dans mon ciel ».

Moi, mouton mongol. »

 Nouveau matin. Grand soleil, étirements. Tout dans le sac. La rivière dont on lui a parlé ne devrait plus être très loin. Il va, de son pas laborieux.

Plus tard, plus vers l’ouest, il croque un biscuit, et déjà las, s’accorde quelque repos à la méridienne, improvise un trépied pour sa gamelle sur le feu.

Lucien sent qu’il a, cette fois, vraiment quitté le monde moderne plein de plastique, de toubibs, de bruits, d’impôts et de mondialisation pour cet autre qui paraît vide, mais qui pour lui est plein, rempli d’ailleurs, de libre, de solitaire, d’infini, pour ce voyage, son dernier voyage, qui sera sans retour.

Un milan, aigle des steppes, passe, dix mètres au-dessus, il plane et s’amenuise, vers l’ouest lointain. Le vent ramène un bruit de galopade, ce vent qui rend l’herbe si rase et énerve les chevaux.

Ceux que voilà galopent sans entraves, pacifiques, troupe brune d’élégantes juments ; les poulains, on le lui a expliqué, sont restés à l’attache auprès des campements de yourtes. Juments libres, partie prenante de la steppe, comme il le devient peu à peu, lui aussi, avec sa marche obstinée.

 Hier, il a vu un « cadavre » dans la steppe. L’herbe avait poussé autour, et même quelques fleurs, qui le recouvraient partiellement, lui faisaient comme un écrin, protégé, et décoré. Il s’était penché pour mieux voir, c’était écrit : « Russian Vodka ».

 Voici enfin la rivière. Elle s’écoule en plusieurs bras dans cette plaine, ici bien large.

 Il ne voit ni d’où elle vient exactement, sur la droite, ni où elle va, sur la gauche. Seul l’arc-en-ciel là-bas, ou peut-être ces grues qui passent en vol serré, pourraient le lui dire. Mais qu’importe, pour lui, c’est tout un, et demain, il poursuivra sa route vers l’ouest.

L’herbe la retient, et malgré cela, la berge s’écroule doucement sur les galets du lit de la rivière. Seulement un petit espace, une minuscule plage pour garder les pieds au sec. Un petit vent aigre descend de la colline en face. Tombe la chemise. Deux pas, trois pas, son équilibre est précaire sur les galets inégaux, d’autant que le courant, sournois, pousse à gauche. Attention au savon : s’il s’en va, le fleuve ne le rendra pas. L’épiderme saisi frissonne, s’ébroue, proteste. Rien à faire, il se lave, comme dans sa vie d’avant. Puis le fleuve efface bien vite la mousse qui l’a brouillé un instant.

Le vent s’est calmé, son corps et l’eau se sont maintenant accordés, le soleil réapparait.

Rien d’autre que le bruit du fleuve, l’envie de rester là, de devenir statue, ou mieux, eau grondante lui-même. Le passage d’un nouveau vol de grues noires ne suffit pas à contredire cet instant immobile.

Dans huit jours, ou peut-être demain, l’hiver sera là. Il atteindra le bout de son chemin, ce sera l’instant ultime, il verra le but qu’il s’est donné, ici, en Mongolie, il atteindra le lieu de son « inhumation céleste », face au ciel, comme les mongols d’hier.

Trois matins plus tard, le froid le réveille. Rien, ni personne, autour de lui et jusqu’à l’horizon.  Il essaie, par habitude, de ranimer son feu, en vain. Tout est blanc autour de lui, tout est dépouillé, aucun détail dans le paysage. Le moment est venu, c’est son heure, il le pressent.

Abandonnant là sac, biscuits, ossements ramassés en chemin, grelottant de froid et de fièvre, il est déterminé à ne pas subir la fin telle que sa maladie la lui prépare, et que les médecins lui ont prédite, mais à être maître de ce dernier épisode-là.

Ce sera ici, et maintenant. Il grimpe, pour la dernière fois, le monticule derrière son bivouac. Là-haut. C‘est là-haut qu’il s’étendra, qu’il finira, que son corps retournera à la terre, à la terre mongole, et puisse alors Tengger l’accueillir en son ciel, ou peut-être Bouddah lui donner une réincarnation favorable.

Il atteint la crête, choisit un emplacement au bord du talus, s’allonge doucement. Epuisé, anxieux, comblé.

                                                                                                                                                                         Claude

 

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              Mon histoire est une histoire de fil, de ces fils que ma grand-mère collectionnait dans ses tiroirs, un univers qu’elle m’a appris à tricoter, crocheter, broder. J’ai su très tôt combler ma solitude en tenant les fils qu’elle me laissait choisir. J’ai exploré toutes leurs textures, soyeuses ou vaporeuses, rugueuses ou lisses, chaudes ou légères. Les couleurs, surtout, résonnent toujours en moi, comme le feraient des échos sonores ; Elles ravissent mon regard et la possibilité de leur donner forme en une multitude de points juxtaposés m’enchante.

 Oui, c’est tout un univers que je tiens entre mes mains quand les fils s’entrelacent. Quelle joie de démarrer une pelote ! Il faut d’abord trouver le bout caché à l’intérieur, délicatement entre deux doigts le découvrir et puis tirer, doucement, en évitant les nœuds. Alors, tout devient simple, le fil vient docilement au rythme demandé. Je ne connais pas de meilleur remède contre les maux de l’existence et si, quelquefois, la pelote s’emmêle, un peu de patience vient à bout de la plus inextricable confusion.

La magie d’internet. Cette toile m’avait tendu un fil ténu, le message d’un ami me proposant ce voyage lointain. J’en ai eu envie, immédiatement, mais je n’arrivais pas à le rendre possible, cela m’effrayait sans savoir pourquoi. Marcher et écrire en Mongolie, une double aventure, c’était bien mon désir mais il me faisait peur; cela me rassurait de m’inscrire dans le tien.

        Tu m’avais dit : « la Mongolie, j’en ai rêvé, j’aurais pu y aller il y a longtemps, Oulan-Bator, cela résonne encore à mes oreilles comme un regret…, vas-y, toi ! ». Pour moi aussi c’était un rêve oublié, des espaces où mon exaltation d’adolescente se transportait, nourrie d’histoire et de musique. Les sédiments de ma vie le recouvraient, je ne savais plus que j’y avais renoncé, jusqu’à ce message.

Tu m’avais dit que tu aurais aimé les chevaux mongols parce qu’ils sont petits.

Tu m’avais dit c’est un pays si grand, avec des chevaux à ma taille. Alors j’ai voulu voir les chevaux mongols ; oui ils sont petits et si majestueux dans leur course. C’est d’abord un bruit sourd qui vient de loin et se rapproche, un chant à trois temps qui s’élargit, se démultiplie. Le souffle enfle et tu te sens aspiré, c’est Borodine, dans les steppes de l’Asie centrale, tu es submergé, tu voudrais les suivre dans leur liberté. Jusqu’où me transporterait ce voyage ?

J’ai peur et voudrais te rejoindre.

Tu m’avais dit : « Regarde ces coquelicots rouges frissonnant dans l’air chaud de l’été, ils sont fragiles, légers, beaux comme les jupes des filles ». C’était avant mon départ. Dans tes bras, je flottais en toute sécurité, les yeux mi-clos sur un paysage familier, la garrigue, une colline et les cyprès que tu vénères. Ici, le regard se perd dans les échos de la lumière. J’ai aperçu des coquelicots ce matin et j’ai couru vers eux, fascinée par leur éclat lacté; ils étaient blancs comme des voiles de mariée, vaporeux, délicats. Leur fraîcheur éphémère m’a troublée et je n’ai pas osé les toucher, ils tremblaient dans la lumière mouillée.

Tu m’avais dit, « tu vas faire de belles rencontres, les mongols cultivent l’hospitalité ». Ils nous accueillent généreusement, mais hier, une rencontre inattendue m’a laissée plus heureuse. Je me sentais étrangère, mêlée à la foule, m’intéressant avec un peu de distance à l’art bouddhiste dont je ne sais rien. Je l’avais remarquée et l’observais depuis un moment, brune aux cheveux bouclés, un beau sourire, très doux. C’est elle qui m’a interpelée en désignant la bague que je porte à la main droite, un coquillage serti d’argent orné de grecques, cet anneau choisi pour m’accompagner dans mon voyage.

-    D’où vient-elle ?

-    De Grèce, Milos, exactement.

Nos regards plongèrent l’un dans l’autre avec reconnaissance,

    - Je suis grecque de Patras, vous connaissez le Péloponnèse ?

    - J’y ai séjourné, à plusieurs endroits. Nauplie en particulier est une ville où j’aimerais vivre. La Grèce me réconcilie avec le monde, j’aime le peuple grec, son humanisme plusieurs fois millénaire, son art de vivre.

Elle a appuyé sa main sur la mienne et je l’ai recouverte avec mon autre main. Je lui ai dit mon besoin de retourner en Grèce si souvent. Elle était émue et nous avons poursuivi la visite du monastère en nous croisant plusieurs fois, laissant nos pensées se rejoindre.

-    A plus tard, lui ai-je dit en nous quittant.

J’ai repris ma marche et me suis étonnée de vouloir chasser toutes mes pensées, surtout si elles me ramenaient à toi. Je marchais et c’était suffisant. Tout mon être vibrait : Les odeurs fortes d’herbes inconnues et de serpolet sous mes pas, le fredonnement de l’eau dans l’Orkhon et les cris du bétail, le frisson du vent et le soleil sur ma peau, les couleurs, le bleu, le vert surtout, si apaisants, élargissant l’horizon, infiniment loin. Je me suis revue quelques jours plus tôt, ma colère, mon impatience, je crois que ce n’était plus moi. Les nuages me sollicitaient et s’emparaient de mon humeur. Rien de menaçant, quelques voiles transparents qui s’étiraient nonchalamment. Les arrondis des montagnes soulignaient cette lenteur d’un trait plus foncé. Immédiatement en-dessous, les dunes me firent sourire. Je me rappelais l’euphorie de la veille à glisser sur elles, au-dessus d’elles. Cette aspiration d’air tiède, le souffle ascendant qui soulevait mes pas, la lumière éblouissante, ce pas de danse dans l’éternité. Mon regard se brouilla de larmes, effroi face à l’immensité. Un orme plus loin me tendait ses bras. Sa boule de feuillage dentelé et son tronc noueux sur une petite colline proposaient un périmètre protecteur. J’aurais aimé t’y retrouver, que nos lèvres se rejoignent, que nos mains s’agrippent, que nos corps dansent ensemble.

        Mais je ne savais plus si c’était toi que je cherchais. Il n’y avait plus d’urgence et je goûtais une tranquillité inconnue, un temps suspendu, un temps d’amour absolu. Aucun besoin d’être aimée, de cet amour que l’on risque de perdre et de la peur, toujours, de se perdre… Une étrangeté à marcher et faire le chemin, pas à pas vers l’inconnu, cela me réconfortait. J’étais légère, sans fardeau, dénudée. Mon corps imposait son rythme, j’éprouvais son élasticité, j’aimais sa mécanique régulière. Je lui faisais confiance et me captivais sur le moindre détail, un papillon, quelques cailloux, des fleurs…, une touffe d’édelweiss. Je m’arrêtais. Leur beauté me troubla à nouveau et j’eus besoin de m’asseoir auprès de ces fragiles immortelles. De nouveau un orme voisin me fit penser à un olivier… La forêt des oliviers, à Delphes, les oliviers sacrés, cette étendue ondulante et bleutée plongeant dans la mer Egée, et l’ombre de mon père. Pour la première fois depuis longtemps, mes pas s’étaient éloignés de mes retours incessants en Grèce. J’y avais laissé le souvenir de mon père lié à la bûche d’olivier qu’il m’avait transmise peu avant sa mort, un bout de branche que lui avait offert un vieux bûcheron, il y a très longtemps, à Delphes, témoin d’éternité.

 Je pouvais maintenant tracer ma route, m’éloigner du port.

Je me mis à courir en suivant le ruban argenté de la rivière. Ma joie était nouvelle et ceux que j’aimais m’attendaient. Je pouvais m’éloigner sans les perdre.

Alors j’éprouvais mon pas, plus lent, plus ample, plus serein. Je retournerai en Grèce, pour moi seule. Je pourrais expliquer de mille façons mon attachement à ce pays, depuis si longtemps, quand j’avais découvert, enfant, que son histoire racontait la beauté des choses et le génie des hommes. Je n’en épuiserai jamais la magie de ses paysages baignés de bleu, l’enchantement de sa langue ancrée dans l’histoire des hommes… Mais la Grèce, c’était pour moi une histoire intime, un chemin à faire où j’allais à ma rencontre. J’ignorais sans doute la vraie raison de ce bonheur, je savais que je le connaissais.

        En Mongolie j’ai un peu démêlé l’écheveau de ma vie. Je me sais maintenant nomade, je n’appartiens à aucune terre, je ne suis de nulle part et tout est plus facile, plus beau. Mais le fil peut aussi se rompre, il ne faut pas lâcher et renouer, un peu d’adresse permet de dissimuler l’incident. Tous mes ouvrages ont embelli ma vie, en tenant ces fils, j’ai avancé plus tranquillement. Ces fils d’Ariane, j’y tiens, et dans ce mouvement créatif, mon destin s’écrit, pelote après pelote…

 Trouver le fil de l’histoire, voilà le sujet.

Odile.E


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L’aigle et la serre

 

Sur la piste, au passage d’un gué, le camion russe sursaute dans un hoquet. Couché sur la paroi métallique du toit, Tamra s’accroche au porte-bagages, garde-fou de fortune. La plaine file. Les nuages courent au rythme du véhicule. Allongé sur le dos, rebondissant comme une crêpe à chaque cahot de la route, l’enfant rêve. Le vent hérisse ses cheveux noirs épais, l’air chaud fouette sa peau brune.

 

Le ciel peuplé de voiles blancs ressemble à celui qu’il a vu à Ribeauvillé il y a quinze jours quand il s’est installé après le déjeuner sur le sommet d’une meule de paille. Les nuages bougeaient moins ; la paille picotait dans son dos ; ça sentait bon.

Là-bas, en Alsace, près de la maison de sa grand-mère, pour trouver un peu d’espace libre, il faut regarder le ciel. Partout ailleurs, des vignes, des champs cultivés, des prairies entourées de clôtures électrifiées, des potagers avec des rangées de haricots, de tomates, de courgettes, des jardins plantés de rosiers, d’hortensias, des pelouses bien tondues. « Ne lance pas le ballon ici, tu vas abîmer les fleurs. Attention aux salades, Tamra, elles sont en train de lever. » Quand sa grand-mère l’a trouvé endormi sur sa meule de paille, elle l’a brossé avant de l’emmener dans la cuisine pour le goûter.  Il avait des brins de paille dorée dans les cheveux, dans les mailles du pull-over, dans les plis du jean.

-          Tu ressembles à un vrai petit paysan, a-t-elle dit en souriant.

-          C’est quoi, un paysan ?

-          Voyons, tu le sais, c’est celui qui s’occupe d’une ferme, cultive la terre, élève des vaches.

-          Alors, en Mongolie, les nomades, c’est des paysans ?

-          Oui, bien sûr.

-          Pourquoi n’ont-ils pas de fermes comme ici, pas de champs, pas de potagers bien ordonnés, pas d’étables pour leurs vaches ?

-          Parce que les traditions et les façons de vivre sont différentes dans le pays de ta maman.

-          Est-ce que c’est parce qu’ils ont la peau marron, et que les gens d’ici ont la peau blanche ?

-          Non, Tamra, c’est parce que, dans ton pays, le climat est différent. L’hiver est long. Les paysans ne peuvent pas cultiver la terre. Elle est gelée une grande partie de l’année, dure.

-          Mais ils pourraient avoir des étables pour mettre les vaches au chaud comme ici.

-          Tu sais, ils n’ont pas de fermes mais des yourtes. Lorsqu’il n’y a plus d’herbe pour les bêtes, ils se déplacent vers d’autres pâturages. Là-bas, il y a beaucoup de place pour les troupeaux, beaucoup plus qu’ici. C’est pour cela qu’ils s’y prennent autrement.

-          Alors on est différent parce qu’on habite une terre différente ?

-          Si tu veux. Chacun s’adapte à la terre où il vit, aux traditions de son pays.

-          Oui, mais moi, je suis moitié d’ici, moitié de là-bas. Qu’est-ce que je vais faire quand je serai grand ?

-          Tu devras trouver ton chemin, Tamra. Tu sais, chacun a reçu un don à la naissance. Certains savent s’y prendre avec les bêtes, d’autres aiment les machines, les moteurs, comme ton frère Tenguis, d’autres sont nés pour être artistes, comme ton papa. A toi de trouver ce pour quoi tu es né.

Le dos collé au toit du camion, les deux bras accrochés à la rambarde métallique, Tamra songe.

Son père, oui, c’est un artiste. Il sait tout faire avec son corps. Il a vu des films, des photos de lui s’élançant en collant blanc dans le vide, saisissant le trapèze, prenant de la vitesse pour exécuter un tour, deux tours, trois tours, attrapant un autre trapèze, virevoltant dans les airs, sautant sur le sol, rebondissant, saluant le public dans un halo de lumière et de grâce. Mais les autres autour de lui, ont-ils un don ? Sa mère, d’accord, elle sait tout faire. Elle monte à cheval, elle marche, elle guide les pas des randonneurs, elle leur explique son pays, elle fait les comptes, elle parle toutes les langues, et surtout, c’est la plus belle. Mais ces touristes, assis dessous, dans le camion, ont-ils vraiment un don ? Il faut tout faire pour eux : monter la tente, préparer les repas, conduire le camion. Ah si, ils savent dessiner. Enfin, bon… Il a vu l’autre jour leurs yourtes avec des portes trop basses, leurs montagnes tordues. Franchement, il fait aussi bien sur son carnet. Ils savent écrire aussi, il paraît. C’est vrai. Ils ont toujours un cahier à la main. Mais lui, Tamra, il n’y comprend rien quand ils lisent leurs textes. Sa mère lui a dit que c’étaient des métaphores. Pour le moment, il a assez de travail avec le français, le mongol, le russe et l’anglais.

Tamra s’assoit sur le bord du toit, cramponné à la barre du porte-bagages. Le vent ébouriffe ses cheveux. Il regarde le troupeau qui obstrue la piste un peu plus loin.

Il se met à genoux et pousse des cris, des bêlements, des jappements, des aboiements. Moutons, chèvres, brebis courent, pris de panique, fuient devant les vrombissements du moteur et les cris de l’enfant. Fier de sa puissance, l’enfant admire la cavalcade.

Ses yeux suivent la ligne d’horizon, les montagnes couvertes d’herbes, le trait brillant de la rivière, les ronds blancs clairsemés des yourtes, l’espace de la steppe sans cesse renouvelé. Il habite un pays sans limites. Un pays vide. Il est libre de sauter, de crier, de danser sur le toit du camion, de courir avec son chien, de lancer son couteau contre des ennemis imaginaires, de fabriquer des bonshommes de pâte le matin, que la cuisinière fait cuire : il mange lentement le nez, les joues, le menton…

Ça y est ! Il a trouvé le don qui lui a été donné : il est né pour être libre,  jouer avec son chien dans les herbes, se baigner dans les rivières, manger avec les doigts des morceaux de mouton grillés sur le feu de bois, en détacher les osselets, et puis, le soir, quand il est fatigué, se blottir sur les genoux de maman et écouter sa voix douce dire des poèmes.

Aujourd’hui Tamra a emprunté un bâton de marche. L’enfant saute d’une bosse à l’autre, prend appui sur le bâton pour dévaler plus vite les pentes, grimpe comme un cabri entre les arbres sombres. Il n’a besoin de rien pour guider ses pas.

Pour aller au monastère de Tövkhön, il faut monter une heure dans la forêt de mélèzes. En haut, un pic rocailleux. Dans les plis du rocher se cache un temple, des petits pavillons de planches peintes en rouge, orange, jaune.

Sur le seuil, deux arbres ont fusionné : une branche relie les deux troncs, unis pour la vie. C’est l’arbre où Zanabazar, le « bouddha mongol », attachait son cheval. Après l’allée bordée de moulins de prières on accède au temple où médite un jeune moine. Quand des pèlerins passent lui demander conseil, il leur écrit des prières sur une feuille, leur remet un petit sachet de sucre à offrir au dieu, un autre de poudre de genévrier à brûler sur le foyer de la maison. Tamra s’approche du moine, joint les mains paume contre paume, incline le front, sourit humblement et demande : « Qui est Dieu ? ». Le moine le regarde, parle doucement. « A vingt ans, Bouddha s’est retiré pour étudier. Il s’est demandé à quoi servaient les livres. Il a choisi de vivre dans la solitude, avec la terre, les arbres, les pierres. Il a trouvé l’harmonie. ». Le moine donne à l’enfant deux petits sachets, l’un de sucre qu’il va aller offrir au dieu, l’autre de genévrier.

Tamra aime le cuivre étincelant des gongs, le bois peint de couleurs vives, les voix monocordes des moines qui psalmodient les mantras, le tissu rouge et jaune de leur robe, le grondement des tambours, les vases remplis de petits sachets de poudre blanche ou verte, les livres sacrés, rectangles allongés qui renferment des écritures étranges, des choses qu’on ne comprend pas, les odeurs de riz, de lait, de beurre rance, déposés en offrande devant la statue du dieu, les billets qui s’entassent sur les genoux de Bouddha, les dessins bariolés des tankas, le visage menaçant du noir Mahakala avec sa couronne de crânes, celui plus serein de Tara verte ou de Tara blanche, les autels luisant de graisse, le grincement des moulins à prières que l’on fait tourner quand on arrive au temple, l’odeur du genévrier qui se consume au pied des statues.

 

Il escalade le rocher. Il regarde la grotte, utérus de pierre où il faut entrer pour renaître. Il descend dans le ventre de la terre, tourne dans le tunnel, sort, se tient un instant debout dans l’anfractuosité qui l’enveloppe, grimpe au-dessus de la roche, ouvre les bras pour recevoir la force du ciel au sommet de la montagne. Il passe devant les arbres sacrés : leurs racines noueuses s’enfoncent dans le sol. Il voudrait bien savoir qui il est vraiment. Il habite une terre déchirée par le gel, desséchée par le soleil, battue des vents, dénudée, peuplée de nomades et de troupeaux, oubliée du monde où l’on frappe, téléphone à l’oreille, sur le clavier d’un ordinateur.

Sur le chemin du retour, il saute de racine en racine. Quand on lui demande ce que le moine lui a dit, il répond : « Je ne sais plus bien. Cela ressemblait à l’histoire de Jésus, celle que me raconte ma grand-mère de France. » Et il court entre les arbres, s’arrête pour regarder les oiseaux. « Quand je serai grand, je voudrais avoir un chien, un chat, et un aigle. » Un aigle qu’il pourra regarder voler très haut dans le ciel, ailes déployées, libre. 

En septembre, Tamra retourne à Ulaan Baatar pour retrouver l’école, la ville aux rues effondrées, les sachets de plastique qui croupissent dans les flaques d’eau, le sol jonché de ferraille, les marteaux piqueurs, le grondement des voitures. Les aigles ne volent pas dans le ciel de la ville. Sur les trottoirs, des hommes secouent des liasses de billets au-dessus des cartons où ils jouent aux cartes ; des diseuses de bonne aventure examinent la main des passants ; des hommes ivres hantent la gare routière ; des enfants dorment dans les égouts.

Là-bas, on est loin de la yourte des nomades, pleine des objets d’autrefois : selles, couteaux, instruments pour la traite et la cuisson du lait, fusil à poudre, tankas, chapelets d’os, couvercle d’argent rond que les femmes frappaient avec le manche du ciseau à braises afin de faire fuir les mauvais esprits qui pouvaient les attaquer dans la yourte en l’absence du mari, coffres, garde-manger, jeux d’osselets, lits décorés de fresques peintes. Un endroit était dédié aux accouchements : la femme s’appuyait sur le mur d’un côté, sur une sorte de cage d’osier de l’autre pour mettre au monde son enfant. Le mari attendait loin de la yourte. Les proches l’empêchaient d’assister à la naissance. S’il avait entendu les cris de sa femme, il aurait été effrayé, n’aurait pas voulu avoir d’autres enfants. Dans un trou, à l’entrée étaient jetés sang et placenta et l’on plaçait dessus une large pierre plate. Lorsque l’enfant, devenu adulte, se sentait faible,  malade, il revenait sur la dalle puiser de l’énergie.

Un tapis de feutre décoloré par le soleil et le vent fermait l’habitation. Aujourd’hui, une porte de bois s’ouvre pour les voyageurs. Des visiteurs qui, ignorants des esprits de la steppe, jettent des papiers dans le feu, lavent leurs corps fatigués dans la rivière, entaillent la terre de leur bâton.

Sur quel socle Tamra reviendra-t-il un jour chercher la force perdue ? Le toit mouvant du camion russe  ou la meule de paille de Ribeauvillé ?

 

 

Là-bas, sur la steppe déserte, à des centaines de kilomètres de la ville, un homme est debout, seul, au bord de la rivière. Il s’est levé avant tout le monde. Sur la table de bois, la cuvette d’eau savonneuse où il vient de se laver, torse nu dans l’air frais, fume encore. Campé dans son long manteau de soie bleue matelassée, le ventre soutenu par une large ceinture ocre, les bords de son chapeau noir jetant de l’ombre sur son visage tanné où se détache le trait d’une moustache effilée, Laghvadoudov fixe silencieux le fleuve qui bouillonne à ses pieds.

Le bruit de l’eau qui se brise sur les pierres, le tracé des silhouettes d’animaux éclairé par le soleil sur la paroi de la falaise, le toit rouge de la maisonnette qu’il a construite le mois dernier à côté des trois yourtes, les barrières bleues du poulailler, le cocorico des poules qu’il est le seul à élever sur la steppe de Tariat, le mince filet de fumée qui s’élève au-dessus du toit bombé des yourtes, ce sont là ses fêtes du matin.

Il regarde le fleuve et pense à l’enfant mauvais, celui que l’on cache au fond d’une yourte, son petit-fils. A sept ans, il ne parle pas, ne marche pas. Sa tête trop lourde pend vers le sol. Sa mère a menti sur son âge pour pouvoir épouser son amoureux. On dit au village que le jeune couple a irrité les esprits. Pour opérer l’enfant, il faudrait aller à l’étranger. Trop loin. Trop cher.

Laghvadoudov  regarde la steppe, les chevaux qui errent en liberté, les troupeaux de moutons que l’on ramène le soir près de la yourte, l’allure massive des yacks, les troncs blancs des arbres qui tendent leurs branches mortes vers le ciel, le vol des grues, des milans et des pies.

Il songe à tout ce qu’il a construit sur cette terre, le poulailler peint en bleu, les yourtes installées pour recevoir les voyageurs, la maisonnette au toit rouge, les serres qui lui permettent de cultiver des légumes.

Il regarde les tunnels de plastique où poussent tomates et concombres, et la serre solaire passive que des agronomes français l’ont aidé à construire, sa fierté même si, au village, on le prend pour un original. Elle permet de faire des semis plus tôt dans l’année, au mois de mars, sur couche chaude, de les maintenir sous une épaisseur de feutre. D’un côté, un mur à demi enterré, fait de gros blocs de pierres et peint en noir pour retenir la chaleur, de l’autre, plein sud, une paroi de plastique transparent, arrondie de façon à laisser passer le soleil à tous les moments du jour et de l’année.

On lui a tout expliqué, quels semis faire, à quel moment, comment…mais il veut rester le maître. Ce mur noir par exemple, pas question de le garder. Les plantes tournaient la tête de l’autre côté parce qu’elles en avaient peur. Il a tout gratté, et il a repeint une bande verte en bas pour rappeler la terre, une bande bleue en haut pour figurer le ciel. Ses fleurs sont rassurées. Et il peut approvisionner l’école de Tariat avec ses gros choux pommelés, ses carottes, ses pommes de terre. Oui, tout cela lui a redonné le goût de vivre.

Le soir, il fait un feu au bord de la rivière. Il coupe le bois et serre les bûches verticalement dans un foyer de fer forgé, de forme ronde. Des dragons sculptés terminent les tiges de métal qui maintiennent le cercle.

Une longue flamme bien droite s’élève vers le ciel plein d’étoiles. Un salon de nature est installé là, fait de quelques rochers dont Lahgvadoudov a imaginé l’histoire : celui-là, tout chiffonné, c’est le visage de l’homme qui se réveille après avoir bu trop de vodka ; celui-ci, tout lisse, brillant, c’est le visage détendu et heureux de la femme dont le mari ne boit pas et les deux blocs accoudés l’un à l’autre, le fauteuil de celui qui a mal au dos. Il rit. Il aime réunir ses amis autour du feu, boire un peu de vodka, chanter des mélodies lentes qui disent l’amour, la mère, la liberté des chevaux, le vol des aigles.

Au village, on dit que l’homme est fou. Il fait venir chez lui des voyageurs qui altèrent l’eau et le feu, agressent la terre. Il construit sur la steppe des tunnels de plastique qui enferment le soleil.

La terre de la steppe se fissure de rides.

Laghvadoudov se demande si les cosmos qui  dans la serre  détournaient leurs corolles du mur barbouillé de noir aperçoivent à travers les parois de plastique les ailes déployées de l’aigle.

Marie-Françoise

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Pleurs sur la steppe

            Le jeune cavalier solitaire parcourt la steppe depuis plusieurs lunes. Ses souvenirs noyés dans un océan de brume l’empêchent de mettre au monde les premiers instants de sa vie et lorsqu’il est partit, Tungalagtamir sa nourrice cachait mal ses yeux rougis. Elle n’a pas prononcé un mot. Tynra a grandi dans le silence de Tungalagtamir. Poussé par le désir de déchirer la brume il galope maintenant loin des paysages familiers. Jour après jour il trace son chemin droit devant et la nuit s’arrête près des rivières. Quand le froid est trop mordant il accepte l’invitation des nomades et partage la chaleur de leur yourte. Ses soirées sont alors baignées par les chansons ancestrales où la voix des femmes et celles des hommes  s’accordent comme le chant de la rivière à celui du vent.

            Ce matin Tynra sent la chaleur d’un soleil timide sur sa joue gauche. Sur sa joue droite la marque de sa bague d’argent où sont ciselés deux T entrelacés, empreinte d’une nuit courte vide de rêves.  Il rejette sur le côté sa couverture de laine. Les yeux fermés il tâte le sol à la recherche de ses bottes, les trouve, s’en saisit. Les tenant bras tendus devant lui, il ouvre les yeux. Le cuir rouge de ses bottes joue avec un miroitement coloré dans le lointain qui brouille son regard. Dans ce lieu froid et désolé où tout n’est que blancheur d’aïrak l’éclat chamarré réchauffe son cœur. Il enfile ses bottes, roule sa couverture, sangle son manteau avec une large ceinture et enfourche son cheval. Il galope si peu de temps qu’il croit avoir rêvé et met pied-à-terre  devant une yourte. La toile  couleur de lune a la profondeur d’un ciel d’hiver. Un vent fort se lève. Tynra reste bottes rouge plantées dans le sol vibrant du souffle violent, lorsque son nom résonne à ses oreilles : ‘’Tynra, Tynra’’. Comme le poisson ramené à la surface par le fil de pêche Tynra s’arrache de la terre et pénètre dans la yourte par la petite porte de bois peinte en rouge. Au centre de l’espace circulaire, assise sur un tapis rouge, une femme. Ses cheveux noirs lâchés sur ses épaules encadrent un visage triste mais Tynra retrouve au fond de ses  yeux l’éclat aperçu ce matin.

            - "Approche Tynra, approche.   

           - Dans mes veines se glace mon sang.  J’erre dans la steppe et tu sais mon nom, moi qui ignore le tien !                                          

            - D’où te vient cette peur Tynra ? Tu veux savoir qui je suis. Cherche en ton cœur. Cœur éveillé ouvre la porte des souvenirs. Vois dans mes yeux Tynra.’’                      

            Tynra plante son regard dans celui de la femme. Tynra tremble. Tynra tombe dans une mer de ténèbres et s’enfonce dans le puits de sa mémoire. Au plus profond il oublie le nombre de ses années, franchit un cercle de feu, laisse derrière lui une nuit rouge, chaude, visqueuse. Il étouffe, s’étrangle, crache des caillots de sang, ses mains agrippent une paroi glissante. Il tombe vers l’ailleurs.  Il a peur quand soudain en écho à son cri lui répond un  cri qui s’éteint dans le silence  d’un entre-deux monde. Tynra franchit un cercle de lumière et c’est Tungalagtamir que ses sens perçoivent. Elle l’arrache à une mer de sang,  au  corps inerte qui le retient encore. Epuisé il se laisse aller dans ses bras. Tungalagtamir presse Tynra contre elle, souffle sur ses yeux, le réchauffe, lui donne le sein. Las du silence des années qui passeront, Tynra lui donnera corps, incarnation de cet autre oublié.

            Il détourne maintenant le regard du lit  de sa naissance. Se déchire alors au sein du centre de la yourte le silence de Tungalagtamir dans le tournoiement du souvenir qui s’échappe du secret gardé pour le bien du petit qui ne doit pas savoir ….

            L’ignorance ne l’a pas protégé mais a  persécuté le petit enfant qu’il était en lui susurrant : ‘’c’est toi le coupable, oublie le mot radié du vivant de ta vie, oublie le mot ‘’mère’’, celui qui fait  taire l’assemblée réunie lors des banquets de Père. Père en est mort de taire. La terre qui engloutie, il y est avec elle.  

            Tynra entend maintenant. Tynra remonte des profondeurs. Tynra veut toucher celle assise dans  le cercle de lumière, au centre de la couronne qui est  le nombril du monde.  Mais il est seul, sa mère n’est plus là. Il voit la sangle, cordon ombilical où est suspendue l’offrande. C’est un carnet. La couverture de cuir est rouge. Il s’en saisit, s’engouffre à l’extérieur de la yourte et  part loin, là où il pense que sa mère est, au centre de la terre. Elle est celle perçue, sentie, ressentie l’espace de cet instant qui aura duré vingt ans.

            Le galop des chevaux longtemps  hante ses nuits désertes quand l’étendue infinie du jour offre le vide qu’il appelle. Il comprend Tungalagtamir… Le nom qu’elle porte ‘’Claire Rivière’’ lui demandait de   véhiculer  l’âme des morts et lui imposait le silence. ‘’Je vis le silence, je suis le silence‘’ pense Tynra …  Mais toujours l’oppresse le cri entendu au jour de sa naissance.          

            Alors combien de lunes avant qu’il ne mette pied à terre ? Combien de lunes avant qu’il ne retrouve sa parole volée ?

Quand on tue sa mère on se tait.

            Trois fois vingt ans ont usé le cœur de Tynra depuis qu’il éprouve le poids du carnet sur sa cuisse.  Jamais il ne l’a ouvert, la couverture est polie des caresses répétées de ses  mains sur le cuir. Ses mains où les veines font saillies, peau tachetée de  marques brunes. Tynra est vieux. Tynra est seul. Tynra va mourir. Il a trouvé en cette fin de journée plus glaciale que les autres, refuge dans l’anfractuosité d’une roche près d’un ovoï de grande taille. Le vent souffle fort. Près de lui son cheval gratte la terre gelée de son sabot, une fumée blanche sort de ses nasaux aussi blanche que les cheveux de Tynra, la selle gît sur le sol. Une ultime caresse sur le cuir rouge puis le vieillard ouvre le carnet. Sur la première page est écrit : - ‘’Mais quel est cet autre que tu crois apercevoir dans les ténèbres ? ‘’

            Las des fatigues et errances de sa vie il ne peut lire plus avant.  Ses yeux se ferment, son bras retombe, sa bague glisse de son doigt. Elle brille d’un doux éclat qui traverse la fine membrane de ses paupières. Tynra gratte le sol à la recherche de son anneau et voit devant lui un homme jeune, bottes rouges plantées dans le sol, empreinte de deux T  entrelacés sur la joue qui lui envoie son rire sonore en travers du corps.  - ‘’Mais quel est cet autre que tu crois apercevoir dans les ténèbres ? Regarde-moi et tu te verras Tynra ! Ce temps passé de ta vie figée sur l’instant du  cri gravé dans le silence du galop des chevaux. Je suis là, devant toi, moi, Thogrul, au jour de ton départ pour nous rejoindre. Que ne m’as-tu appelé plus tôt !  Moi seul suis mort avec notre mère, toi tu étais vivant… ‘’

Tynra entend encore un hennissement. Puis plus rien.

Simone d.



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LES DAMES DE ONZE HEURES

 

A 12 ans, la lecture de Michel Strogoff l'avait envoûté à tel point que, depuis lors, chaque été, il refaisait par la lecture le voyage  de  Moscou à Irkoustz. Il en connaissait toutes les étapes, tous les personnages, frémissait quand le sabre  rougi blessait les paupières de Strogoff qui pleurait, quand Nadia le guidait vers sa mère vieillissante, quand ils rencontraient l'ours. Il détestait Ogareff  à chaque page un peu plus. Ce n’était pas ses yeux qui lisaient. C’était les images du texte qui rentraient à l’intérieur de son esprit. Il savourait la force des étapes qui l’éloignaient d’un quotidien  qu’il sentait trop banal et répétitif.   Un présent exotique du XIXeme siècle…le tzar, les moujiks, les troïkas… le fleuve Amour !

 Au début c’était surtout les sonorités des mots  qui suspendaient ses rêves. Nijni-Novgorod, Iakoust, Krasnoïarsk….Puis Genghis Khan, steppe de l'Asie centrale, Mandchourie prirent plus tard le relais de chimères plus  consistantes qui devinrent un  élan de voyage vers une sauvageté qu'il poétisait plus encore par des lectures, des films.

  Après Strogoff et Samarcande, Baïkal et Boukara, Oulan Bator et  Mongolie  se mirent à le démanger… les steppes, les chevaux, les cailloux, les nuages, le sable, les yourtes, les chameaux …

 Un guide l’emmènerait de steppes en taïgas, de vallées en ravines…rencontrer le peuple nomade ! La volonté de rencontre, ce déplacement vers les mongoles et la Mongolie agirait comme par magie … les lieux étaient si puissants… tous se comprendraient … Il suffirait de sourire et de faire… ce que dirait le guide interprète !

 

Quand ils entrèrent dans la première yourte une odeur âcre envahit son estomac, comme une nausée. Il put à peine tenir le bol d’airak qui circulait de mains en mains. Ne sachant dissiper les soubresauts de son estomac il leva la tête vers l'orifice zénital de la yourte. Dans cet espace circulaire ouvert, entre les montants peints, un léger nuage trouait un bleu uniforme et soyeux. Léger comme des fleurs d’asphodèle le nuage remplit son regard et l’aida à mieux respirer.

Un bébé sous une moustiquaire, une jeune femme accueillante  affairée pour offrir toutes les denrées de sa maison… Une vieille dame ridée souriante et muette le regardait, lui, qui dilatait  son regard dans l'ouverture de la yourte ; leurs regards se croisèrent puis s'ignorèrent à nouveau.

Comme s’il pouvait les sentir il s'accrochait à ses asphodèles. Le souvenir de leur parfum de citron et de miel dissipait l’écoeurement croissant qu’il éprouvait devant l'odeur de lait, de fromage, de fermentation qui imprégnait toute la yourte. La musique  du mot « asphodèle » lui en rappela une autre : « ornithogale ». Jadis son grand-père avait reçu des rhizomes d’ornithogales d’un obtenteur néo-zélandais maintenant disparu. Grandes fleurs dressées plumeuses bleues ressemblant à la fois à un lys  et à un glaïeul. Après  la floraison persiste une touffe de feuilles drues comme une herbe grasse et haute. L'ornithogale est une plante asiatique qui fleurit la steppe dans les régions humides. Il avait aidé son grand père à mettre en terre ces rhizomes.  Cette grosse tâche bleue, dans le jardin de son enfance, avait coloré avec force la steppe de ses rêves.

Loin devant lui au sortir de la yourte deux pics de hauteur presque identique. Celui de gauche lisse, marron et violet, plus pointu surtout vert sombre au sommet   pyramidal, celui de droite au relief plus caillouteux ; plusieurs  plans d'arrêtes  successives,  un boulevard de cailloux qui croûlent dans une végétation rase  apparaissant entre les pierres ; le flanc  droit, incliné  en pente plus douce court vers un espace ocre.

Bien plus loin, entre ces deux pics  un dôme dodu brouille l’imagination.  Signe avant-coureur d’un champ ?  d’une plage ? Au  dessus, sentinelle  ésseulée  dans un pan de ciel,  un nuage à peine perceptible.

Il suivait des yeux ce nuage dans ce  ciel sans vent pour fuir les odeurs fortes qui se répandaient à l’intérieur de la yourte. Les autres voyageurs ne semblaient pas du tout gênés par ces odeurs de laitage ; assis sur les lits qui servaient de banquette le jour tous souriaient benoitement aux hôtes mongoles qui les accueillaient.  Ils buvaient l’airak, le bol fit trois fois le tour de l’assemblée, mangeaient de petits palets blanchâtres qui sentaient l’étable, s’intéressaient aux objets qui meublaient l’intérieur de la yourte, la moustiquaire pour le bébé, la machine à coudre, les cuvettes en tôle émaillée, les seaux en fer galvanisé, les chaussures en plastique. Une jeune fille portait par dessus un pull léger et un pantalon, un peignoir de bain rose vif, sale sur le devant, dans la poche duquel se mit à sonner … un téléphone portable.

Quand le signal de la séparation fut enfin donné par l’interprète et que, sur le seuil chacun se salua, il sentit  enfin son estomac se détendre et sa respiration reprendre un rythme plus habituel.

La vieille dame ridée le regardait à nouveau, elle lui sourit, cette fois et lui montra, avec le doigt, le nuage unique qui tachait le ciel. Son œil pétillant et noir vibrait en brillant comme un encouragement.

Il sourit à son tour à la vieille dame puis partit.

Pas de route, pas de piste.

Il marchait droit devant lui. Selon l’orientation du soleil il levait la tête ou la baissait ; selon le vent il fermait son col ou l’ouvrait.

En tournoyant des oiseaux faisaient vibrer au soleil l’ébène de leur ailes, il s’arrêtait, les regardait puis attendait que ses yeux ne puissent plus les voir.

Quand deux gros oiseaux blancs et noirs ont interrompu leur duo pour s’approcher des chevaux, ceux-ci les ont pris en chasse. Le sol vibrait de leur galop. Leurs jambes, dans un même mouvement dessinaient un ballet, une forêt fauve, un rythme.

 Les couleurs minuscules, confidences ou clins d’œil, mauves des asters, bleues des gentianes, blanc des saxifrages, jaune de l’armoise, rose des œillets parsemaient un sol sans arbre. Que des verts ! Vert gazon, vert épinard, vert amande, vert bouteille, vert bleuté. Des odeurs de serpolet et de fenouil.

Ses yeux piquent, la lumière pique, le froid pique, le bain de pied-toilette dans la rivière pique, l’herbe autour de la rivière pique. Pourtant ici tout est rond ou circulaire. Les yourtes, les cirques au coeur desquelles chaque soir le camp est dressé, les dômes qui encadrent les cirques, les masses des troupeaux quand ils s’approchent des rivières, les méandres de l’Orkhon.

A son départ la Mongolie le chatouillait, maintenant elle le pique, comme piquent les moustiques lorsqu’il oublie de couvrir ses bras, comme pique sa barbe. A genoux, au bord de la rivière les ablutions acrobatiques l’agacent chaque matin davantage.

  Englouti dans ces étendues de solitudes vertes il observe avec un intérêt soutenu et croissant les Mongols qui montent le camp. La lenteur de leurs gestes précis et sûrs, l’aisance avec laquelle ils habitent la nature. Leur silence.

Que veut dire « rencontrer » quand on ne parle pas la langue dupays ? Qu’on ne partage pas d’actions, qu’on ne fait que poser des questions ?  

Aucun mongol interrogé ne comprend ce qu’il veut dire lorsqu’il demande où poussent les ornithogales bleues  qu’il souhaite  trouver.

Au cours du périple un orage contrarie les randonnées et oblige le groupe à une activité plus ralentie, sans marche. Il regarde et trie ses photos, se remémore les étapes, la yourte du premier jour, la vieille dame ridée, le nuage au travers du trou central qu’elle lui montrait.

Le nuage ? La pluie ! C’est la pluie, c’est la présence de l’eau qui permet aux ornithogales de fleurir… au printemps !

Cette longue marche d’été ne les verra plus fleurir. S’il veut voir la steppe bleuie il doit revenir au début du printemps.

Le lendemain le soleil a séché l’herbe. La troupe lève le camp et se dirige vers une ville.


Le réseau téléphonique fonctionne.  Parmi quelques messages un de sa Grand’mère :

«  T’espèrons heureux. Catalogue Promesses de fleurs de l’horticulteur Schryve bien arrivé ! Offre maintenant des ornithogales aussi appelées « Dames de 11heures » : ces fleurs s’ouvrent au soleil et se ferment le soir. Avons fait une commande. »

Quand il releva les yeux du cadran de son téléphone il vit, loin derrière les remparts de Karakorum où il pleuvait, au raz de l’horizon, une vaste étendue bleue ; après l’averse y vibrait la lueur diaphane d’un arc en ciel.

 
     Ckm .         Nov 2013   après les steppes. (version courte).

 
 

 

 


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